Le bruit et la fureur selon Jorge Semprún (07/06/2011)

Crédits photographiques : Olivier Grunewald.
Pour les intéressés lisant l'espagnol, voici les liens, essentiels, établis par mon ami Juan Pedro Quiñonero sur l'imposteur qu'a toujours été à ses yeux Jorge Semprún.

Vingt ans et un jour, le roman que Jorge Semprún a rédigé en espagnol, est moins l’œuvre d’un étranger – ce retour à la langue natale d’un écrivain de langue française pouvant être considéré comme une espèce d’expropriation ou, mieux, ce que George Steiner nomme une extraterritorialité – que celle d’un romancier célèbre, à vrai dire l’un des plus grands : William Faulkner. Écrire cela, au-delà du paradoxe, n’est cependant pas grand-chose. La lettre était pourtant fort visible, placée même, comme dans le conte de Poe, devant les regards de tous : comme si cela ne suffisait pas, à vrai dire comme si Semprún lui-même craignait que la critique ne voie ce qu’il voulait qu’elle vît, le romancier a maintes fois évoqué, dans son œuvre, celle de Faulkner et, dans Vingt ans et un jour, tout particulièrement Absalon, Absalon ! Déjà, dans L’Écriture ou la vie, le romancier écrivait : «Absalon, Absalon ! porte à l’extrême, de façon obsessionnelle, la complexité du récit faulknérien, toujours construit en arrière, vers le passé, dans une spirale vertigineuse. C’est la mémoire qui compte, qui gouverne l’obscurité du récit, qui le fait avancer…». Certes, la discrète allusion a tout de même été vue mais demeure un aveuglement assez consternant qui consiste à vouloir nous faire croire que Vingt ans et un jour égalerait l’un des chefs-d’œuvre les plus aboutis de Faulkner, Absalon, Absalon ! justement. Ce n’est pas le cas bien sûr. Vingt ans et un jour n’est, au mieux, qu’un bel exercice de virtuosité narrative et, au pire, une caricature de l’intention maintes fois exprimée par Faulkner : décrire l’humanité dévorée par le bruit et la fureur dans sa plus absolue complexité, celle-ci dût-elle être résumée dans un timbre-poste, sorte d’aleph borgésien.

Absalon, Absalon ! : la rédemption par la parole

Si Absalon, Absalon ! est un livre moins difficile que complexe, ce n’est pas parce qu’il aurait eu recours aux prestiges vite éventés de l’hermétisme poétique mais parce qu’il y a là, dans ce roman plus que dans aucun autre de ce diable de Sudiste qu’est William Faulkner, autre chose que la voix d’un écrivain, aussi géniale soit-elle et novatrice. Cette autre chose, cet inconnaissable ou, pour mieux dire, ce mystère qui cherche auprès de nous sa révélation, point n’est le lieu d’en parler ici (pour en dire quoi, je vous le demande ?). L’histoire que nous conte l’auteur est simple et nous la résumons très grossièrement avec Frédéric Boyer, qui sur cette œuvre a écrit un remarquable article : «une vieille demoiselle, Rosa Coldfield, impose à un jeune étudiant, Quentin Compson, le récit plein de ressentiment et d’effroi de l’apparition d’un nommé Sutpen, affublé du sombre sobriquet le démon, en 1833, escorté d’une horde d’esclaves fidèles et violents, dans une petite ville du Sud. Il y fonde un domaine, se marie et a deux enfants, Henry et Judith. La guerre éclate dans les années 60 en même temps que le drame familial et incestueux. Henry a rencontré à l’Université le premier fils bâtard de son père : Charles Bon, un métis qui décide de se fiancer avec sa propre demi-sœur, Judith. Très vite les conteurs se passent le relais du récit, de génération en génération. Quentin est le petit-fils du général Compson, ami de Sutpen. Il donne la version des faits qu’il a pu entendre ou recueillir, ou imaginer et reconstruire à partir de ce qu’il sait de son grand-père. Pour mener ce travail d’investigation et d’imagination, il lui faut un partenaire de récit. C’est son compagnon de chambrée à l’Université, Shreve Mac Cannon, qui ne connaît rien de cette vieille histoire sudiste. Mais lui aussi peut aider», note alors avec justesse F. Boyer, «à la tâche du récit, de la remémoration, par simples déductions, par hypothèses. Tout ce long échange polyphonique de récits aboutit à la redécouverte d’Henry Sutpen, caché sur les terres désolées de son père mort, et disparu depuis le fratricide de son demi-frère, Charles Bon».
Henry donc, pour empêcher le mariage contrenature entre sa sœur et Charles Bon, a tué ce dernier : ainsi est consommé le meurtre d’Abel. Abel ? Est-ce aussi sûr, car Charles Bon, malgré son nom qui trahit l’origine de ses ancêtres, esclaves noirs, n’a rien d’un ange (il initie même son jeune frère aux jeux pervers des prostituées de la Nouvelle-Orléans), et Henry, lui, n’est absolument pas tout noir. Il y a donc un meurtre au creux, au cœur ténébreux de cette histoire, lentement révélée par Miss Rosa Coldfield, la sœur d’Ellen, jeune sotte qui est devenue la femme de Thomas Sutpen, l’initiateur, le démon qui est à l’origine de la lignée maudite, le foyer intense du Mal. Car, s’il est certain que Faulkner nous conte, parallèlement à, ou plutôt chevillée au déroulement de l’histoire de la famille Sutpen, la tragédie de la guerre de Sécession, il est faux de penser que la grande Histoire gommerait les menus faits de la petite. C’est même tout le contraire qui se produit, puisque, en choisissant Thomas Sutpen le mystérieux, le sombre, le brave, le mauvais, le père d’une lignée de maudits, Faulkner opère une véritable incarnation de l’Histoire, et donne un visage au Mal qui n’en a jamais : Thomas Sutpen, justement. Celui-ci est le scandale, la pierre d’achoppement, l’incompréhensible pantin livré un temps à la puissance du Néant. Ainsi, aux yeux de cette vieille fille qu’est Miss Rosa Coldfield, prendre la parole et raconter ce qu’elle doit raconter à Quentin, c’est toujours rester étonnée, ne pouvoir, décidément, malgré les nombreuses années qui ont passé sans pourtant avoir réussi à estomper le souvenir, se résoudre à faire comme si, comme si rien ne s'était passé, comme si c’était en somme, de nouveau, la première fois qu’elle entendait la phrase proférée par l'ignoble démon, qu'elle revivait l’affront que Sutpen lui a infligé jadis : lui proposer de devenir, après la mort d’Ellen, sa seconde épouse, l’engrosser comme un éleveur soucieux de la qualité de son haras ferait engrosser sa meilleure pouliche. Écoutons la voix scandalisée de la vieille femme dire qu’une « certaine parcelle de boue en putréfaction est entrée dans ma vie, a prononcé ce que je n’avais encore jamais entendu dire et n’entendrai plus jamais, puis elle en est sortie; ce fut tout ». C’est tout, oui, et cette faute initiale pourtant va germer et se reproduire, selon des lois qu’il ne nous est pas donné de connaître : est-ce que le coin de cette Amérique profonde dont nous parle le romancier a été décidément et définitivement oublié de Dieu ? Est-ce que Sutpen, selon l’avis de Miss Coldfield, est véritablement un démon incarné ? Est-ce que toute la tragédie obéit à un ordre initiateur de rédemption à venir, abominable et scandaleux parce qu’il exige, pour accomplir celle-ci, qu’il y ait souffrance et incompréhension outrée au préalable ? Est-ce encore, plus obscurément, admettre que doit se déchaîner le Mal, que doit être fécondée la semence de dragon de Thomas Sutpen pour que la parole, en tuant ce germe – non pas de manière irréfléchie et abrupte, en portant un jugement sur et en le condamnant, mais simplement en se réalisant, en proférant sa vérité –, offre aux narrateurs de la sordide histoire une chance de salut ?
Car ce salut, impérativement il faut le trouver, hic et nunc, pour des fautes commises pourtant il y a des lustres, pour réparer l’affront de Thomas Sutpen et pour réparer le meurtre de Charles Bon. L’œuvre d’abord, comme on le dit face à l'horreur incompréhensible, doit être de mémoire, être ou devenir une de ces histoires racontées à un jeune par un plus vieux, lors d’une de ces interminables et suffocantes après-midi du Sud des États-Unis. Et cette histoire, la magie de l’écriture faulknérienne est de nous la donner, non pas à lire, mais à écouter car si le Mal, pour être approché, se doit d’être incarné, c’est la parole d’une femme, d’un homme ou celle de deux jeunes amis qui va tenter tour à tour de cerner les contours de cette chair mauvaise, c’est la parole, elle-même émanation subtile d’une chair, qui va circonscrire la zone où l’on devine que se déchaîne l’orage. C’est la parole et, plus que celle-ci, c'est sa transmission effective, de bouche à oreille, de bouche en bouche, de chair en chair outragée et d'esprit en esprit interloqué, désireux de comprendre.
C’est bien la voix seule qui redonne vie aux antiques fantômes d’une tragédie qui, si elle n’est point banale, n’a rien de très exceptionnel, au moins dans l’univers de Faulkner, éclaboussé par de terribles éclairs qui nous suggèrent, par l'imprévisible éclat de leur puissance, la trouée noire, profonde et inexplorée jusqu’alors de morbides déchirures — ouvertes sur quoi ? L'écriture en tout cas n'est pas là pour nous le dire ou nous le révéler. L'orage du Mal, comme le dit Bataille, doit rester dans l'imprécision nécessaire de l'éphémère révélation. Mais la parole, quoi qu'il en soit, est bien (ou bien se doit de l'être à tout prix) l’une de ces ouvertures, comme une déchirure superbe de précision qui cisèle et cisaille les pans obscurs du Mal jadis commis, un jour perpétré, depuis embastillé dans son cachot de mutisme. Déchirure qui ouvre les replis sonores et tout bruissant de paroles passées (comme on dit d’une couleur qu’elle est passée) et convoque les éclats de la guerre, de la violence et du meurtre, appelle à la surface d’anciens visages jamais vus, commande à des bouches qui ne demandent qu’à renaître de leur pourriture muette pour s’ouvrir, et parler, car elles ont tant de choses à dire, n’est-ce pas... ? «Et lui [Sutpen] apprenant la langue (ce fil ténu et fragile [...] au moyen duquel on peut joindre de temps à autre, pendant un instant, les petits coins superficiels, les bords de vie humaines secrètes et solitaires, avant qu’ils ne se renfoncent dans les ténèbres où l’esprit a crié pour la première fois, criera pour la dernière, et ne sera pas entendu) [...]». Parole qui jamais ne se contente de constater qu’il y a eu, là, faute et scandale intolérable, mais qui toujours tente d’expliquer, de comprendre si elle ne peut pardonner.
La parole blessée, fragile, inquiète, mortelle comme les hommes et les femmes, soumise irrémédiablement à la plus petite saute d’humeur des dieux cruels, et pourtant elle seule permanente, elle seule immortelle, elle seule initiatrice, survivant à la chair des hommes et des femmes qui la maniaient avec délice ou évitaient par ignorance crasse de trop s'en servir, créatrice de l’humanité et de cette folie qui nous pousse invinciblement à aller à la rencontre de l’Autre, à sauver Caïn et, si ce n’est à le sauver — car nous ne sommes pas son juge —, à tenter de le comprendre. Ainsi, les demi-frères que sont Charles Bon et Henry Sutpen peut-être ne se sont-ils déchirés que parce qu’ils n’ont su ou pu échanger une seule parole qui n'ait point été d’égoïsme et de colère.
C’est donc cette œuvre inachevée, cette œuvre parodique et démoniaque qu’il va falloir reprendre et terminer, clore et achever, pour la conduire à sa résolution finale : instaurer, enfin, après tant d’années de bruit et de fureur, la parole calme et sereine qui est amitié entre deux. C’est ce à quoi parviennent les deux jeunes amis qui se rappellent l’histoire maudite des Sutpen, Quentin Compson et Shreve Mac Cannon et, symboliquement, cette réconciliation – car il y a eu meurtre initial, et peu importe que les deux amis soient absolument innocents de celui-ci : le Mal, chez Faulkner, se reconnaît essentiellement par son pouvoir occulte de transmission, il est une endémie, car aucun fait, fût-il le plus anodin, n’est isolé – va passer par la paix conclue entre le Nord et le Sud, paraphée par l’étudiant du Sud, Quentin, et celui du Nord, Shreve. Il n’est ainsi pas exagéré de penser que c’est l’amitié même entre ces deux jeunes hommes qui va permettre à la famille maudite des Sutpen de trouver la paix, car si Absalon est ce personnage biblique qui est le diviseur de la famille du roi David — il a en effet tué son propre frère parce qu’il a couché avec sa sœur (dans le Deuxième Livre de Samuel, chapitres XII-XIX) –, pour endiguer le Mal qui étend au travers des âges sa contagion, il va falloir qu’un événement singulier se produise, inimaginable mais possible, une sorte de communion des hommes (communion au sens théologique du terme, mais y en a-t-il un autre ?), un aveu de culpabilité pour une faute commise pourtant par celui que nous ne connaissons pas, n’avons jamais connu et ne connaîtrons jamais. Et, s’il est vrai qu'aucun de nos deux jeunes narrateurs ne pourra faire quoi que ce soit pour le meurtrier Henry Sutpen, s'il est vrai que celui-ci, peut-être, s'enferme dans le mutisme infernal et idiot dont le dialogue final nous donne une saisissante image folle et tournant à vide
(«Et vous êtes... ?
Henry Sutpen.
Et vous êtes ici... ?
Depuis quatre ans.
Et vous êtes revenu chez vous... ?
Pour mourir.
Pour mourir ?
Oui. Pour mourir.
Et vous êtes ici... ?
Depuis quatre ans.
Et vous êtes... ?
Henry Sutpen»),

c'est que seules demeurent aussi, en fin de compte, les paroles que les deux amis narrateurs de l'histoire pleine de bruit et de fureur de la famille du colonel Sutpen, ces paroles que les deux amis, l'un venu du Nord, l'autre venu du Sud, que tout sépare donc, ces mots que les deux amis peuvent échanger dans les toutes dernières lignes du roman :
«Maintenant, demande Shreve, je voudrais que tu me dises une chose. Pourquoi est-ce que tu hais le Sud ?
— Je ne le hais pas, — répondit vivement Quentin, sur-le-champ, immédiatement. Je ne le hais pas, dit-il. Je ne le hais pas, pensa-t-il, haletant dans l'air glacé, dans l'implacable obscurité de la Nouvelle-Angleterre; Non. Non ! Je ne le hais pas ! Je ne le hais pas !».

Vingt ans et un jour : une rédemption narcissique

« Au cœur de l'histoire, l'évocation d'une étrange cérémonie macabre : en 1936, un groupe de paysans rouges en colère avait assassiné le jeune héritier d'un riche domaine. Depuis, la famille oblige chaque année les paysans à rejouer, en expiation, cet assassinat ». Voici, en peu de mots et présenté par l’éditeur, le sujet de Vingt ans et un jour. Je veux, tout d’abord, être parfaitement clair. Vingt ans et un jour, le dernier roman de Jorge Semprún, s’il est à l’évidence une œuvre assez intéressante, n’est absolument pas le chef-d’œuvre que la critique, tant espagnole que française, a loué. Évoquons en premier lieu les ressemblances entre ce roman et celui de Faulkner. Roman polyphonique, a-t-on pu écrire à maintes reprises du livre de Semprún, œuvre d’érotisme et de sang qui entremêle les personnages réels tels que José Bergamín, Enrique Múgica ou encore Domingo Dominguín et ceux que le romancier a puisés dans son imagination, pas même, dans ses souvenirs. Roman encore à l’architecture audacieuse, privilégiant les redites, la figure de la spirale, parfois celle de l’ellipse. Ainsi plusieurs critiques espagnols ont-ils pu raisonnablement écrire que l’on tenait, avec le roman de Semprún, l’une des évocations les plus réussies des conflits politiques qui ont secoué l’Espagne au sortir de sa terrible guerre civile. Dans ce concert de louanges qui certainement n’a pas été pour peu dans le fait que ce roman a reçu le prix José Manuel Lara Hernández, un couac tout de même, une réserve, sous la plume de Julia Escobar pour La Revista, qui se moque par exemple de la connaissance toute livresque que manifeste le prestigieux romancier à l’endroit de l’Espagne des années cinquante, dont il retrace la douloureuse et conflictuelle histoire. Certes, il est vrai que Semprún évoque le Voyage en Espagne de Théophile Gautier ce qui, aux yeux de Julia Escobar rappelant un mot assassin de Pedro Salinas («Se daba tanta importancia/porque venía de Francia», «Il se donnait une telle importance/parce qu’il venait de France») ne cesse d’être drôle, tout comme le fait que l’un des personnages du roman, l’Américain Leidson, appelle directement au téléphone, depuis son hôtel, sa mère qui réside en Californie, et ce alors que nous sommes en 1956. On jugera ces précisions sans réelle importance même si, nous rappelle l’auteur de l’article critique, les grands romanciers (elle cite Gogol, Nabokov ou encore Galdós) ont toujours su qu’un bon roman tentait systématiquement de coller le plus finement possible aux minuscules détails du quotidien. Il y a plus grave et, une nouvelle fois, Julia Escobar nous indique de quoi il retourne lorsqu’elle affirme que l’auteur a non seulement encensé le courage mais embelli à outrance le passé des personnages qu’il évoque, presque tous communistes. D’ailleurs, celui qui est en charge de pourchasser ces derniers, l’ignoble commissaire Don Roberto Sabuesa, est assez mal campé et, dans la haine qu’il exsude de tous ses pores à l’égard de ceux qu’il traque, torture et exécute (ou plutôt fait exécuter), on ne sent rien d’autre que la propre haine de Semprún pour celui qu’il caricature grossièrement, Sabuesa devenu immonde réceptacle débordant du Mal phalangiste, donc réactionnaire. De sorte que non, définitivement non et n’en déplaise à Jean-Claude Lebrun de L’Humanité (dans l’édition du 13 mai 2004), Vingt ans et un jour ne peut être considéré, malgré ses évidentes qualités rédactionnelles («L’impression première est celle d’une marée, d’un déferlement narratif qui vous ballotte en tous sens», nous le pensons aussi), comme le «grand livre de la confluence».
Car cette confluence ne peut être, à mes yeux, le seul résultat auquel serait parvenue la science, parfaitement maîtrisée, de la trame romanesque ourdie patiemment par Semprún qui, d’ailleurs, ne se prive pas, une fois de plus, d’évoquer le chef-d’œuvre de William Faulkner Absalon, Absalon !, à peu près certain que ce seul rappel (et il ne s’est pas trompé !) sous sa plume obligerait celles et ceux qui évoqueraient son roman à mentionner l’évidente parenté entre les deux œuvres. Cette parenté qui, du reste, si elle n’avait pas été indiquée par Semprún, serait, je n’en doute pas, passée inaperçue, est parfaitement trompeuse. Je le dis sans ambages : Vingt ans et un jour n’est pas, ne peut être en aucun cas (pardon d’insister…) une sorte de moderne réécriture de l’immense geste faulknérienne décrivant l’ascension puis la chute de Thomas Sutpen. Je veux bien que Faulkner soit une des références constantes de Semprún même si, à force de multiplier les incises où le narrateur (à moins qu’il ne s’agisse seulement du «scribe», du «scripteur ou [de] l’écrivain ?» se demande Semprún) affirme sa parfaite maîtrise de la narration, l’auteur de Netchaïev est de retour finit par agacer et s’éloigner de la modestie légendaire que manifestait Faulkner quant à son génie de l’imbrication romanesque. Je veux bien qu’il ait agrémenté son roman de tous les indices, certes un peu trop voyants, du bruit et de la fureur propres à la tragédie antique (la révolte, la trahison, l’inceste, etc.) auxquels il ajoute celui de la débauche, superbement évoquée d’ailleurs, par le biais de la description d’un tableau représentant le meurtre d’Holopherne par Judith , dans le deuxième chapitre où il narre les fantaisies sexuelles qu’expérimenta Mercedes Pombo en compagnie de celui qui allait devenir son mari. Je veux bien enfin que Semprún ne se prive jamais de manifester sa propre fascination à l’égard d’un temps cyclique, que l’écriture (celle, codifiée à l’extrême, de «l’auto sacramental» nous rappelle l’auteur) mais aussi la commémoration sacrée, rituelle d’un événement dramatique seront chargées d’aplanir, en somme de dérouler : d’ailleurs, ce n’est évidemment pas un hasard si la voix narrative se tait, si l’histoire se termine (assez curieusement d’ailleurs, ce qui me fait écrire que la fin est bâclée) au moment même où s’interrompt la répétition annuelle, rituelle, du meurtre premier par la réconciliation post mortem du meurtrier et de celui qu’il a tué. Ces quelques parentés entre les deux œuvres ne suffisent pas puisqu’elles ne sont, au mieux, que formelles et, c’est là où je veux en venir, certes pas réelles, c’est-à-dire secrètes, j’ose écrire : spirituelles.
En fait, tout se passe comme si Semprún, à la différence de Faulkner, avait refusé à ses propres personnages, trop souvent caricaturaux je l’ai dit, la parole que le romancier américain, d’emblée, a décidé de leur conférer et, parce qu’il s’agit d’un don, de leur donner en partage, pour leur malédiction mais aussi, nous l’avons compris, pour leur rédemption. En fait encore, Vingt ans et un jour est moins un roman polyphonique, qui comme tel accepte de prêter corps et voix à l’autre, à l’absolument tout Autre – le démon, Sutpen et, métaphoriquement, le Mal – qu’une œuvre autiste, idiote, au sens étymologique de cet adjectif qui indique un enfermement solipsiste, en un mot purement égoïste, donc trahissant l’essence même de la nature du grand œuvre faulknérien, qui n’est, qui ne peut être qu’une expropriation, une sortie hors de soi-même.
Cette différence, essentielle, posée entre les deux œuvres, l’intérêt profond, caché, du roman de Semprún est à mon sens ailleurs, dans une quête que je me dois de préciser davantage que dans une affinité, fût-elle élective (ce qu’elle n’est certes pas), avec le roman de Faulkner. Je n’étonnerai personne en affirmant qu’aucun critique n’a semblé percevoir cet intérêt, à l’exception de Bernard Géniès (pour Le Nouvel Observateur de la semaine du 20 mai 2004), qui n’en tire pourtant aucune conséquence. Le roman de Semprún, s’il est remarquable, ce n’est point tant par l’évocation d’une période troublée de l’histoire d’Espagne (la guerre civile rappelant évidemment celle de Sécession évoquée par Faulkner), que par sa volonté parfaitement diabolique de tenter de saisir l’événement initial, « l’événement réel et radicalement originel », nous dit l’auteur, le minuscule grain de sable autour duquel va être secrétée la nacre de la narration. Cet événement sera moins réel, fût-il celui qui a permis à l’auteur de s’abîmer dans la contemplation d’une toile d’Artemisia Gentileschi, que purement métaphorique, n’ayant trait qu’au langage, à sa puissance d’évocation infinie comme le rappelle le romancier lorsqu’il évoque cette phrase un peu sotte de Zane Grey, romancier de pénultième zone : «la délicieuse turgescence d’un sein de femme», phrase qui pourtant n’en finit pas de fasciner l’auteur. C’est par cette réappropriation fantasmagorique plus que réelle que le romancier pourra tenter non seulement et à l’évidence, comme le dieu antique, de rassembler ses membres épars mais surtout d’égaler Dieu, certes l’inventeur, selon Semprún, du temps linéaire, mais aussi le nommeur (tout le génie d’un auteur, selon Nietzsche, résidait dans ce pouvoir réellement divin) par excellence. Mais Semprún n’est à l’évidence pas Dieu. Il n’est même pas un Deus ex machina puisqu’il est parfaitement incapable, ayant retrouvé l’instant où la faute (le meurtre d’un des frères Avedaño) a été commise, d’en annuler les effets dévastateurs, s’étendant autour de la scène primitive comme autant d’anneaux concentriques qui se répercuteront à l’infini. J’avance, pour expliquer l’échec du romancier, l’hypothèse suivante : c’est parce qu’il n’a su, à la différence de Faulkner, saisir l’essence même, volatile au plus haut point, de la parole, de l’oralité, que Semprún n’a pu accomplir, dans son roman, le grand œuvre de la rédemption. Au contraire de Vingt ans et un jour, Absalon, Absalon ! est une œuvre réellement démiurgique ou plutôt : divine, en ce sens qu’elle n’a pas seulement tenté de flatter un ego, donc un égoïsme, celui qui intime à Semprún de retrouver, grâce à un récit, grâce à la réécriture sans cesse recommencée du même récit ainsi poursuivi de livre en livre, la cohérence perdue de ses propres actes, parfois même leur travestissement sous des habits de lumière qui jetteront leur éclat prétentieux sur les humiliés et les offensés. Absalon, Absalon !, en arrachant de haute lutte une parole à l’invincible muetteté des événements, en suivant coûte que coûte le fil ténu de cohérence qui tressera, une fois l’œuvre close, le motif dans le tapis, en apaisant la fureur, parfois le désespoir, de ces pauvres que Semprún ignore superbement, a tenté au contraire de dépasser la seule contingence de l’autobiographie imaginaire pour devenir un chant universel de réconciliation qui, à mes yeux, n’a été égalé que par La Mort de Virgile d’Hermann Broch.

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