Ô mort, où est ta victoire ? À propos de Campo Santo de W. G. Sebald (31/05/2014)

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«I am haunted by the vivid memories of killings and corpses and anger and pain... of starving or wounded children, of trigger-happy madmen, often police, of killer executioners...»
Derniers mots de Kevin Carter avant de se suicider, le 27 juillet 1994, trois mois après avoir obtenu le prix Pulitzer pour cette photographie.
4157929960.jpgW. G. Sebald dans la Zone.





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LRSP (livre reçu en service de presse. Traduction de Patrick Charbonneau et Sibylle Muller, Actes Sud, 2009. Toutes les mentions de pages entre parenthèses renvoient à cette édition).

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Publié en 2003 en Allemagne, Campo Santo (1) est un assemblage hétéroclite de différents textes dont le premier nœud, pourrait-on dire, est composé de quatre récits assez brefs sur la Corse. Il est assez difficile, en l'état, de juger ces écrits, que l'auteur estima pouvoir être publiés séparément des autres textes constituant un manuscrit consacré à la Corse «comme territoire emblématique de sa vision du monde, et comme point de départ d'une nouvelle pérégrination littéraire», nous dit la quatrième de couverture de l'ouvrage. De fait, il est clair que nous retrouvons dans ces textes les préoccupations habituelles de Sebald, évoquant, au détour d'un tableau de Pietro Paolini, «tout l'insondable malheur de la vie» (p. 13) mais encore le sens de l'histoire : «Mais que savons-nous d'avance du cours de l'histoire qui se déroule selon quelque loi qu'aucune logique ne peut décrypter, mû et souvent détourné de son orientation au moment décisif par des impondérables minuscules, par un courant d'air à peine perceptible, par une feuille qui tombe à terre ou par un regard qui va d'un œil à l'autre dans une assemblée. Même après coup, nous ne pouvons pas reconnaître ce qui s'est réellement passé alors, et comment on en est arrivé à tel ou tel événement mondiale. La science du passé la plus exacte ne s'approche guère plus de la vérité, inaccessible à l'imagination, que par exemple une affirmation aussi saugrenue que celle qui me fut présentée un jour par un dilettante du nom d'Alfred Huyghens [...] : selon lui, tous les bouleversements opérés par l'Empereur des Français [...] ne sauraient avoir d'autre cause que son daltonisme» (p. 20).
Quoi qu'il en soit, ce magnifique recueil m'a surtout frappé par l'évocation pleine de retenue et de mystère dans ses premières pages, puis exposée sous différentes lumières dans les autres textes, de la mort et de la place que nos sociétés lui font, de plus en plus réduite, et qui contraste douloureusement avec le sentiment de joie et de plénitude éprouvé par l'auteur «parti en nageant vers le large, avec une prodigieuse légèreté» (p. 24).
Cette occultation de la mort, visible dans le soin maniaque, proprement nihiliste dans sa totale déshumanisation, avec lequel nous cachons nos mourants et nous débarrassons de nos morts n'a probablement de réelle contrepartie que son intolérable exposition médiatique, la photographie étant sommairement définie par Sebald comme «la matérialisation des apparitions de fantômes au moyen d'une magie très douteuse» (p. 31). Hanté par les visions infernales que ses photographies ont contribué à reproduire en centaines de millions de petites idoles maléfiques, décriant ainsi une situation effectivement intolérable autant qu'il en banalisa l'horreur photogénique, incapable de faire face, peut-être, au cas de conscience exorbitant qui se présenta sous ses yeux grands ouverts en la personne de cette petite fille, qu'il ne pouvait secourir, à bout de forces et épiée par un vautour, n'en pouvant plus des vertueux imbéciles qui l'accusèrent de n'avoir pas agi et, pire, d'avoir mis en scène cette vision d'une rapacité anonyme, on oserait écrire : naturelle, Kevin Carter se suicida à l'endroit même où, enfant, il avait l'habitude de jouer, donnant ainsi, par ce retour (illusoire, inutile, facile, menteur, nul n'est en droit de le décider) aux sources de sa propre innocence, le plus magistral des coups de pied au cul de ces autres vautours, eux parfaitement artificiels et pas mêmes utiles à l'équilibre de l'écosystème, qui s'acharnèrent sur lui et dévorèrent son esprit.
Si l'on en croit Sebald, Kevin Carter, cette petite fille peut-être (puisque personne ne sait en fin de compte ce qu'elle est devenue, pas même celui qui éternisa sa souffrance), n'ont même plus la possibilité de venir nous saluer et, à la brune, de murmurer leur tristesse : «Ils sont encore autour de nous, les morts, mais parfois je crois qu'ils vont peut-être disparaître bientôt. Maintenant, alors que nous en sommes arrivés au point où le nombre des êtres vivant sur la terre a doublé au cours de seulement trois décennies et triplera encore à la prochaine génération, nous n'avons plus besoin d'avoir peur du peuple autrefois tout-puissant des morts. Ils perdent de plus en plus de leur pouvoir. Il ne peut plus être question de souvenir éternel et de culte des ancêtres. Bien au contraire, il faut maintenant que les morts soient mis à l'écart, aussi vite et aussi totalement que possible» (pp. 38-9).
Ce sont la les nouvelles mœurs de «notre espèce perturbée, devenue folle de son propre fait» (p. 33), tentant d'occulter l'évidence que la Corse a révélée à Sebald, à savoir «qu'il existe un royaume des ombres qui s'étend jusqu'en plein jour, et dans lequel le destin, qui finit par nous rattraper, est prédéterminé par l'action d'une puissance perverse» (p. 37). La société contemporaine, elle, affirme comme une évidence parfaitement démocratique le fait que les morts n'ont strictement plus aucun lien avec les vivants, qui doivent donc, de fait, les mettre à l'écart : «dans les conurbations de la fin fin du XXe siècle, où chacun est remplaçable dans l'instant, et en fait superflu dès sa naissance, il importe de jeter sans cesse du lest par-dessus bord, d'oublier sans réserve tout ce dont on pourrait se souvenir, la jeunesse, l'enfance, l'origine, les aïeux et les ancêtres» (p. 39). Ainsi, «issus d'un présent sans mémoire, confrontés à un présent que la raison d'un seul individu ne peut plus saisir, nous finirons par quitter nous-mêmes la vie sans éprouver le besoin de rester encore ne serait-ce qu'un instant, ou de revenir à l'occasion» (p. 40).
Le dernier texte de ce manuscrit corse en somme, intitulé Les Alpes dans la mer, évoquant, assez curieusement d'ailleurs, combien fort est «notre désir de pardon, et faible le prix que depuis toujours nous payons pour l'obtenir» (pp. 47-8), remarque qui n'est évidemment pas sans lien avec la lecture de La Légende de saint Julien de Flaubert, pointe la responsabilité de l'homme dans la disparition des forêts primitives et majestueuses qui constituaient, il n'y a tout de même pas si longtemps que cela à l'échelle géologique, les paysages de la Corse. Ainsi, Sebald se demande si seule la grâce peut encore nous sauver, comme Flaubert semble nous l'assurer dans son conte, par le biais de la «Transfiguration de la dernière page» qui permet à Sebald de lever les yeux de sa lecture, captivé qu'il était par la lecture de ce «récit sur l'infamie de la violence humaine, foncièrement pervers, et qui à chaque ligne s'enfonçait de plus en plus dans l'horreur». Ce texte se termine, comme tant d'autres de Sebald, par la vision cauchemardesque d'un paysage dévoré par le feu, «comme si la pierre elle-même était en flammes, embrasée par un feu intérieur» (p. 50).
Évacuée de toutes parts, comment la mort trouverait-elle, de nos jours, sa terre d'accueil dans la littérature, que nous pourrions définir comme la terre meuble des expériences les plus solennelles de la condition humaine et qui, comme l'écrit Sebald à propos de la pièce de théâtre Gaspard de Peter Handke, doit en somme rester fidèle «au langage non social qui a été mis au ban et en apprenant à mettre en œuvre comme moyen de communication les images opaques d'une rébellion brisée» (p. 68) ? L'évocation de la voix des morts, de leur présence errante et soucieuse : l'une des définitions possibles de l'art de W. G. Sebald assurément, qui s'interroge dans un texte (Entre histoire et histoire naturelle. Sur la description littéraire de la destruction totale) devenu livre sur la question de la mort radicale, industrialisée, mécanique, aveugle. Citons d'abord une remarque, étrange, faite à propos de deux tentatives littéraires, à savoir, les ouvrages de Kasack et de Nossack (1), de rendre compte de la destruction totale : «Il ressort de la comparaison entre le roman de Kasack et le texte de Nossack que la tentative de décrire littérairement une catastrophe collective fait nécessairement éclater, là où elle peut revendiquer son bien-fondé, la forme romanesque liée à la vision du monde propre à la bourgeoisie» (p. 87).
Que faut-il ou plutôt faudrait-il pour Sebald, dès lors, invoquer, afin de faire éclater ces cadres de pensée bourgeoise ? Quel type d'expérience littéraire inouïe ? Quelle radicalité appeler d'une voix blanche et impérieuse ? Quel texte se voulant dénué de toute dimension mythique ou religieuse mais se contentant, simplement, de noter les faits, aussi atroces soient-ils, alors même que «la destruction des villes allemandes à la fin de la Seconde Guerre mondiale», à de rares exceptions près, n'a «pas été représentée en littérature, ni à l'époque, ni plus tard» (p. 69) ? Serait-ce encore de la littérature d'ailleurs, le moyen qui ne permettrait de rendre compte de l'horreur, comme nous le laisse penser l'exemple que cite Sebald, les Nouvelles histoires du réalisateur et écrivain Alexander Kluge ? Irions-nous même jusqu'à prôner la suppression de toute forme d'art, transmission par l'écrit, la mémoire elle-même étant suspecte aux yeux des survivants ? Sebald cite un magnifique passage extrait de l'ouvrage de Nossack qui pourrait, je crois, être utilement rapproché de La Route de Cormac McCarthy ou de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, l'introduisant de cette façon : «C'est précisément pourquoi le souvenir et la transmission de l'information objective que recèle l'entreprise littéraire doivent être délégués à ceux qui sont prêts à vivre avec le risque de la mémoire. Le risque est, comme le montre la parabole de Nossack, que celui en qui continue de vivre le souvenir s'attire la colère des autres, qui ne peuvent continuer à vivre que dans l'oubli. Une nuit, les rescapés se sont regroupés autour du feu : «Alors quelqu'un se mit à parler en dormant. Personne ne comprit ce qu'il disait. Comme tout le monde fut troublé, pourtant ! Ils se levèrent et quittèrent le feu, l'oreille anxieusement tendue vers l'obscurité glaciale. Ils heurtèrent le rêveur du pied. Alors, celui-ci s'éveilla. «J'ai fait un rêve. Je dois avouer ce que j'ai rêvé. J'étais au pays que nous avons quitté.» Il chanta une chanson. Le feu pâlit. Les femmes se mirent à pleurer. «Je reconnais : nous étions des êtres humains !» Alors les hommes se dirent entre eux : s'il en était comme dans son rêve, il ne nous resterait plus qu'à mourir de froid. Abattons-le. Et ils l'abattirent. Alors le feu les réchauffa de nouveau, et tout le monde était satisfait», et Sebald de conclure cet extrait en écrivant que le meurtre de la mémoire est motivé par la peur que l'amour pour Eurydice ne se mue, comme Nossack l'explique ailleurs, en une passion pour la déesse de la mort» (2).
Tant que notre mémoire (3) saura garder quelques forces, il y a fort à parier que nous ne parviendrons à nous débarrasser de nos morts, chers ou détestés, qu'avec les plus grandes difficultés. De même, la description de l'horreur peut être tentée par celles et ceux qui, écrit Sebald, «sont prêts à vivre avec le risque de la mémoire» (p. 85).
Mais ces forces, comme toutes les autres, singulièrement celle de la littérature française qui paraît ne plus avoir de mémoire depuis qu'elle se rêve un avenir de petitesse turgescente dont se repaissent les moineaux du journalisme, déclinent.
Alors les morts mourront une seconde fois, cette fois définitivement, oubliés de tous, comme s'ils n'avaient jamais été des vivants doués de parole.
Alors nous-mêmes nous ne serons plus des vivants mais des morts ayant l'apparence de vivants qui continuent de parler.
Alors la littérature sera réduite au novlangue, ce langage vicié qui colonise lentement mais inexorablement les bouches mais aussi les esprits, et alors encore, comme le déclare Armand Robin qui évoque les «bruissements des oiseaux de proie psychiques», en toute langue, «le langage séparé du Verbe [sera] mis en circulation autour de la planète en une inlassable ronde où les très brefs arrêts [seront] de haines adverses qui, pareillement, hébergent, réchauffent, nourrissent, remettent en route ce vagabond dérisoire […]» (4).
Alors l'homme apprendra autant des «catastrophes que le cobaye en biologie; d'où il ressort que le degré d'autonomie de l'homme face à la destruction potentielle ou à la destruction effectivement provoquée par lui n'est, du point de vue de l'évolution de l'espèce humaine, pas plus grande que celle du rongeur dans la cage de l'expérimentateur» (p. 92).
Alors, contrairement au pari de Sebald, cela signifiera que «tout examen rétrospectif des modalités de la destruction» (p. 93) seront bel et bien vain, ou encore, comme il l'écrit dans un texte consacré à Peter Weiss, que «la remémoration abstraite des morts ne peut pas grand-chose contre les séductions de l'amnésie» (p. 124).
Alors la mémoire ne sera plus un objet de scandale (cf. p. 102) et même les tentatives littéraires les plus abouties de rendre compte de la destruction à l’œuvre, comme le Voyage nocturne de Wolfgang Hildesheimer (5) selon Sebald (cf. pp. 115 et sq.), les textes de Peter Weiss, entré en littérature, nous dit Sebald, «parce que que quelque chose doit être remémoré» (p. 134), ou ceux de Jean Améry (6), ayant réussi «à trouver une langue dont la gravité soit à la mesure de son objet et à faire du traitement littéraire du génocide davantage qu'un exercice imposé entaché de bévues honteuses» (p. 144), alors ces textes-mêmes (7) ne serviront à rien.
Et, définitivement, la littérature ne sera plus que le babil d'une «époque qui a laissé loin derrière elle l'espoir d'une rédemption» (p. 138), et l'imagination créatrice ne pourra même plus se ligoter sur la véritable roue d'Ixion» qui représente «la torture du travail qu'elle poursuit pour s'absoudre au moins elle-même par l'expiation» (p. 140), et l'écriture de W. G. Sebald ne pourrait même plus être qualifiée, comme la musique de Mahler selon Wiesengrund, «de cardiogramme d'un cœur en train de se briser» (p. 174).

Notes
(1) Hermann Kassack, La Ville au-delà du fleuve (traduction de Clara Malraux, Calmann-Lévy, 1951) et Hans Erich Nossack, L'Effondrement, in Interview avec la mort (traduction de Denise Laville, Gallimard, 1950).
(2) W. G. Sebald, op. cit., pp. 85-6. L'extrait de Nossack provient de L'Effondrement, op. cit., p. 279, je n'ai pas conservé la traduction modifiée par Patrick Charbonneau mais utilisé celle de Denise Laville.
(3) La mémoire est le thème lancinant principal de tous les livres de Sebald qui écrit ici, à propos du travail d'Alexander Kluge, une remarque valant parfaitement pour ses propres livres : «La relation qu'il a avec la destruction, décrite par lui, de sa ville natale, est celle d'une recherche du temps perdu, grâce à laquelle les expériences traumatiques que les personnes concernées, en de complexes processus de refoulement, ont livrées à l'amnésie sont ramenées dans la réalité d'un présent conditionné par l'histoire enfouie» (p. 88).
(4) Armand Robin, La fausse parole (Le temps qu'il fait, 1985), p. 53 et p. 66.
(5) J'ai évoqué sur ce blog le magnifique Masante de cet auteur.
(6) Sebald rend compte de Par-delà le crime et le châtiment, ici évoqué.
(7) Voici ce qu'écrit très justement Sebald de la nature aporétique de l'écriture de Jean Améry, et qui du reste pourrait parfaitement convenir, du moins dans sa seconde partie, à l'art de Sebald lui-même : «Le paradoxe de la recherche du temps qui, au grand désespoir de l'auteur, est impossible à perdre sera en dernier ressort la recherche d'une forme langagière grâce à laquelle les expériences qui paralysaient le parole pourraient s'exprimer» (p. 148).

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