La Zone est plus belle qu'une balle (08/10/2004)

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«L’humanité doit rendre grâce à la mémoire juive pour avoir conservé pieusement les archives de la Shoah. L’énigme est du côté des peuples qui ont oublié»
Alain Besançon, Le Malheur du siècle.

Et d’abord, une petite page de promotion comme on dit, puisque j’ai découvert cet assez bel éloge sur le blog de Fulcanelli [lien supprimé, le blog ayant disparu], à la date du 4 octobre : «Le Stalker chasse, mais quoi ? La mauvaise littérature. Sa technique consiste à viser le gibier, l’abattre de quelques tirs avec des balles sémantiques, puis à dépecer le cadavre. Cette action vise à débarrasser le champ littéraire de tous ces [sic] plumitifs. Mais aussi de dresser un constat de médecin légiste». J’avoue que l’expression «balles sémantiques» est une drôle de trouvaille, à peu près aussi considérable que ma «juldéenne» journée…
D’autres amateurs de la Toile m’ont déjà, en privé ou publiquement, adressé quelques remarques, insultes ou encouragements chaleureux, à l’image des Manants du roi [lien supprimé], dont l’une des utilités est de recenser les meilleurs titres de la presse royaliste, par exemple Les Épées que je ne reçois plus, fort bizarrement depuis que j’ai osé élever quelque salutaire critique contre cet ultime et royal carré de résistants [lien supprimé, le blog ayant disparu]. Quelle n’a pas été ma surprise, en outre, de constater, dans cette même page intitulée «L’autre Presse à lire», la présence des Provinciales, feuilles quarkiennes (mais de grande tenue intellectuelle) pour lesquelles j’avais écrit deux ou trois articles sur George Steiner qui n’ont jamais bien enthousiasmé Olivier Véron…, sans d’ailleurs que l’intéressé m’explique les raisons de son manque d’enthousiasme autrement que par des bribes de phrases éthérées et encore, camouflées sous mille et mille détours et circonvolutions capables de rendre fou un jésuite expert en rébus sino-chaldéens. Je rectifie : rien de ce que j’ai écrit n’a jamais enthousiasmé Olivier, amateur en revanche, et inconditionnel je vous prie, des cours du soir de catéchisme (au demeurant bien souvent passionnants…) délivrés par Fabrice Hadjadj, que Drogo, le dernier résistant royaliste, connaît parfaitement bien puisqu’il est son parrain de baptême. Le monde est petit ? Oui, surtout lorsqu’il se flatte, avec ces penseurs qui se noient dans une flache d’eau douce, de confondre un bac à sable, fût-il celui qui nous sépare, selon Drogo, des premières hordes barbares, avec l’étendue immense du désert du Néguev…
Mon expression habituelle, par exemple du type «multitude de lectures», est une fois de plus de rigueur puisque je viens de terminer le passionnant ouvrage de Jean-Luc Évard sur Jünger, dont j’ai déjà parlé, celui encore, présenté par Didier Sarrou, regroupant un certain nombre de textes de Paul Gadenne, intitulé Une grandeur impossible (chez Finitude, éditeur bordelais) et, enfin, avec beaucoup de retard si l’on se souvient que le livre a paru en 1998 chez Fayard, Le Malheur du siècle d’Alain Besançon, curieux petit livre qui a au moins l’avantage de ne pas tourner autour du pot, même si les analyses (trop rapides) qui comparent le communisme et le nazisme à de modernes hérésies chrétiennes, bien qu’intéressantes, ne sont pas nouvelles. Armand Robin, dans un livre génial (je ne crains pas de l’écrire) intitulé La Fausse parole, avait déjà pointé par le menu les affinités entre la casuistique communiste et le langage liturgique chrétien, comme Klemperer l’avait fait à propos du nazisme dans son remarquable LTI.
Besançon évoque encore une intelligence angélique déchue, le diable, qu’il ne nomme pas, et parle aussi de démoniaque : «Nous sommes hors de l’humain, comme si nous nous trouvions devant une transcendance négative. L’idée du démoniaque vient alors irrésistiblement». Bon sang ! Une affirmation pareille, qui me fait immédiatement songer à une exclamation identique, sous la plume du philosophe Claude Bruaire dans un numéro collectif de la revue Communio (paru en 1979 je crois) consacré au démon, a dû faire l’effet d’une bombe dans les cervelles de nos petits intellectuels tout occupés à célébrer sempiternellement Deleuze, Foucault et Sartre et aussi dans celles, bien ramollies, de nos prêtres qui ont oublié depuis longtemps que leur ennemi n’était pas le racisme, la pauvreté ou la précarité sociale mais… le diable.
Raphaël Juldé, qui travaille actuellement sur la thématique du journal, serait d’ailleurs bien avisé de lire les considérations de Paul Gadenne sur le Journal de Charles Du Bos : «car si l’on cherche l’homme, il est à peu près impossible de le distinguer des textes dont il est recouvert» écrit ainsi Gadenne de Du Bos, phrase qui s’applique à n’importe quel auteur pétri de lectures, recouvert par l’écriture des autres et, peut-être même encore que je ne puisse l’affirmer catégoriquement, à ce même Juldé qui me fait irrésistiblement songer à l’un de ces innombrables Bartleby – une créature qui ne peut être imaginée que comme le surgeon d’une modernité paralysée – recensés par Enrique Vila-Matas. J’arrête là cette comparaison ludique puisque Raphaël, tout de même, écrit bien que, à mon sens, écrire sur la Toile équivaut à une sorte de disparition ou plutôt, à une extension de la surface de lecture inversement proportionnelle à sa capacité de mise en branle : certes, nous nous citons les uns les autres, fascinant avantage du Réseau qui porte à merveille son nom mais… quel sera l’auteur qui, sur le papier, va reprendre telle de mes analyses, va évoquer tel désarroi de ce diariste de l’insignifiance (qui n’a strictement rien à voir, je le précise, avec un diariste insignifiant, quoique, parfois…) ? Je ne sais si la Toile, définitivement, n’a pas construit, quelles que soient d’ailleurs les innombrables passerelles ou amarres qu’elle trame et consolide sans relâche, un espace (ou plutôt, ici : un vaisseau) de plus en plus déconnecté de l’Ancien Monde, cette cale de radoub surannée, le vieux monde du papier, de l’objet, du livre, perclus dans une immobilité lacrymale qui, à l’heure de l’hyper-vitesse, n’en finira pas de devenir de plus en plus ésotérique aux yeux des jeunes générations… C’est peut-être là, du reste, la chance de l’écrit véritable (je précise : des livres de quelque valeur…) qui ne disparaîtra pas mais deviendra, comme il le fut dans les premiers siècles du Moyen Age, le refuge d’une caste quasiment secrète alors que l’immense masse des brouillons et des mauvais livres, ceux par exemple du manucuré Florian Zeller dont la nullité est encouragée par son unique portier, se confondront de plus en plus avec le brouhaha médiatique et s’englueront pour finir dans une sorte de Mer des Sargasses de la médiocrité bavarde.
Discussion fort plaisante avec Bruno Deniel-Laurent, à une des terrasses plantureuses (l’adjectif n’est pas seulement métaphorique) du Trocadéro. Nous évoquons les petites histoires de la presse crypto-cryptique parisienne et les travers comiques des uns et des autres dont, par un louable souci de discrétion, je tairai les noms. Il me parle aussi de ses différents projets d’écriture. Entre l'écriture et la vie, je n'ai pas de peine à penser que BDL depuis longtemps, peut-être même sans qu'il se l'avoue très clairement, a fait un choix rien moins que cornélien... Nous verrons.
Je suis allé revoir Collateral de Michael Mann : je ne modifie pas d’une ligne ma récente apologie du film et ne m’étonne guère que deux critiques de Libération, tout en pointant certaines des faiblesses formelles de cette œuvre, n’aient à peu près rien compris à la métaphore qu’il tissait. Il y a décidément, chez la majorité des journalistes, une cécité à peu près totale à ce qui, dans une œuvre, n’est pas de l’ordre de sa plate surface mais agit en profondeur et en organise la cohérence interne : cette infirmité, congénitale sans doute, est certes manque de sensibilité mais, surtout, j’y vois une absence pathétique de culture (au sens où l'on parlait naguère de «culture générale») et, encore, l’éradication à peu près totale d’une humble curiosité, d’une attente constante de l’esprit. Ces cochons, s’il fallait gaspiller mon temps pour en proposer un classement à peu près scientifique, je les rangerais plutôt dans la catégorie regroupant différentes espèces bréhaignes de lamantins, paresseux mammifères broutant le fond océanique sans jamais se préoccuper d’une transcendance qui les cerne pourtant de toutes parts, qu’il s’agisse du gouffre lumineux qui les surplombe ou de celui, impénétrablement noir, qui surveille depuis les profondeurs leur nage insouciante.
Inculte : le format de cette nouvelle revue est agréable et le moins que l’on puisse dire est que le fait d’être distribué par Les Belles Lettres est un gage d’exposition maximale, comme j’ai pu le constater en me promenant dans une Fnac parisienne. Tant mieux, même si le reproche de superficialité peut être adressé à certains des articles de cette revue : son dossier est consacré à W. G. Sebald, auteur dont j’ai bien du mal à comprendre l’originalité si on compare ses travaux à ceux d’un Anders, d’un Heidegger ou même d’un Jünger. On me dira que cette appréciation est peut-être renforcée par l’article d’Oliver Rohe sur Sebald qui ne met pas suffisamment en perspective la pensée de l’auteur, a priori intéressante. Du reste, je me souviens que les interventions de ce même Rohe m’avaient pour le moins peu enthousiasmé à l’époque du Cadavre bouge encore, ouvrage brouillon, bavard et prétentieux, hormis lorsqu’il évoquait Bloy ou Michelstaedter dans des articles cependant bien faibles, scolaires. Je n’évoque pas les notes de lecture d’Inculte, trop courtes et, de toute façon, elles aussi trop superficielles. Et puis cette manie typiquement journalistique de n’évoquer des auteurs (William Gibson, William T. Vollmann, etc.) qu’à la condition que leur actualité, comme on dit, puisse a priori intéresser un maximum de lecteurs. J’applaudirai le jour où ce type de revue branchée évoquera les noms d’un Ernest Hello ou d’un Blanc de Saint-Bonnet en m’en proposant une lecture neuve… Ce jour-là est loin.
Inconditionnel d’astrophysique, j’évoque rapidement Visions de Mars aux éditions de La Martinière, ouvrage splendide qui propose des photographies de Mars, retravaillées avec patience par Olivier de Goursac, qui en 1982 fut étudiant au sein du programme Viking (élaboré par le JPL pour le compte, bien sûr, de la NASA). Une bizarrerie : pourquoi avoir privilégié les images de Mars envoyées par les différentes sondes américaines, des missions Viking jusqu’aux rovers Spirit et Opportunity, alors que, faut-il le rappeler à ce spécialiste, la sonde européenne Mars Express est depuis plusieurs semaines en orbite autour de la planète rouge, nous faisant parvenir de remarquables clichés en trois dimensions ? C’est ce même auteur qui signe le texte de l’ouvrage, organisé en quatre chapitres qui évoquent les plus anciennes mythologies de notre bonne vieille terre, texte auquel on fera toutefois un double reproche : il manque parfois de précision scientifique et, surtout, il colle finalement bien trop à la banalité (sous des dehors pseudo-poétiques…) alors qu’il s’agit d’évoquer, tout de même, un nouveau monde ! Je reste ainsi inconsolable du livre, devenu culte, de Carl Sagan, Cosmos, que j’avais découvert dans sa traduction espagnole en 1981 je crois…

Post-scriptum : j'ai reçu de l'intéressé, Olivier de Goursac, d'utiles précisions quant à la question que je me posais concernant la non-utilisation des images retransmises par la sonde Mars Express. Les voici :

«Cher monsieur.
Merci de votre critique très pertinente.
À votre question très justifiée : «Pourquoi avoir privilégié les images de Mars envoyées par les différentes sondes américaines, des missions Viking jusqu’aux rovers Spirit et Opportunity, alors que, faut-il le rappeler à ce spécialiste, la sonde européenne Mars Express est depuis plusieurs semaines en orbite autour de la planète rouge, nous faisant parvenir de remarquables clichés en trois dimensions ?», voici la réponse.
Comme vous le constaterez vous-même sur le très beau site de l'Agence Spatiale Européenne, les images BRUTES (c'est à dire les images en noir & blanc prises individuellement sous chaque filtre, par ex. bleu, rouge et vert) envoyées par la sonde Mars Express ne sont malheureusement pas mises en ligne pour le grand public, contrairement à celles de TOUTES les sondes américaines (Spirit et Opportunity par exemple) sur les sites de la NASA.
Or, dans Visions de MARS ne figurent que des traitements d'images que j'ai pu contrôler et/ou effectuer par moi-même à partir d'images brutes. Voici pourquoi, et croyez bien que je le regrette vivement, ne figurent pas d'images de Mars Express dans l'ouvrage. J'aurai eu d'ailleurs grand plaisir à tester mes techniques de retraitements d'images sur les données brutes de Mars Express...
Finalement, c'est aussi le public qui est le grand perdant : des millions d'écoliers et d'étudiants de par le monde s'initient actuellement aux techniques des couleurs en s'exerçant aux retraitements des images, grâce aux mises en ligne sur sites de la NASA. C'est très pédagogique, gratuit, et prépare des vocations chez la nouvelle génération !
N'oublions pas non plus que la loi américaine impose à la NASA – agence civile – une complète transparence et la mise en ligne des données. En outre, tous les résultats des missions spatiales sont accessibles au grand Public en direct sur Internet, car la NASA considère que chaque contribuable américain doit pouvoir constater de visu les résultats produits par ses dollars d’impôts.
Les autres agences spatiales sont encore loin de cette éthique de transparence...
Encore merci et bien amicalement,
Olivier de Goursac».

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