Quelques fantômes du passé (28/08/2004)

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Une fois de plus, Francis Moury, lecteur fidèle s’il en est des textes paraissant dans la Zone, lecteur idéal s’il en est aussi puisque critique, m’a adressé deux messages après avoir lu le texte de Matthieu Baumier consacré à Georges Bernanos. Je les retranscris tels quels, n’ayant corrigé qu’une ou deux petites coquilles après tout fort excusables puisque l’exercice auquel s’est livré Francis n’a pas été prémédité. Une précision : il me semble que l’auteur des S.A.S. n’a rien inventé mais qu’il s’est contenté, en guise de sentence troublante relative au diable, de se souvenir d’un très ancien proverbe écossais…

Voici le premier message :

«Cher Juan, je viens enfin de lire le texte de Matthieu Baumier sur la conférence prononcée par Bernanos en 1947 qui veut en esquisser une mise en perspective du point de vue de l'histoire de la philosophie contemporaine, surtout allemande d'ailleurs.
En lisant cela je me disais «nihil novi sub sole» : au fond, cette critique d'une civilisation faite pour l'homme et rien que pour l'homme, à condition de réduire l'homme à ses instincts les plus élémentaires et la civilisation au dispositif technique de leur satisfaction, on la trouve chez tous les grands philosophes et dans tous les grands systèmes – depuis Platon et sa critique des sophistes comme techniciens au service du pouvoir pur de la technique. Simplement dite par Bernanos dans ce contexte historique frappant, la critique paraît moins lointaine et plus actuelle du fait de sa consonance évidemment catholique. Platon ou Plotin exprimaient le même profond dégoût de la technique comme fin en soi et l'idée de civilisation reposait à leur yeux sur l'idée de contemplation.
Mais enfin cela dit, le texte de M. B. est bien écrit, clair, de style très agréable. Ah, sinon je remarque que tu t'intéresses à Jorge Semprún et que Baumier s'intéresse à Alain Badiou : Semprún dans les années 1960 était communiste et Badiou aussi. Ils ont peut-être évolué depuis... mais ils le furent et il me paraît difficile qu'il n'en reste pas quelque chose en eux de bien implanté – au sens où les extra-terrestres de Kaiju Shoshingeki (Les envahisseurs attaquent, Japon, 1968) d'Inoshiro Honda avaient implanté une curieuse petite boule métallique dans l'arrière du cerveau de certains êtres humains, les asservissant à leurs ondes et préparant ainsi la colonisation de la terre au moyen de cette «cinquième colonne» originale. Tu connais le proverbe souvent cité par Gérard de Villiers dans ses S.A.S. – qui sont, on ne le dira jamais assez, des documents d'histoire et géographie politique et sociologique contemporaine – de 1965 à nos jours : tout le programme récent d'un concours d'entrée qui se respecte et couvrant le monde entier sur cette période, interactivement et précisément – d'une valeur telle qu'on devrait forcer les étudiants à les lire en classe préparatoire: « Si on dîne avec le diable, il faut avoir une cuillère assez longue ». Méfiance face à la séduction de ces deux références donc...
Je me souviens notamment du scénario de Semprún pour le film d'Alain Resnais, La Guerre est finie (France, 1966) : il était consternant tant il était «propagandiste» puisque les Républicains espagnols étaient présentés comme des hommes adorables et les Franquistes comme des bourreaux ignobles dont la lutte intemporelle était le symbole de celle des salauds contre la liberté du peuple chez le Sartre « compagnon de route » version 1950 puis «solitaire-rouge» version 1970.
Quant à Alain Badiou, Philosophie et politique paru dans les Cahiers de philosophie n°2-3, publiés par le Groupe d'études de philosophie de l'université de Paris – UNEF-FGEL (Paris février 1966, pp. 113-131) est d'un niveau beaucoup plus savoureux et intéressant. Son classicisme hégélien est de très bonne tenue mais un peu gâché par sa conclusion franchement marxiste dont je te laisse juger en en citant un extrait (situé page 130), d'ailleurs directement lié au texte de M. Baumier sur la conférence de Bernanos de 1947 soit dit en passant (je cite en respectant scrupuleusement les mises en italique originales) : «[...] La philosophie a cessé de présenter à ceux qui n'en veulent pas une image de la société idéale. Elle se propose d'éclairer un mouvement historique qui restituera à l'homme la conscience de son avenir, c'est-à-dire de sa signification. Le philosophe est désormais le spécialiste de la négativité. Il a pour tâche de penser le négatif. Je dirai, dans une formule qui a le mérite du clinquant sinon celui de l'évidence, que le seul moyen pour la philosophie d'être négation technique de la technique, c'est de devenir technique de la négation. Et j'ajouterai que le seul moyen pour elle d'être entendue, c'est-à-dire redoutée, c'est de choisir comme homme de référence pour sa trahison essentielle non pas le Sage, non pas le Héros, non pas même le Saint, mais ce technicien particulier qu'est le révolutionnaire professionnel. Alors la philosophie retrouvera sa vocation d'éveil, non pas, bien sûr, d'éveil spirituel mais d'éveil de l'homme à la vie réelle de la cité [...]» et Badiou de conclure en citant la fin du Rivage des Syrtes de Julien Gracq... On s'amusait bien à la Sorbonne en ce temps-là... en 1960-1970. Davantage que dans les années 1980 c'est certain car il n'y avait pas encore la sainte « Crise économique et sociale » : tous les soixante-huitards pro-communistes ont trouvé de bonnes places et sont riches aujourd'hui : c'est un fait connu. Seuls ceux qui sont morts parce qu’ils se sont vraiment révoltés ne le sont pas. Et ils se sont révoltés en étant manipulés par les communistes, objectivement : une révolte qui en germe portait celui d'un asservissement donc. ILS SONT MORTS POUR RIEN. Les autres se portent comme des poissons dans l'eau du début à la fin des trente honteuses (1973-2003) : ils ont des postes, sont invités dans les salons, vont au restaurant, payent leurs impôts. Ils sont des techniciens anti-bernanosiens : pourtant Bernanos avait vu de plus près qu'eux la Guerre d'Espagne en son temps et la jugeait mieux qu'eux qui ne l'ont tout bonnement pas connue !
On se consolera en pensant que les soixante-huitards critiques du communisme ont parfois connu le même sort : c'est une consolation qui en vaut une autre. Mais après toutes ces mises en parallèle, je me sens un furieux besoin de changer d'air en relisant la... Consolation à Marcia de Sénèque ! Elle pourra servir à consoler les mères des révoltés de 68 morts au champ d'honneur parce qu'ils croyaient alors Semprún et Badiou : «[...] Ce n'est que l'image de ton fils qui est morte, un reflet bien peu ressemblant ! Lui, il est éternel, et le voici maintenant dans une condition meilleure, libéré de ce fardeau qui lui était surajouté, et rendu enfin à lui-même [...] » (in Ad Mar., XXIV, § 5 - extrait de : Pierre Grimal, Sénèque, sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, troisième édition revue, P.U.F., coll. Philosophes, Paris 1966, p.137)».

Voici le second :

«En fait je savais qu'à l'heure tardive, cher Juan, où j'avais rédigé puis tout de même cursivement (mais comme d'habitude trop vite et imparfaitement : je n'en suis capable que quelques jours plus tard, en général) relu le Commentaire nocturne sur la conférence de Bernanos, ses sources, son influence étudiées par M. Baumier que tu as titré Quelques fantômes du passé à l'occasion de sa mise en ligne dont je te remercie, j'avais oublié un élément. Je m'en suis souvenu cet après-midi en relisant ledit commentaire mis en ligne.
En fait, je pense qu'un extrait de la citation que j'avais faite d'Alain Badiou (op. cit., p. 130 : celui où Badiou parle des trois types de grands négateurs de la technique, et en parle comme de modèles «dépassés» par celui du «révolutionnaire») faisait peut-être référence aux fameuses thèses bergsoniennes des Deux sources de la morale et de la religion mais peut-être plus secrètement encore – et si c'est le cas, plus intelligemment ou bien plus bêtement suivant le point de vue auquel on se place pour juger de sa pertinence – au livre de Max Scheler (1874-1928), Vorbilder und Führer qui fait partie des Schiften aus dem Nachlass (Berlin, 1933) de ce grand phénoménologue. Plus précisément au titre de la traduction française de ce livre parue en 1944 en Suisse.
Quelques œuvres de Max Scheler sont accessibles au lecteur français par la grâce des traductions procurées notamment par Maurice de Gandillac et Maurice Dupuy pour des éditeurs comme Gallimard, les P.U.F. et Aubier-Montaigne. Vorbilder und Führer fut pour sa part traduit en français sous le titre Le saint, le génie, le héros par Émile Marmy (aux éditions Egloff, Librairie de l'Université, Fribourg en Suisse, 1944) Cette édition belle, épuisée, belle parce qu'épuisée, épuisée parce que belle, rassemble quelques études de phénoménologie éthique, d'éthique matérielle des valeurs comme le dit le titre d'un autre de ses ouvrages. Dupuy a écrit plusieurs livres sur Scheler. Gandillac a préfacé et annoté Scheler. Émile Marmy donnait aussi une excellente introduction à l'homme et l’œuvre en préface à sa traduction.
Je n'ai pas le temps de résumer qui fut ni ce qu'à écrit ou pensé Scheler : il faut lire L'homme et l'histoire suivi de Les formes du savoir et la culture (Aubier-Montaigne, trad. Dupuy, coll. La philosophie en poche, Paris 1955, réimpression en 1970), pour en avoir une première et bonne approche. Léon-Louis Grateloup dans Anthologie philosophique (éd. Hachette, Paris, 1974), un manuel de terminale d'une austère et impressionnante tenue en raison du niveau moral et intellectuel de l'époque où il parut mais marqué au fer rouge du nouveau classement par rubriques qui fait évidemment regretter celui d'un Armand Cuvillier ou d'un Paul Foulquié dans les années 1935, bien plus noble et plus riche sub specie aeternitatis, avec le recul, Grateloup a donc tenu à honorer la mémoire de Scheler en lui accordant un texte cité dans la rubrique finale Anthropologie - Philosophie - Métaphysique de son manuel scolaire. Bien entendu, c'était un texte qu'aucun professeur de cette époque ne commentait aux élèves : ni eux ni lui n'étaient en mesure morale – je ne dis pas intellectuelle car ce serait injuste : il ne s'agissait pas en l'occurrence d'erreur mais de faute, comme eût dit Alain – de le comprendre ni de l'apprécier. Mais enfin, il était là et je l'ai lu. Quelques-uns ont dû le lire : je l'espère. Car il ouvrait la porte sur autre chose que Michel Foucault, Gilles Deleuze, et les abrutissants commentaires du Traité théologico-politique ou du Contrat social : non pas qu'il faille ignorer ces braves Spinoza et Rousseau, ni même ces honorables Deleuze et Foucault. Comment le pourrait-on ? D'ailleurs, le peut-on ? D'ailleurs le faut-il ? D'ailleurs le pourra-t-on ? Bien des questions passionnantes que l’on paye des fonctionnaires à étudier devant des élèves. Puisque ici nous sommes libres de penser, eh bien disons tout bonnement : Max Scheler c'était autre chose...
Cette autre chose à laquelle Badiou fait allusion en s'en gaussant, c'est précisément la pensée morale de l'ontologie ou la pensée ontologique de la morale, pensée morale ou bien morale pensée dont l'effectivité (toute hégélienne au sens le plus pur de l'hégélianisme avant qu'il ne soit souillé par ses héritiers de gauche) fut le fait d'un homme riche d'une connaissance de Hegel – bien sûr – de Husserl – bien sûr aussi – et des Grecs, de Nietzsche et de tous ceux qui sont intéressés à l'ontologie : penseurs antiques, médiévaux, modernes et contemporains de Scheler. C'est parce que je ne veux pas que cette allusion moqueuse demeure impunie que je me fais un plaisir de mettre en lumière historique sa matière : un des plus grands philosophes allemands de l'histoire de la philosophie allemande des origines de cette philosophie à nos jours, un des plus ignorés par notre université et nos programmes naturellement. Badiou n'a peut-être nullement songé à Scheler, ni même à Bergson. Mais s'il y a songé la fraction d'un instant subliminal pendant qu'il rédigeait, je me devais de mettre au jour ce refoulé de l'histoire de la philosophie véritable : celle précisément qui renonce autant à se définir par rapport à une technique que par rapport à une critique de cette technique (sujet au fond indigne et depuis longtemps épuisé de Platon à Heidegger – en passant par Bernanos certes !) et ne veut se définir que par rapport au concret de la spiritualité réelle.
L'homme du ressentiment – titre d'un ouvrage de Scheler traduit en français, commentaire sur Nietzsche bien entendu tout du long mais pas exclusivement – a besoin qu'on le remette d'aplomb, les pieds sur la terre. La terre des morts ne ment pas, jamais : elle restituera longtemps la pensée d'un Max Scheler quand on aura oublié depuis longtemps celle de ceux qui n'osaient y faire une possible allusion que pour la nier et nier ce qu'elle défendait. Il faut que les lecteurs de Tocqueville, de Joseph de Maistre, de Bonald, de Maurras, de Boutang et de tout ceux qui ont pensé la démocratie comme source inique d'une machinerie anti-humaine par excellence, redécouvrent Max Scheler. Ils liront et en lisant, auront le sentiment qu'ils se souviennent...».

Cher Francis, une fois de plus, tu ne m'en voudras donc pas d’avoir rendu public ton courrier puisque, je l’ai dit, tu n'as peur de rien, en tous les cas pas de ce qu’en dira-t-on (l'ennemi voyons, sans doute est-ce l'ennemi qu'attend Drogo depuis des lustres !) qui fait trembler les prudents, fussent-ils résistants et même résistants royaux.

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