La Grande Porte qui ne mène nulle part, par Jean-Luc Evard (09/10/2007)

.Omar Sobhani (AP).
Le Grand Mamamouchi est de retour, et nous saurons nous en réjouir. Il y a de nouveau une question turque en Europe, et la Grande Porte, naguère son homme malade, s’apprête à lui rendre la politesse grinçante de la formule éculée. Car le malade, aujourd’hui, c’est nous et il ne se dissimule la gravité de son état qu’en se flattant qu’Ankara, si pressée de rejoindre les statistiques et les bureaux de Bruxelles et de Strasbourg, rehausse ainsi l’idée européenne. Or, tout comme les Turcs, nous le malade incurable de nos propres idéaux nous avons tout à gagner à ce que jamais la Turquie ne rallie la non réparable épave qu’est devenue la Communauté Européenne aux douze étoiles mariales. Nous avons tout à y gagner, la Turquie aussi – et, au-delà d’elle, les mondes dont elle est restée, même malgré elle, la Porte.
Quelles sont ici, en durée longue, les données concomitantes et non modifiables de la situation ? J’en vois trois : entamée aux débuts des années 1990, la seconde carrière de l’OTAN dont la Turquie est membre, laquelle alliance fait d’elle une pièce et une place de la machine atlantique; accomplie au moment de l’instauration de la monnaie unique européenne, la dégradation de l’idée européenne en catégorie comptable (je dis : dégradation, car nous sûmes battre monnaie et ne sûmes pas prévenir, ô Balkans ! les génocides de retour); apparue lors de la guerre civile algérienne, la sécession de l’islamisme contre l’Islam et contre l’Occident.
À quoi nous prédestinent ces trois dispositifs, imbriqués comme ils le sont l’un en l’autre ? À ce que nulle part ne s’éclairent les significations possibles de l’Occident du monde. La communauté « atlantique » qui se signale à travers le sigle obsolète de l’Atlantique-Nord est issue de la bipolarité des années de guerre froide, mais elle se fragmente aujourd’hui entre trois tendances non conciliables (les atlantistes inconditionnels, les tenants de la multipolarité, les adeptes du multilatéralisme). Cette communauté est d’abord une visée géostratégique, mais aussi un limes sans limites. Quant à l’Europe des Vingt-Sept, elle est et se sait de plus en plus marginalisée, et il suffit d’énumérer les qualités géopolitiques qui lui manquent – et dont elle ne veut pas – pour comprendre qu’elle ne peut que se satelliser de plus en plus : elle n’est ni un continent, ni un empire, ni une fédération. Elle est un nomos anomique et bientôt aboulique. Quant à l’Islam en butte à la lame de fond de l’islamisme, c’est précisément le caractère équivoque de son occidentalisation qui lui vaut ce malheur.
Sur l’arrière-plan de ces trois données non modifiables la Turquie se détache et contraste tout particulièrement. Comme s’ils rêvaient d’une seconde révolution jeune-turque et alors même qu’un islamisme soft les talonne de l’intérieur, ses dirigeants font, à l’extérieur, le siège des institutions européennes. Plus la pression islamiste se renforce, en Turquie comme au Maghreb, et plus la question de l’adhésion à la Communauté européenne devient aussi une question turco-turque. C’est là, en durée brève, une quatrième donnée – modifiable, elle, mais pas par nous (en tout cas : pas directement).
En revanche, la première de nos responsabilités consiste à réduire tant que faire se peut les obscurités et les impondérables de l’imbroglio européen. De toutes les questions épineuses à l’ordre du jour, la querelle turque lancée à la volée dans le débat public par une déclaration fameuse de Valéry Giscard d’Estaing est certainement la moins complexe à formuler. La bonne décision (pour ou contre l’adhésion turque ?) est celle qui resserrera l’Europe : resserrer l’Europe à l’égard des États-Unis (en repensant l’interface «atlantique» de cet Occident si flou), resserrer l’Europe vis-à-vis d’elle-même (s’il est encore temps, penser ses limites politiques, donc militaires), resserrer l’Europe vis-à-vis de l’Islam (en contraignant l’Islam à cesser de s’imaginer le cadet disgracié de la même histoire que l’Europe, position particulièrement douloureuse dans le cas de la Turquie). La bonne décision, en somme, est celle qui nous contraindra à nous choisir et qui nous donnera d’aider la Turquie dans son choix.
On le voit, l’image du «resserrement» permet de réduire à deux les trois données décrites : se «resserrer», c’est en effet poser la question de vérité, celle des forces armées de l’Europe, de leur souveraineté, qui n’est pas qu’ «atlantique», et c’est amener la Turquie à comprendre qu’elle pèsera autrement plus dans le destin de l’Islam – qui est la tradition de ses traditions – en restant en dehors de l’Europe (le réel casse-tête étant que l’Europe ne peut pas refuser l’intégration turque… puisque l’OTAN ne l’avait pas exclue). Or, ce casse-tête disparaîtra – voici la solution – du jour où l’Europe cessera de s’imaginer protégée par le «bouclier» de l’OTAN. Protégée, elle ne le serait que si elle le tenait de la même main que la main américaine.
De l’Europe, d’ailleurs, on dira bientôt ce que jadis Kissinger disait de la République Fédérale allemande : qu’elle est un géant économique doublée d’un nain politique. La décision à prendre concernant la Turquie lui permettrait de lever le sortilège crypté dans cette boutade cassante et visionnaire (visionnaire puisque, plus de soixante ans après la fin de la guerre mondiale, le funeste destin post-politique de l’Allemagne du «miracle économique» s’est généralisé à l’Europe tout entière : Kagan et sa parabole – Mars et Vénus – donnent raison à Kissinger et rendent hommage à sa lucidité). Que dans une décision de circonstance nous puissions ainsi reconsidérer, et à temps, toute notre histoire et éviter la ligne de plus grande pente des abdications, c’est là une chance qui ne nous sera pas offerte avant longtemps si nous ne nous en saisissons pas.

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