Intégralité de l'entretien avec Marc Alpozzo : les larmes du Stalker (25/08/2008)

Crédits photographiques : Photo and caption by Lorenzo Menendez (Nature/National Geographic Photo Contest).
Marc Alpozzo
Ce qui frappe d’emblée en lisant votre troisième ouvrage (1), c’est la facilité par laquelle on y entre en comparaison avec le deuxième (2). Doit-on y voir, dans cette autre forme de votre travail critique, l’aveu même que vous cherchez un plus grand public ? Ne pensez-vous pas que votre critique de la littérature bavarde puisse sensibiliser, au-delà d’un public d’initiés et déjà convaincus, dans la mesure où l’on voit l’art aujourd’hui franchir sans aucun complexe la frontière du divertissement pur pour s’y installer au mépris de ses règles académiques ?

Juan Asensio
Je réponds à votre dernière question, très clairement : non. Je me moque de toucher ce que vous appelez le «grand public», chimère médiatique qui ne correspond pas à grand-chose, si ce n’est, peut-être, à quelque entité acéphale assez étrange lisant (sans même les comprendre, donc !) les livres d’Anna Gavalda et de Marc Levy. Le jour où je verrai, dans une rame de métro, un Parisien en train de lire mon troisième ouvrage (qui n’est facile que comparé au deuxième…), c’est que je serai probablement descendu au niveau d’un journalisme uniquement capable d’habiller les dépêches de l’AFP, elles-mêmes trop souvent écrites dans une langue simplifiée, bientôt proche du novlangue d’Orwell.
Précision supplémentaire : pas davantage que gros vendeur, je ne me rêve autorité académique, nouveau Barthes ou Genette, ce dernier vivant très confortablement des piles de livres que les classes préparatoires et les Universités commandent à ses éditeurs. Je ne vis pas de ce que j’écris et, ma foi, c’est une situation dont je m’accommode parfaitement, ne serait-ce que si l’on considère la liberté de ton qu’elle m’offre. Je m’adresse à des hommes libres, du moins j’en fais le pari : les hommes libres ne se trouvent point, disons, plus prudemment, peu, dans les salles de cours, et de moins en moins souvent dans les salles de rédaction des principaux quotidiens.

Marc Alpozzo
Cette question de la perversion de l’art, vous la traitez d’ailleurs dans votre Critique meurt jeune (3). Vous visez par votre critique l’art contemporain que vous dénoncez en des termes sans appels: «Nous considérons comme une évidence absolue la nullité de l’art contemporain dans la presque totalité de sa production picturale.» Vous justifiez cette formule en refusant à l’art de passer d’un matériau noble à un matériau plus pauvre, plus anodin, dont la mesquinerie ne l’empêche plus d’être représenté. Est-ce la position réactionnaire d’un conservateur, ou cherchez-vous derrière cette «terrible» critique, à rappeler à l’ordre une production artistique et littéraire actuelle au fond assez peu imaginative, créative, se contentant d’une posture plus qu’autre chose ?

Juan Asensio
Je ne rappelle personne à l’ordre, n’ayant pas l’instinct corporatiste d’un mouchard comme Daniel Lindenberg et, plus largement, de tous ces pétitionnaires qui entendent le claquement des bottes nazies dès qu’une mouche brune plutôt que verte s’avise de tomber dans leur soupe de vermicelles. Dans l’expression que vous citez, ce qui compte, c’est le membre de phrase suivant : «dans la presque totalité de sa production picturale». Je ne fais donc référence qu’à un domaine que je connais assez bien et je n’affirme nullement que l’art contemporain est, par essence, nul, ce qui serait un mensonge, doublé d’une idiotie. Seule m’inquiète la disproportion, constatée par beaucoup d’auteurs comme Jean Clair ou Jean-Philippe Domecq (sans parler de Philippe Muray), entre le bavardage fait autour des œuvres (lequel est érigé en unique valeur sépulcrale ou, permettez-moi ce néologisme digne d’un petit Derrida, spectraculaire de l’art), et la valeur intrinsèque de ces dernières. Julien Gracq au tout début des années cinquante évoquait dans sa Littérature à l’estomac ce bavardage incessant qui entourant les livres, prenait quasiment leur place.
Je ne stigmatise absolument pas le fait que l’art soit passé d’un matériau noble à un autre, vil, mais où êtes-vous donc allé pêcher pareil créature d’eau trouble ? L’art choisit le matériau qu’il veut et quelques-unes de ses merveilles ont été peintes à même la roche, il y a plusieurs dizaines de milliers d’années. Je ne sais pas si, lorsque nos artistes seront capables de peindre sur un mur de photons, ils seront beaucoup plus avancés, en matière d’art, que leurs ancêtres préhistoriques.

Marc Alpozzo
Vous reprochez à l’art contemporain d’être sans œuvres d’art, sans paroles. Vous êtes un intellectuel qui vomit cette époque de vacarmes, de bavardages, de désenchantement (4). N’avez-vous pas ce sentiment que l’art contemporain lui-même, en mettant à mort le choix strict des supports, accordant à l’artiste tous les supports possibles de la poussière aux excréments, en passant par la vaisselle, les pots de chambre, les poubelles, l’électricité etc. dénonce, de la même manière, ce désenchantement, qu’il est une critique, finalement, bien plus acerbe, bien plus puissante que la vôtre, de notre époque ? Le décodage nécessaires aux œuvres contemporaines transforme le regardeur en artiste. En refusant cette nouvelle donne, n’avez-vous pas l’impression de faire partie de cette école qui ne voudrait point se servir de l’électricité, lui préférant la lampe à pétrole ?

Juan Asensio
Encore une fois, vous m’avez mal lu : l’art contemporain a bien produit des œuvres dignes de ce nom, mais en une quantité toutefois assez faible, ce qui est peut-être me rétorquerez-vous, une des marques d’un art exigeant. Certes. Ce qui me choque énormément, c’est plutôt la publicité faite autour d’insignifiances, comme celles de Daniel Buren.
Je ne vomis absolument rien du tout, surtout pas une époque dans laquelle je vis : si j’étais laborantin, peut-être pourrais-je m’observer en me réifiant, au travers de l’optique puissante d’un microscope, comme une bizarre créature toute différente de l’homme que je suis. Cette idée serait moins un vœu pieu qu’une absurdité, digne d’un baron de Münchhausen qui lui-même s’attrape par le collet pour s’extirper d’un danger. Vous avez peut-être remarqué que j’ai créé un blog il y a maintenant près de quatre années. Si je vomissais l’électricité, croyez-vous que je m’amuserais à utiliser comme je le fais, c’est-à-dire en y consacrant beaucoup de temps, l’Internet ? Je vous conseille de méditer la phrase de Nicolás Gómez Dávila: «Mais si le réactionnaire n’a aucun pouvoir à notre époque, sa condition l’oblige à témoigner de son écœurement. La liberté, pour le réactionnaire, est soumission à un commandement» (5). Témoigner, c’est bien ce que je fais, parmi, bien sûr, une multitude d’autres voix. Et ce témoignage n’implique, de ma part, aucun courage : je le fais parce que je dois le faire, et c’est dans ce lien que je trouve ma liberté.
Que l’art contemporain soit une mise en abyme de l’art ou, si vous y tenez, une critique, est une vieille lune qui a sacrément pâli depuis les amusements de Duchamp. Je veux bien qu’un urinoir trônant au beau milieu d’une salle de musée soit un acte absolument courageux de radicalité révolutionnaire, mais une batterie d’urinoirs, un art transformé tout entier en appareils warholisés évacuant ou recyclant la merde elle-même enchâssée, c’est à la longue, comment dirais-je, un peu répétitif et lassant, ne trouvez-vous pas ?
Les œuvres les plus révolutionnaires, en art comme en littérature, sont du reste, à mon sens, celles qui s’inscrivent dans une continuité symbolique : n’avez-vous donc pas remarqué que les romanciers les plus extrêmes si je puis dire, Faulkner, Joyce, Kafka, Canetti ou Broch, sont également ceux qui, de la littérature qui les a précédés, ont une connaissance remarquable et manifestent à la fois une humilité extraordinaire et la volonté, comme le rappelait l’excellent critique anglo-saxon Harold Bloom, de ruiner les vérités sacrées ? Nous sommes bien loin, avec ces romanciers qui ont écrit plutôt que théorisé ce qu’ils écrivaient, des impuissants cacographes qui se réclamèrent du Nouveau Roman. Un artiste digne de ce nom est un esprit pétri de culture. Au lieu que nos petits actionnistes parisiens, s’amusant à découper des cochons vivants tout en éructant des prières à la vierge, sont, avant tout : des crétins dénués de la moindre culture, ensuite de faux artistes et de réels imposteurs dont la volonté de détruire l’univers est comparable à celle d’un papillon folâtrant sous un ciel bleu de printemps.
J’employais plus haut, à dessein, le terme «symbolique». Jean Clair (6) , à qui nul ne reprochera d’évoquer un sujet qu’il ne maîtrise pas, déclare sans ambages : «quand l’ordre du symbolique, qui marque le contrôle du signifiant et l’imposition de la figure paternelle, est aboli, la liberté de faire n’importe quoi est complaisamment revendiquée. C’est parce que nous n’accordons plus aucune importance au sens, à la valeur, aux pouvoirs et aux dangers des images que nous laissons à l’œuvre d’art la licence d’être insignifiante. La pseudo-liberté d’expression de l’art moderne, l’audace de ses sujets, l’autonomie présumée des formes qui la composent ne sont jamais que les déchets d’une fonction qui n’est plus discernable.»

Marc Alpozzo
Votre critique de l’art contemporain repose en grande partie sur la fausseté du langage, parole incapable de commenter, que vous accusez de vulgarité et de bassesse. Vous voulez en finir avec le mensonge, le bavardage parisien, la grande «parlouze», pour retrouver le langage rédimé, le silence qui est, vous dites, une autre forme de prière. Mais n’est-ce pas un refus de votre part d’accepter que l’art ne pourra plus être semblable à celui d’hier ou d’avant-hier ? Vous qui reprenez le film de Tarkovski, Stalker, cette parabole pour la fin des temps, pourquoi n’accepteriez-vous pas de voir dans ce passage du Beau à l’Idée une autre forme de dénonciation de cette fin des temps ? L’homme incapable de remonter à l’émotion du sensible, coupé du monde par la technique, la science et les formules mathématiques, voire économiques ? On a cet étrange sentiment que, à l’instar du professeur dans le film de Tarkovski, vous cherchez à détruire l’endroit.

Juan Asensio
Erreur. Pourquoi vouloir détruire notre dernière chance de beauté ? Si je devais m’identifier à un personnage du chef-d’œuvre de Tarkovski, ce serait peut-être à l’écrivain, désabusé et cynique mais désireux finalement qu’on lui prouve que le surnaturel existe, voire au stalker lui-même, qui n’est autre qu’un passeur.
Je ne vois vraiment pas ce que vous voulez dire en évoquant ce passage du Beau à l’Idée : d’abord, je n’accorde de majuscule qu’à un seul mot, Dieu et je vous fais remarquer que le Beau et l’Idéal restent, à mon sens, indissociables, comme l’évoque un magnifique conte d’Hawthorne intitulé L’Artiste du Beau. Ensuite, je suis bien évidemment, en tant que «réactionnaire authentique», un affamé de beauté, et cela où qu’elle se trouve, y compris bien sûr, puisque je ne la cherche pas dans quelque ailleurs éthéré, y compris donc (c’est décidément chez vous une idée fixe) dans le monde qui m’entoure et qui est, je vous le répète, le mien. Je ne cherche donc pas à détruire la Zone ou, plus exactement, la mystérieuse Chambre des miracles, mais au contraire à y faire pénétrer ceux qui auront décidé, à leurs risques et périls, de le faire. Un passeur vous disais-je, un cicérone ou, pour réemployer une métaphore utilisée par Carlo Ossola, un lanternarius (7) .
Stalker n’est absolument pas une parabole pour les temps de la fin : je la comprends et elle doit d’ailleurs être comprise selon Tarkosvki lui-même comme une méditation ayant bien évidemment valeur séminale pour notre époque. C’est la définition même de l’art : une façon, non obvie à la différence de la parabole dont le sens est toujours clair, de lire une époque, aussi trouble soit-elle. C’est curieux mais j’ai l’impression que, davantage que je ne le suis, vous paraissez obsédé par l’Apocalypse…

Marc Alpozzo
Je reviens sur cette idée de destruction qui semble vous hanter. Votre prose est souvent polémique, imprécatoire, par moment violente contre l’époque et ses idoles. Vous critiquez les œuvres récentes de trois auteurs contemporains, Maurice G. Dantec, Éric Bénier-Brückiel, Marc-Édouard Nabe, sans manquer de souligner toutefois l’échec monumental du roman que vous commentez, excepté peut-être celui de Nabe, Alain Zannini que vous sauvez in extremis. Je ne sais pas si j’extrapole mais n’est-ce pas l’aveu de votre part que l’époque est incapable de produire une œuvre infinie, transcendante et intemporelle ? Au fond, n’avez-vous pas le sentiment d’être, par votre regard critique sur la production moderne, dans la posture de l’homme révolté d’Albert Camus dont Léon Bloy dira qu’il «pleure son idéal saccagé», que vous citez d’ailleurs dans La Littérature à contre-nuit (8) ?

Juan Asensio
Je ne vois pas bien comment Léon Bloy peut dire quoi que ce soit d’un type analysé par Camus. Passons, je vous taquine. Je suis d’accord avec la fin de votre question (un révolté, oui) et absolument en désaccord avec son début. Voyons, aucune époque n’a prétendu produire une œuvre, je vous cite, «infinie, transcendante et intemporelle» pour la bonne et simple raison que l’art est fini, immanent et temporel. Son mystère, partant justement de l’humilité absolue de son extraction, est qu’il parvient à rejoindre une sphère qui le dépasse… Non, qui l’accomplit plutôt, qui assume, récapitule, encharne si je puis dire (voir les beaux livres de Leupin, Weidlé et les textes, non traduits en français, de Lorentzatos, dont le plus célèbre a pour titre éloquent Le centre perdu) son humilité. L’art est ainsi, à mes yeux, christique : il ne maudit pas la matière, il ne maudit pas la chair, il affirme qu’ils sont chair, matière et esprit. L’art assume la matière et la chair.
Bien sûr, si vous voulez dire que l’art contemporain confond la matière et la chair qu’il transforme en viande, dans ce cas, oui, je suis d’accord avec vous : il manque d’ambition, tout simplement. Il croit produire ce que Joyce appelait une épiphanie et, dans le meilleur des cas, il ne provoque qu’une émotion érigée en parangon des sens et de l’esprit, malgré tout le bavardage pseudo-intellectuel qui salue ses très maigres résultats.

Marc Alpozzo
Écrivant à propos de Villa vortex de Dantec et Alain Zannini de Nabe, vous n’hésitez pas à dire que ces deux romans sont monstrueux car «ils traitent de l’unique question absolument méprisée par nos écrivains qui refusent de sonder le cœur secret de leur art» (9), à savoir le langage, qu’il faut sauver d’une littérature en putréfaction et encore trop bavarde. Quelle est selon vous la conséquence immédiate de cette perte du langage ? Est-ce que, à l’instar d’un Heidegger par exemple, vous y voyez une perte de la recherche de l’être ?

Juan Asensio
Incontestablement. Selon Pierre Boutang, les critiques ne servent à rien, hormis, ce qui est absolument énorme et d’une portée tout de même plus noble que les bluettes de Gérard Genette, à «maintenir le sens et la fonction religieuse du langage» (10). Ce que je cherche en lisant un roman, c’est le visage de Dieu et ma foi, quelle que soit l’outrance du maquillage, j’ai toujours réussi à déceler, sous le masque grotesque, une face rayonnante de beauté.
Sur Dantec et Nabe, je crois n’avoir pas une ligne à ajouter à celles que j’ai écrites à propos des deux romans que vous évoquez, Villa Vortex et Alain Zannini. Ce n’est pas de la prétention, c’est un simple constat : Dantec, par exemple, ne nous raconte à peu près plus rien d’intéressant depuis Villa Vortex. Il se répète, répétition aggravée par le fait que son rythme de publication me semble draconien. Pour exténuer un écrivain et, finalement, le ridiculiser, on ne s’y prendrait pas mieux.
Quoi qu’il en soit, la conséquence immédiate du manquement que vous évoquez n’est point une nouveauté : elle réside dans le fait, pour les puissants, de parvenir à manier les foules dont les émotions simples ont été décrites une fois pour toutes par Gustave Le Bon. Il semblerait aujourd’hui que le pouvoir lui-même ou plutôt, maintenant, la sphère du politico-médiatique, ne soit plus en mesure de résister à la force centrifuge de cette toupie devenue folle évoquée par Chesterton puis Bernanos : plus aucun domaine ne semble devoir donc échapper à l’emprise tentaculaire de ce qu’Armand Robin, dans un livre que je ne me lasse pas de relire, appelait la «fausse parole».

Marc Alpozzo
Continuons avec Dantec et Nabe. Vous les considérez comme les deux derniers écrivains qui ont ressenti «la nécessité irrécusable de venir au secours de l’écriture» (11). Question naïve : les considérez-vous comme les deux derniers grands écrivains d’une époque littéraire révolue ? Pensez-vous qu’après ces deux écrivains, d’ailleurs controversés et bannis par le système, la littérature française aura rendu son dernier souffle ? Et d’ailleurs, pourriez-vous vous expliquer ce bannissement, presque aussi violent que celui qui touche encore aujourd’hui Joseph de Maistre, Léon Daudet, ou Drieu La Rochelle ?

Juan Asensio
Je serai bref : je ne considère absolument pas Nabe et Dantec comme deux écrivains de génie, je ne l’ai d’ailleurs jamais écrit, pas même comme les derniers représentants d’une «époque littéraire révolue». Quelle époque littéraire d’ailleurs ? Celle des Mauriac, Bernanos, Claudel ou Green ? Allons allons, il y avait quelque sens, avec de pareils écrivains (et d’autres comme Malraux et même Camus) à parler d’époque mais avec Dantec et Nabe ? Écrivains de talent, sans doute, encore que les romans de Dantec deviennent de plus en plus commerciaux, donc franchement mauvais je vous l’ai dit. D’une façon purement formelle, et malgré d’évidentes fulgurances dans leurs livres, ce ne sont guère des stylistes si on les compare à un Dupré ou même à un Gracq. Soyons clairs : les ouvrages de Dantec ne m’intéressent et ne m’ont toujours intéressé que comme vecteurs. Quelque chose cherche à se dire dans ses meilleurs romans, une fusion entre la science-fiction et la littérature chrétienne qui pour le moment ne s’opère que fort maladroitement, si tant est qu’elle se réalise un jour… Que valent un Dantec et un Nabe si on compare leurs ouvrages, y compris les meilleurs, à ceux d’un Cormac McCarthy, d’un László Krasznahorkai ? Pas grand-chose, peut-être même rien du tout. Dantec, qui est un humble véritable, ne vous dira d’ailleurs pas le contraire. Nabe, qui est d’une prétention comique, réellement gargantuesque, vous demandera, sans rire, si les auteurs que vous lui opposez sont encore vivants !
Contrairement à ce que vous dites, ces deux auteurs ne sont absolument pas bannis par le système: Nabe a été longtemps publié par Le Rocher, à présent par Léo Scheer, et Dantec a fait éditer ses livres par Gallimard puis Albin Michel. Si ces deux-là sont bannis, je veux bien les accompagner lorsqu’ils traverseront les étendues solitaires où ils ne manqueront pas de ruminer leur parcours éditorial tout de même prestigieux. Ils ne sont pas bannis mais pleinement intégrés, au contraire. Disons que ce que vous appelez le «système» les utilise à sa façon, tentant de se faire peur : je doute qu’il ait vraiment peur, ce ne sont que des accroches vulgaires de journalistes qui ne feront pas même battre un des longs cils blonds d’Aude Lancelin, c’est dire...
Les causes de ce bannissement ? Il faudrait s’entendre sur la réalité de ce terme : à mon sens, le dernier grand pestiféré des lettres françaises est Rebatet, même réédité et défendu (du moins ses livres) par George Steiner, certainement pas Drieu La Rochelle. Pour tenter de vous répondre, disons qu’elles sont multiples, comme j’avais essayé de le montrer dans mon introduction aux Écrivains infréquentables (12): politiques et médiatiques d’abord ou plutôt, politico-médiatiques, puisque les médias, depuis quelques décennies tout de même, remplacent, en France, la Sainte Inquisition défunte, sauf dans les salles de rédaction du Monde, de Libération, du Nouvel Observateur et de quelques autres journaux. Raymond Aron dans son Opium des intellectuels ne cessait d’insister sur le fait que la France, singulièrement sa capitale, sont affamées d’idéologie. Cette vérité qui était, dans les années cinquante où fut publié ce grand livre, une banalité est encore, plus que jamais même, valable pour notre époque. L’absence d’idéologie véritable, clairement identifiable, est devenue idéologie, non plus nihilisme mais pur statisme, triomphe de l’indifférencié. Monsieur Ouine est devenu président, et journaliste, et éditeur et, par-dessus le marché, épicier et contrôleur aérien… !
Daudet, Drieu La Rochelle sont édités et réédités avec des fortunes diverses certes, tout comme l’est Maistre, Barbey ou encore Bloy, grâce aux efforts d’un Pierre Glaudes par exemple. Le fait qu’ils ne soient pas davantage évoqués, commentés, lus vous avez raison, tient à la nature même de leur génie : ils dérangent et l’homme moderne, surtout lorsqu’il est français, n’aime guère qu’on le dérange. Je n’évoque point des raisons contingentes mais, hélas, pas moins évidentes, comme la crasse ignorance de certains éditeurs: songez ainsi que Plon, alors que nous allons commémorer les soixante ans de la mort de Georges Bernanos, n’est pas même capable de rééditer dignement les livres du Grand d’Espagne. Il est peut-être même à craindre qu’Olivier Orban ne sache rien d’un des écrivains qui a fait la réputation de sa propre maison.

Marc Alpozzo
Vous placez au centre de votre œuvre critique la question du mal, celle qui constitue le centre de gravité de toute l’œuvre de Bernanos, Hello, ou Dostoïevski pour ne citer qu’eux. Ce mal, c’est celui qui ronge le langage, qui se répand dans une société qui sombre dans le nihilisme et la fausse parole, cancer diabolique pour une littérature déjà éteinte. Où placez-vous la question de l’émotion ? Celle qui tenait à cœur un Céline qui, pour ressusciter l’émotion en littérature, n’a pas hésité à importer dans l’écriture le style parlé ? N’avez-vous pas cette crainte d’être un brin trop réactionnaire et par là de passer à côté d’une autre façon de traiter la littérature ? Ne pourrions-nous pas considérer que l’époque ne peut plus écrire sur le même mode que les siècles précédents ?

Juan Asensio
Pardonnez-moi mais, je ne comprends pas votre question. De quoi parlons-nous à la fin, du mal ou de l’émotion ? L’un et l’autre sont-ils d’ailleurs inconciliables ? N’avez-vous pas été ému, justement, en lisant Dostoïevski, Bernanos et Céline évoquant le mal ? Erreur colossale de lecture: ce n’est pas le mal qui constitue le centre de gravité des œuvres de ces auteurs mais Dieu. Réactionnaire… Je vous ai déjà répondu il me semble et puis, une fois pour toutes, je crois que réactionnaire, on ne l’est jamais trop, surtout face à la certitude de périr noyé dans l’immense océan de merde qui n’en finit pas de grossir.
Quant à votre dernière question, elle est saugrenue : aucune époque n’a écrit de la même façon que celle qui la précédait et pourtant toutes ont évoqué les mêmes grandes questions il me semble: le mal en est une. Souvenez-vous de ce que Victor Hugo (dans Les Travailleurs de la mer (13)) affirmait à propos de Gilliatt: «Ce qu’il éprouvait échappe aux paroles; l’émotion est toujours neuve et le mot a toujours servi; de là l’impossibilité d’exprimer l’émotion.» Fort bien. Savez-vous quelle fut la réponse de l’irascible Julien Benda à ce truisme hugolien ? Il écrivit, fort justement, cette autre évidence: «Cette phrase, écrite en 1866, frappe par sa modernité. Elle pourrait être de Bergson, de Proust, de Gide, de Jouve, d’Eluard, de Fargue, de tel surréaliste. Elle est d’ailleurs fausse; le mot a le pouvoir de redevenir neuf par l’accent dont il est prononcé, le mouvement où il est inséré, l’acuité de sens qui lui est donnée; cette faculté, je souligne, de renouveler le mot est justement ce qui fait le grand écrivain.» (14) Je ne suis donc, une fois de plus, absolument pas contre le fait de lire de nouvelles choses; seulement, il n’y a pas de nouvelles choses, il n’y a que des choses mal écrites se faisant passer pour nouvelles. Et vous pouvez faire rentrer dans cette catégorie plutôt vague et extensive l’irrésistible et bavarde ondée de la sous-littérature, soit 95%, mon estimation n’est peut-être pas assez sévère je vous l’accorde, de ce qui est distribué par des libraires devenus épiciers.

Marc Alpozzo
Vous avez une immense admiration pour des écrivains comme Georges Bernanos, Léon Bloy, ou Joseph de Maistre entre autres, que la culture et la pensée dominante ne regardent pas spécialement d’un bon œil. Selon vous, qu’est-ce que ces écrivains ont apporté à leur génération, et que peuvent-ils encore transmettre à la nôtre et à la prochaine ?

Juan Asensio
Ces écrivains ont apporté à leur génération ce qu’ils peuvent apporter à la nôtre, ce qu’ils apporteront je l’espère à celles qui viendront : l’intelligence et la liberté. Le courage aussi de se vouloir libre, ce qui est beaucoup plus difficile que le fait de l’être, tout en prétendant, comme nos journaliers, que nous vivons dans un État policier.

Marc Alpozzo
Vous dédiez votre ouvrage à Maurice G. Dantec. Écrivain réactionnaire, s’inscrivant dans la droite ligne de vos propres thèmes. Au-delà de la petite note provocatrice que nous pourrions naïvement y voir, n’est-ce pas de votre part l’aveu que la littérature dans sa grande déchéance se serait réfugiée dans le sous-genre, dont Maurice G. Dantec, tout comme Philip K. Dick auquel vous rendez hommage par un article, sont les représentants, délaissant désormais la littérature générale devenue, dans son dépérissement, une littérature pour salon ?

Juan Asensio
Dantec est un écrivain, je ne sais pas s’il est un écrivain réactionnaire, puisque nous ne savons pas ce qu’est votre conception de la réaction. Je constate cependant, certes, que vous y faites rentrer beaucoup de personnes, dans cette niche. En somme, tout écrivain digne de ce nom l’est, réactionnaire, puisqu’il s’oppose à son époque; les mauvais au contraire la suivent, la flattent, la baisent, se couchent sous elle et écartent leurs cuisses, comme l’impudique charogne de Baudelaire. Boutade de ma part ? Sans doute, oui mais je me demande si je ne suis pas en dessous de ce à quoi nous devons nous opposer : l’affadissement universel.
Ce que vous appelez la grande littérature, donc la littérature sans autre épithète de nature, se moque des genres et des sous-genres. Tolkien, si on s’amusait à le ranger dans de petites cases scolaires, ne serait qu’un écrivain d’heroic fantasy, alors qu’il est bien évidemment beaucoup plus que cela. Je ne vois pas trop à quoi, enfin, correspond ce que vous nommez «littérature générale».

Marc Alpozzo
Vous êtes connu, notamment par votre blog, pour travailler sur le cadavre de la littérature. Qu’est-ce à dire ? Est-ce purement provocateur, ou au contraire parfaitement sérieux, avouant par là qu’il n’est plus possible d’écrire autre chose que des ouvrages critiques, le romanesque étant, d’ores et déjà, voué à l’échec ? N’est-ce pas finalement, une posture très classique d’écrivain qui, à chaque génération, pense que les «carottes sont cuites» ? N’avez-vous pas le sentiment d’être le nostalgique d’un âge d’or qui n’exista jamais, et par ce fait donc, n’être que le «passeur» d’un mythe ?

Juan Asensio
Il me semble, là encore, avoir déjà répondu à vos questions. Comment diable pouvez-vous savoir qu’un âge d’or n’a effectivement pas existé, puisque tous les mythes originels, de ceux des Papous à ceux des anciens Grecs, sans la moindre exception à ma connaissance, y font référence ?
Poursuivons, une fois de plus, avec Nicolás Gómez Dávila qui écrit, superbement : «Le réactionnaire n’est pas un nostalgique rêvant de passés abolis, mais celui qui traque des ombres sacrées sur les collines éternelles.» (15) Je traque les signes moi aussi, et je vous assure que je ne sors jamais de chez moi sans de puissantes jumelles de chasse !
D’une phrase : la mort du romanesque est une vieille antienne, je n’y crois pas davantage qu’à celle de la littérature, voire de l’écrit. Regardez ce que fait un jeune auteur, Julien Capron, en publiant un superbe roman, Amende honorable : il s’inscrit dans une continuité romanesque et, en même temps, en bouleverse les codes. J’écris là une banalité absolue puisque, je vous le répète, tout écrivain digne de ce nom s’approprie une tradition puis essaie, s’il a quelque génie, quelque volonté et conscience de son devoir d’artiste, d’en dynamiter les conventions. L’art, c’est tout de même bien connu, meurt de facilités et vit de contraintes.
Enfin, pour répondre à votre toute première interrogation, disons que je dissèque les cadavres pour tenter de comprendre les mécanismes de la vie. C’est d’ailleurs un vieux rêve que tout anatomiste conséquent a dû nourrir, surtout à l’époque où l’Église était légèrement sourcilleuse en matière de dissections… Aujourd’hui au contraire, regardez : les médias nous proposent même des visites guidées dans des morgues remplies de livres morts. Tout récemment, j’ai cru voir qu’Anne Crignon était devenue responsable d’une visite guidée dans le mausolée où le corps de Philippe Sollers est embaumé depuis une bonne cinquantaine d’années au moins, précieusement protégé par les impassibles gardes rouges que son Yannick Haënel et François Meyronnis.
Nos vivants étant presque des morts, je retourne de plus en plus à mes chers morts plus vivants que nous, Bernanos, Conrad, Faulkner, Baudelaire, Gadenne et quelques autres que je n’ai sans doute point besoin de nommer.

Marc Alpozzo
Pensez-vous que cette décomposition de l’immense cadavre occidental doit nous porter à regarder ailleurs, ce qu’une littérature étrangère produit à présent ?

Juan Asensio
Bien sûr, n’évoqué-je pas, sur mon blog, les romans de DeLillo, Gass, McCarthy, Krasznahorkai, les livres de Sebald, Calasso, Bolaño et beaucoup d’autres ?

Notes
(1) La Critique meurt jeune, Le Rocher, 2006.
(2) La Littérature à contre-nuit, A contrario, 2005, Sulliver, 2007.
(3) Op. cit., pp. 14-23.
(4) «Cependant, l’Écrivain n’est pas un homme veule. Il est inconsolable de vivre dans un monde qui n’est plus, comme avant, enchanté, qui n’est plus le monde de l’enfance mais celui tragiquement plat, des vérités scientifiques, celui du triangle A-B-C, absolument identique à n’importe quel triangle, fût-il celui des Bermudes», p. 13. Ces lignes font bien sûr référence au dialogue de Tarkosvki dans Stalker.
(5) Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique (éditions du Rocher, coll. Anatolia, 2004), p. 21
(6) Malaise dans les musées (Flammarion, coll. Café Voltaire, 2007), p. 105.
(7) Carlo Ossola écrit : «Le critique a toujours été ce lanternarius sobre et silencieux qui observe et garantit la cérémonie, en restant aux marges du banquet ; et qui a le devoir, et la responsabilité morale, de reconduire – après le repas du texte – les convives chez eux : l’accessus et le discessus lui appartenaient. Connaisseur de la nuit, complice également (c’est le sens figuré du terme latin), il savait quand le festin se terminait […], et une petite bougie suffisait à montrer le chemin derrière lui», L’Avenir de nos origines. Le copiste et le prophète (Jérôme Millon, coll. Nomina, 2003), p. 19.
(8) Page 106.
(9) La Critique meurt jeune, pp. 128-129.
(10) Pierre Boutang, Les abeilles de Delphes (éditions des Syrtes, 1999), p. 346.
(11) La Critique meurt jeune, idem, p. 130.
(12) Numéro hors série de La presse Littéraire (Robert Laffont Presse) paru en 2007. Cet ouvrage, augmenté de nouveaux portraits d’infréquentables, va devenir un livre (espérons-le).
(13) Troisième partie, livre 1er , chapitre II
(14) Julien Benda, La France byzantine ou le triomphe de la littérature pure [1945] (Gallimard, 1981), p. 292.
(15) Op. cit., p. 23.

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