Enquête sur le roman, 4 (13/07/2008)



4 – Julien Gracq constatait : «la littérature est essentiellement une chose dont il (le lecteur français) parle» et, plus loin : «l’écrivain français se donne à lui-même l’impression d’exister bien moins dans la mesure où on le lit que dans la mesure où on en parle». Dès lors, est-ce que la littérature, ainsi sur-médiatisée, ne deviendrait pas une sorte de mythe d’autant plus creux et vide qu’il serait toujours plus répandu ? Est-ce que trop de discours sur la littérature ne nuirait pas à la fin à la littérature ? En la vidant de sa substance ? En épuisant, précisément, sa « ittéralité» ?

Ce livre dont sont extraites les phrases de Gracq, La Littérature à l’estomac, est sans doute l’un de ses meilleurs, dont les analyses sont parfaitement valables à notre époque, ayant même annoncé celle-ci alors qu’il a paru au tout début des années 50 si je ne me trompe.

Ma réponse à votre question est toute simple : oui, bien évidemment, la surmédiatisation de la littérature, spécifiquement celle du roman, est un immense danger pour celui qui, comme une phalène, se laisse trop longtemps attirer par la lumière artificielle. Que les phalènes, et Dieu sait qu’elles sont nombreuses, se brûlent, je n’en éprouve aucune gêne, cela me réjouit plutôt. Le second danger, peut-être plus pernicieux et secret que le premier, est en effet celui consistant à greffer, systématiquement, sur le roman (sur la littérature en général), ce que Michel Foucault appelait bellement des « langages seconds », c’est-à-dire commettre une prose critique, qu’elle vienne de professionnels ou des auteurs eux-mêmes. Steiner a écrit là-dessus, comme tant d’autres auteurs, des pages, par exemple celles de Réelles présences, sur lesquelles je ne reviens pas : notre époque est celle de l’ entreglose comme le pensait malicieusement Rabelais, démultipliée par le levier colossal que constituent les médias. Cependant, alors que je suis fasciné par les grandes gestes littéraires médiévales que leurs auteurs n’ont pas même, dans bien des cas, cru bon de signer, alors même que je demeure irrésistiblement attiré par ces écrivains qui n’ont pas glosé indéfiniment sur ce qu’ils écrivaient (comme William Faulkner ou Joseph Conrad, presque muets sur leurs romans respectifs), je pense que nous ne pouvons empêcher ces discours seconds, palimpsestes, un auteur réfléchissant sur son art dans une posture valéryenne, blanchotienne ou gracquienne étant à mes yeux une réalité inestimable et mystérieuse. Sábato, encore lui, écrivait que le roman n’avait pu naître qu’une fois Dieu mort dans les consciences et les cœurs occidentaux. Peut-être l’inflation du discours critique dans lequel nous baignons depuis quelques décennies est-il dû, d’une façon concomitante, au fait que nous ne croyons plus guère, sauf en lisant Le Seigneur des anneaux, aux pouvoirs du langage (et d’une langue), pouvoirs que Gershom Scholem n’estimait rien moins qu’insondables, pour tout dire : sacrés. En somme, le langage critique ne serait second que dans la mesure même où le langage premier, créateur, se serait irrémédiablement flétri, gangrené et aurait ainsi renoncé à ses pouvoirs de création. Trop de doute, trop de fragilité, trop de soupçons (qui a dit que l’ère de ces derniers était abolie ?) et un certain manque femmelin de volonté ont fait de la majorité de nos écrivains des eunuques, parfois savants comme il en va de Philippe Sollers, dans tous les cas affligeant nos pauvres oreilles de leurs phrases creuses et sans vie. Au rebours de cette assertion pessimiste, je dois dire tout de même qu’existe une attitude critique (avec par exemple, aujourd’hui, Jean-Philippe Domecq, naguère l’école critique dite de Genève ou bien Ernest-Robert Curtius) qui a fait l’honneur de cette profession, lorsque, selon le commandement de Charles Du Bos, la lecture devient attention aimante, approximation respectueuse et même, pour une Claude-Edmonde Magny aujourd’hui bien oubliée hélas, une sorte d’ascèse pas moins secrète que l’acte d’écrire lui-même et qui retournerait alors son impuissance créatrice en don de pénétration, de vision d’une réalité que le romancier lui-même n’avait guère soupçonnée. D’une certaine façon, la démarche critique, en jouissant d’une vue démultipliée sur l’œuvre comme le pensait Sainte-Beuve qui la comparait à une promenade autour d’un paysage subtil, établirait non seulement des ponts entre les îles (qui ne sont jamais justement cela, des îles, sauf dans l’esprit des tenanciers d’une quelconque tabula rasa), donc des correspondances au sens baudelairien du terme, mais aussi apporterait quelque étai à l’édification d’une tour des plus fragiles, encore de confusion mais qui inverserait au moins le mouvement kafkaïen consistant à creuser une fosse de Babel. Peut-être encore une autre forme de salut serait-elle à chercher, comme l’a cru Sábato, dans une plongée totale du romancier dans son œuvre, s’exposant donc à sa corne de taureau, comme le fit d’ailleurs cet auteur en créant dans son troisième et dernier roman un personnage qui n’était autre que… lui-même.

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