Le passé de notre avenir : à propos de L'Avenir de nos origines de Carlo Ossola (23/09/2005)

Crédits photographiques : Joe Klamar (AFP/Getty Images).
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C’est bien des mois après sa parution chez Jérôme Millon que j’ai lu le dernier essai de Carlo Ossola, L’Avenir de nos origines, alors même que son sous-titre assez bizarre, Le copiste et le prophète, ne pouvait que m’intriguer. Plutôt que de parler de paresse ou même d’oubli, je ne veux voir dans cette étrange procrastination (il y en a eu et il y en aura tant d’autres, c’est l’essence même de toute lecture véritable) que l’évidence d’un rythme de lecture aussi mystérieux qu’il est fantasque : ce n’est qu’à ce moment-là et non à tel autre qui en apparence – et en apparence seulement – eût convenu, que je ne pouvais faire autrement que lire cet ouvrage, peut-être parce que le terme de prophète contenu dans le sous-titre s’auréolait depuis quelques jours à peine d’un tout nouvel éclat après ma lecture du majestueux essai de Pierre Bouretz, Témoins du futur.
Allons à l’essentiel : il s’agit, avec ce bel ouvrage de Carlo Ossola qui est en fait un recueil de textes divers évoquant Barthes, Celan, Pétrarque, Dante ou encore Montale, textes remaniés pour les besoins de cette publication en volume, de faire le constat d’une double mort, celle de Dieu et celle, conséquence sans doute inévitable de la première selon l’auteur, de l’art. Ossola écrit ainsi : «l’art ne semble lui aussi, aujourd’hui, qu’un fragment dispersé d’une identité perdue ; après la mort de Dieu, s’ensuit la mort de ses copies : l’art, la poésie, la musique, tout ce qui était ordre et beauté». Ce constat, terrifiant quant au processus d’avilissement et d’appauvrissement qu’il implique dans une sphère bien plus vaste que celle de la seule production artistique, ne donne pourtant aucun droit, selon Ossola (voilà le point essentiel qui sépare le propos de notre auteur de celui d'un Wladimir Weidlé dans ses Abeilles d'Aristée), de jouer aux Cassandre. C’est bien là, dans cette véritable disparition plutôt qu’occultation sous la plume de l’auteur, disparition pour le moins surprenante du souffle et de la parole prophétique, que se tient l’unique réserve (mais de quelle taille !) que je me permettrai de souligner.
Car enfin je ne sais trop, dans ce livre à l’impeccable érudition (un simple survol de l’apparat critique suffit pour s’en convaincre), où se cache le prophète mais assurément le copiste n’est pas loin puisqu’il n’est que l’un des noms du critique selon Ossola : «Par rapport à la création, elle [la critique] joue le rôle du copiste, elle réécrit patiemment des bribes, elle dépeint un modèle à la taille du lecteur, pour qu’il devienne son habit. Par rapport au lecteur, elle est le silencieux lanternarius, guide et complice de tant de veilles de lecture». Qu’est-ce encore qu’un lanternarius ? L’auteur nous l’explique : «Le critique a toujours été ce lanternarius sobre et silencieux qui observe et garantit la cérémonie, en restant aux marges du banquet ; et qui a le devoir, et la responsabilité morale, de reconduire – après le repas du texte – les convives chez eux : l’accessus et le discessus lui appartenaient. Connaisseur de la nuit, complice également (c’est le sens figuré du terme latin), il savait quand le festin se terminait […], et une petite bougie suffisait à montrer le chemin derrière lui». L’image certes est magnifique mais le critique peut-il se contenter face à l’œuvre commentée, de nos jours, d’un simple rôle de cicérone diligent, voire complaisant ? Non, plus qu’un pâle porteur de lanterne, fût-il l’hôte impeccable des tables les plus exigeantes, le critique se doit d’être l’un de ces phares qu’évoquait Baudelaire, puisqu’il nous faut à présent plonger dans les ténèbres plutôt que de surveiller la paisible digestion des convives. Si donc il n’y a plus, pour arpenter les pistes pulvérulentes, d’irascible Isaïe, de Daniel pourfendeur de la tiédeur, c’est alors, d’une certaine façon, le critique qui doit se dépouiller du paletot minable de Bartleby pour se revêtir des guenilles du prophète.
Car il faut bien reconnaître qu’Ossola ne sort pas de l’ambiguïté consistant à affirmer, d’une part, l’évidente marchandisation de l’art (l’auteur parle, empruntant le terme à Edmond de Goncourt, d’«amassement») et la disparition de toute trace directe de grandeur fondatrice et plus encore de verticalité («Tout projet d’enseignement d’une civilisation doit en tenir compte : plus une tradition est riche, plus elle a besoin de mythes qui rassemblent la discontinuité événementielle dans une présence éloquente») et, d’autre part, la préférence appuyée pour l’exploration d’une voie moyenne de mesure qui, à mes yeux, est d’abord celle du renoncement, et du renoncement à l’idée même d’une souveraineté spirituelle de l’Europe sur le reste du monde. En effet, si, selon Carlo Ossola, «nous ne pourrons plus nous référer à une civilisation en partant préalablement de la tradition linguistique qui l’a soutenue le long des siècles [puisque] l’Europe des anciens états et des langues nationales n’a plus assez de droits reconnus pour espérer que son unité puisse être faite en revendiquant, ici ou là, le prestige et les priorités civilisatrices de telle matrice ou de telle autre», c’est alors une autre forme de centralité qu’il faudra bien nous résoudre à invoquer : «Elle [l’auteur évoque toujours l’Europe] devra se retrouver autour de l’identité sans frontières qu’elle a connue dans la Romania latine du Moyen Age, dans l’humanisme néolatin de la Renaissance, dans les retours de mémoire classique qui ont tempéré et enfin maîtrisé aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles les fureurs destructrices des révolutions : la «clémence» de Métastase et de Mozart, la pureté «archéologique» de Leopardi et de Mallarmé, le rythme latin d’une liturgie universelle du temps humain […], d’abord chez Baudelaire […], et ensuite chez Eliot et chez Joyce». J’aimerais écrire, aussi sincèrement qu’il me serait donné de le penser et de l’affirmer : une telle profession de foi est tout simplement splendide mais j’ai bien peur, hélas, qu’elle ne reste qu’un vœu pieux, ou, cette fois lamentablement consensuelle, l’une de ces belles maximes capables de faire applaudir le conférencier généreux par un parterre de professeurs, alors que le monde extérieur, celui que les murs du Collège de France tiennent à l’écart des colloques, est en train de périr, de crever douillettement à force de bâtarde repentance, non pas celle, comprenez-moi bien, que manifesteraient les fiers Chinois, les inflexibles Indiens ou les rusés Arabes mais, battant sempiternellement leur coulpe jusqu’à l’organe anémié, des seuls Européens. Et je dois dès lors confesser que la suite de la conclusion du beau livre d’Ossola ne dissipe guère cette impression d’excessive prudence, pour ne pas évoquer un vice moins bénin, celui d’une fausse politesse ne parvenant guère à cacher le noyau pourri, la peur : «Partir encore une fois, aujourd’hui, écrit ainsi l’auteur, de la «romanité» signifie se remettre à interpréter les lettres d’Europe, non pas au nom de l’origine, mais au nom de quelque chose d’insaisissable comme une idée, qui fit identiquement latins Sénèque l’Ibère et Augustin l’Africain : ne situant pas l’ubi de la réalité mais l’ailleurs de la promesse».

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