Les larmes du Stalker. Entretien avec Marc Alpozzo, 3 (02/08/2008)

Christ des Aireaux
Photographie intitulée Le Christ des Aireaux reproduite avec l'aimable autorisation de Joël Soleau.


Marc Alpozzo
Je reviens sur cette idée de destruction qui semble vous hanter. Votre prose est souvent polémique, imprécatoire, par moment violente contre l’époque et ses idoles. Vous critiquez les œuvres récentes de trois auteurs contemporains, Maurice G. Dantec, Éric Bénier-Brückiel, Marc-Édouard Nabe, sans manquer de souligner toutefois l’échec monumental du roman que vous commentez, excepté peut-être celui de Nabe, Alain Zannini que vous sauvez in extremis. Je ne sais pas si j’extrapole mais n’est-ce pas l’aveu de votre part que l’époque est incapable de produire une œuvre infinie, transcendante et intemporelle ? Au fond, n’avez-vous pas le sentiment d’être, par votre regard critique sur la production moderne, dans la posture de l’homme révolté d’Albert Camus dont Léon Bloy dira qu’il «pleure son idéal saccagé», que vous citez d’ailleurs dans La Littérature à contre-nuit (8) ?

Juan Asensio
Je ne vois pas bien comment Léon Bloy peut dire quoi que ce soit d’un type analysé par Camus. Passons, je vous taquine. Je suis d’accord avec la fin de votre question (un révolté, oui) et absolument en désaccord avec son début. Voyons, aucune époque n’a prétendu produire une œuvre, je vous cite, «infinie, transcendante et intemporelle» pour la bonne et simple raison que l’art est fini, immanent et temporel. Son mystère, partant justement de l’humilité absolue de son extraction, est qu’il parvient à rejoindre une sphère qui le dépasse… Non, qui l’accomplit plutôt, qui assume, récapitule, encharne si je puis dire (voir les beaux livres de Leupin, Weidlé et les textes, non traduits en français, de Lorentzatos, dont le plus célèbre a pour titre éloquent Le centre perdu) son humilité. L’art est ainsi, à mes yeux, christique : il ne maudit pas la matière, il ne maudit pas la chair, il affirme qu’ils sont chair, matière et esprit. L’art assume la matière et la chair.
Bien sûr, si vous voulez dire que l’art contemporain confond la matière et la chair qu’il transforme en viande, dans ce cas, oui, je suis d’accord avec vous : il manque d’ambition, tout simplement. Il croit produire ce que Joyce appelait une épiphanie et, dans le meilleur des cas, il ne provoque qu’une émotion érigée en parangon des sens et de l’esprit, malgré tout le bavardage pseudo-intellectuel qui salue ses très maigres résultats.

MA
Écrivant à propos de Villa vortex de Dantec et Alain Zannini de Nabe, vous n’hésitez pas à dire que ces deux romans sont monstrueux car «ils traitent de l’unique question absolument méprisée par nos écrivains qui refusent de sonder le cœur secret de leur art» (9), à savoir le langage, qu’il faut sauver d’une littérature en putréfaction et encore trop bavarde. Quelle est selon vous la conséquence immédiate de cette perte du langage ? Est-ce que, à l’instar d’un Heidegger par exemple, vous y voyez une perte de la recherche de l’être ?

JA
Incontestablement. Selon Pierre Boutang, les critiques ne servent à rien, hormis, ce qui est absolument énorme et d’une portée tout de même plus noble que les bluettes de Gérard Genette, à «maintenir le sens et la fonction religieuse du langage» (10). Ce que je cherche en lisant un roman, c’est le visage de Dieu et ma foi, quelle que soit l’outrance du maquillage, j’ai toujours réussi à déceler, sous le masque grotesque, une face rayonnante de beauté.
Sur Dantec et Nabe, je crois n’avoir pas une ligne à ajouter à celles que j’ai écrites à propos des deux romans que vous évoquez, Villa Vortex et Alain Zannini. Ce n’est pas de la prétention, c’est un simple constat : Dantec, par exemple, ne nous raconte à peu près plus rien d’intéressant depuis Villa Vortex. Il se répète, répétition aggravée par le fait que son rythme de publication me semble draconien. Pour exténuer un écrivain et, finalement, le ridiculiser, on ne s’y prendrait pas mieux.
Quoi qu’il en soit, la conséquence immédiate du manquement que vous évoquez n’est point une nouveauté : elle réside dans le fait, pour les puissants, de parvenir à manier les foules dont les émotions simples ont été décrites une fois pour toutes par Gustave Le Bon. Il semblerait aujourd’hui que le pouvoir lui-même ou plutôt, maintenant, la sphère du politico-médiatique, ne soit plus en mesure de résister à la force centrifuge de cette toupie devenue folle évoquée par Chesterton puis Bernanos : plus aucun domaine ne semble devoir donc échapper à l’emprise tentaculaire de ce qu’Armand Robin, dans un livre que je ne me lasse pas de relire, appelait la «fausse parole».

MA
Continuons avec Dantec et Nabe. Vous les considérez comme les deux derniers écrivains qui ont ressenti «la nécessité irrécusable de venir au secours de l’écriture» (11). Question naïve : les considérez-vous comme les deux derniers grands écrivains d’une époque littéraire révolue ? Pensez-vous qu’après ces deux écrivains, d’ailleurs controversés et bannis par le système, la littérature française aura rendu son dernier souffle ? Et d’ailleurs, pourriez-vous vous expliquer ce bannissement, presque aussi violent que celui qui touche encore aujourd’hui Joseph de Maistre, Léon Daudet, ou Drieu La Rochelle ?


Notes
(8) Page 106.
(9) La Critique meurt jeune, pp. 128-129.
(10) Pierre Boutang, Les abeilles de Delphes (éditions des Syrtes, 1999), p. 346.
(11) La Critique meurt jeune, idem, p. 130.

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, entretien, la presse littéraire, joseph vebret, marc alpozzo | |  Imprimer