Le bal des dégueulasses (04/10/2009)

Crédits photographiques : Art Hanson (National Archives/Records of the Environmental Protection Agency).

«Tu sais, quand je t'ai rencontrée, je me suis promis que je ne te ferais pas ça.»
Roman Polanski à Samantha Geimer.

«Dénoncée chez l'autre ou énoncée pour soi-même, l'homosexualité prend toujours le public à témoin de l'intime et du sexuel par une sorte d'exhibition de la honte.»
Michel Schneider, Big Mother (Odile Jacob, 2005), p. 205.


Tous ces vieux porcs, élevés avec le plus grand soin, dûment contrôlés comme étant d'origine française, qui paraissent avoir décidément résisté aux pandémies les plus sévères me feraient sourire si, en premier chef, ils ne me dégoûtaient, comme ils semblent dégoûter les journalistes outre-Atlantique, y compris ceux d'un quotidien pas vraiment conservateur.
Passant d'un mauvais livre, au moins aussi moralement abject que le viol d'un mort, Jan Karski de Yannick Haenel, à un très mauvais débat, je me suis fatigué la vue durant quelques heures en traînant sur la Toile.
J'ai lu les déclarations de Samantha Geimer, la toute jeune proie, au moment des faits, de Roman Polanski : banales mais justes, d'une platitude si typiquement américaine qu'elle en devient grotesque.
Je suis allé voir Roman Polanski : wanted and desired de Marina Zenovich. Pauvre homme que ce Roman, ce qui n'excuse en rien ses actes, même si quelque romancier un peu hardi aurait vite fait de l'imaginer en tant que personnage pitoyable rejouant la version censurée de l'ignoble meurtre de sa femme, sur le point d'accoucher de leur enfant.
Pauvre homme ? Peut-être. Sans doute même. Être un homme cependant, c'est savoir se retenir, quelles que soient les circonstances. Et se retenir est même le prix qu'il faut payer, mais aussi la récompense, dans les circonstances les plus extrêmes.
Je conseille à nos cochons cultivés de lire La Route de Cormac McCarthy : ils y apprendront peut-être qu'un homme qui en tue un autre, fût-ce pour le manger alors que la famine règne, n'est plus un homme mais un animal ou plutôt, un homme redevenu animal, un homme déchu de son rang.
Un homme qui est tombé. Une coquille vide que la voix chuchotante de la barbarie va remplir de haine.
Un prédateur.
J'ai lu les propos d'une stupidité que l'on voudrait imaginer volontaire, prononcés le soir même de l'arrestation de Roman Polanski, par notre ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand puis ceux de Bernard Kouchner, à peine plus nuancés : il s'agit de sauver, en somme, l'honneur et la liberté d'un homme qui fuit ses responsabilités depuis quelques dizaines d'années, une broutille me direz-vous.
Si notre ministre des Affaires étrangères déploie autant de pugnacité et fait preuve d'un tel professionnalisme dans des affaires autrement plus importantes, nous n'avons absolument plus aucun doute : la libération du soldat franco-israélien Gilad Shalit, retenu prisonnier depuis trois années dans les geôles arabes, est pour cet après-midi. Quoi, elle a déjà eu lieu ? Diable, quelle efficacité !
J'ai lu avec beaucoup d'amusement les déclaration de Bertrand Delanoë qui, sur son blog, ne paraît même pas se rendre compte qu'il se contredit : ainsi, affirme-t-il, dans son ouvrage, La mauvaise vie, M. Mitterrand, qui se targue devant Naulleau de bien écrire (ou plutôt, d'avoir réussi à écrire justement un passage sensible), aurait exprimé des regrets sincères quant à sa conduite pour le moins... légère avec des (petits ?) garçons (leur âge véritable est paraît-il un secret d'État). Fort bien : tout homme peut avoir commis des erreurs, perpétré, même, des atrocités et, néanmoins, avoir encore le droit d'exprimer de profonds regrets.
Mais, dans ce cas, pourquoi diable M. Frédéric Mitterrand s'est-il à ce point, aussi ridiculement dépêché de défendre Roman Polanski, accusé de faits autrement plus graves qu'une simple nuit de plaisirs avec des gosses ridiculement payés pour vendre leur corps ?
Voyez-les, pour la plupart d'entre eux du moins, disons les cochons à remords, non pas excuser les actes, graves, dont Roman Polanski s'est rendu coupable sur une mineure de treize ans, mais vous expliquer qu'un adulte de plus de quarante ans peut parfaitement vivre une grande histoire d'amour avec une jeune fille qui le lui rendra bien, la petite garce.
Voyez-les encore subtiliser à l'infini, comme le fait Bernard-Henri Lévy, sur le droit de prescription qui est censé effacer certains crimes après un délai de trente ans, comme si un viol (pardon, selon la loi américaine : une relation sexuelle illégale, ce qui revient au même) pouvait après tout se laver aussi facilement qu'une giclée de sperme sur un corps pas même nubile.
Voyez-le encore, celui-ci, nous affirmer qu'il s'est agi, tout au plus, d'une connerie de jeunesse, connerie faite par un homme ayant dépassé la quarantaine et qui, il est vrai, n'avait pas, à cet âge, été forgé par des expériences d'une douleur inhumaine.
Quelle absurdité. Quel mensonge.
Voyez-les et écoutez-les affirmer, la voix enjôleuse, se prenant pour un digne héritier de Tchekhov probablement, que le rôle de l'écrivain est du côté des humiliés et des offensés, et qu'il faut laisser les policiers et les juges faire leur travail qui, on l'aura compris, n'est pas aussi poétique que celui que se réservent ces vieux faunes perpétuellement turgescents et qui me semblent aussi réellement érotiques que la vision, durant des heures, de l'action purement mécanique d'un piston dans la chemise qui assure la variation de volume de la chambre où s'exerce la pression motrice, selon la formule, non point de l'érotisme mais du pistonnage.
Ces hommes hantés par les corps d'enfants ou d'adolescents n'aiment qu'eux-mêmes, alors qu'ils n'ont à la bouche que le mot de liberté (de s'aimer, de consentir, de violer même) ! Gabriel Matzneff écrit quelque part que la sainteté, c'est la décision. Pour cet écrivain, la seule décision un peu digne à prendre, comme je l'ai écrit dans ma critique de ses monotonesCarnets noirs, serait d'écrire (ou bien de se taire) et d'arrêter de vivre une illusoire existence de plaisirs des sens. Un auteur n'est donc jamais mieux jugé, en effet, que par ses propres phrases et tous ces petits Rimbaud nous emmerdent et nous dégoûtent qui procrastinent sempiternellement leur fictif adieux aux rinçures de la littérature...
Voyez-les, comme un seul homme, venir défendre l'honneur d'un prétendu grand cinéaste qui, fût-il Ingmar Bergman ou Andrei Tarkovski, n'en serait pas moins soumis aux mêmes lois que le touriste qui filme avec son téléphone portable ses gamins en train de courir sous la tour Eiffel.
Voyez-les s'offusquer du fait que la grande démocratie que sont les États-Unis leur paraît encore receler des zones d'ombres lovecraftiennes qui sont autant, à leurs yeux vertueux, de reculs inconcevables et barbares des forces du progrès et de la nécessaire adaptation du droit et même de l'éthique aux changements des mœurs.
Voyez-les n'en plus finir de tenter de défendre, par tous les moyens, l'un de ceux qu'ils considèrent comme leur pair et auxquels nombre d'entre eux doivent des nuits agitées plutôt que des rôles dans ses films.
Je me moque des détails de l'affaire, je les ai tout de même lus jusqu'à satiété et même vague dégoût, détails qui font néanmoins, dès que vous osez les avancer pour appuyer la dégueulasserie de l'acte polanskien, que l'on vous soupçonne immédiatement d'être du côté du peuple, de la horde, du bourreau, de la foule hurlante et réclamant du sang.
Ma foi, il me semble que le lynchage médiatique (surtout celui qui se déroule sur la Toile) que subit, le pauvre, Roman Polanski, n'est que la transposition horrifiée, démagogique ou bien gueulante de joie, d'un lynchage bien réel que le train de vie de notre immense cinéaste nous aura hélas épargné et qui eût du moins vidé la foule de ses sucs les plus inflammables. Ceux-là, n'en doutez pas, finiront bien par prendre feu d'une façon ou d'une autre et alors...
Et alors nos pauvres pétitionnaires n'auront probablement plus de mains pour signer leurs pétitions.
S'il y avait encore, dans ces vicieux fébriles, partouzards émérites, sado-masochistes véniels ou échangistes tendance écologiste, l'esprit réellement maléfique d'un Ouine ou d'un Godeau, le viol pourrait, à défaut d'être compris voire pardonné, bénéficier de quelque esthétisation suggestive : le jeune Steeny a-t-il été violé, oui ou non, par Monsieur Ouine, c'est là l'une des questions qui agitent encore certains universitaires en mal de sensations. De même, dans le roman de McCarthy, nous ne sommes pas complètement assurés quant à la nature de certaines atrocités que des hommes commettent sur d'autres hommes.
Georges Bernanos s'en fichait, car connaître par le menu ce que l'ancien professeur de langues avait subi, enfant, ou fait subir à un autre enfant, était un indice tout au plus bon pour alimenter les petits fichiers sentant l'alcôve des psychanalystes. Il avait parfaitement compris que la pire des scélératesses est celle qui, pour s'accomplir, revêt non point les habits de lumière du bien mais déambule discrètement sur la voie médiane de la banalité quotidienne, celle qu'Hannah Arendt analysa dans un livre devenu fameux. En clair, la gamine de treize ans était fardée comme une courtisane, envoyée par papa et maman (surtout maman) dans l'antre fort identifié de plusieurs ogres, dont le pauvre Roman Polanski, à l'époque psychologiquement détruit par le sextuple assassinat, dans des circonstances abjectes, de sa femme et de son enfant ainsi que de quatre de ses amis.
Certes, il ne pouvait alors y avoir, pour le réalisateur désirant se libérer de ses démons, que la peinture noire de Macbeth (un meurtrier de roi allé tellement loin dans le sang que revenir en arrière eût été, pour lui, au moins aussi difficile qu'aller plus avant), ou le suicide.
Ajoutons à ces détails sordides le fait que Roman Polanski a été le seul qui, dans le milieu du cinéma des années 70, se soit fait pincer, alors que les anecdotes sont pléthores de jeunes filles (non pas pré-pubères mais pubères, la nuance provoque elle-même des débats sans fin sur la maturité sexuelle et psychologique d'une gamine) ayant terminé, tous orifices ouverts, au milieu d'acteurs de renom ainsi que de cinéastes.
Ajoutons encore le fait que notre jeune victime a apparemment pardonné celui qui l'avait violée, sans doute parce que les clauses confidentielles de leur petit accord juridique prévoyait un abandon de toute forme de poursuite en échange d'une somme rondelette, ayant d'ailleurs tendance à gonfler au même rythme que celui d'intérêts créditeurs. L'oubli, ma foi, peut se monnayer, surtout si les enjeux financiers concernent plusieurs centaines de milliers d'euros.
Réfléchissons ou plutôt, au grand désarroi de nos docteurs angéliques : ne réfléchissons plus. Qu'aurais-je fait, à la place de Roman Polanski, dans les mêmes conditions ?
Question pour le moins troublante, que tout le monde feint d'écarter comme si elle représentait la démagogie elle-même, et qui est, pourtant, quoi que l'on en dise, l'ultima ratio de ce type de cas déclenchant passions et insultes.
Dieu, je n'en sais rien !
Je sais seulement une chose : pour un homme, profiter d'une femme, surtout lorsqu'il s'agit d'une gamine, non seulement volontairement alcoolisée mais droguée, c'est de fait abandonner tout plaisir d'être un homme, de conquérir une femme.
C'est tomber de son rang. C'est ne plus savoir se contenir, ni même désirer le faire.
C'est le lâche qui donne un coup de pied, puis des dizaines, sur sa victime depuis longtemps inconsciente et gisant à terre.
C'est le pleutre qui fuit la justice d'un pays, et Dieu sait que celle des États-Unis paraît moins compréhensive et même oublieuse du passé que la justice française.
Le procureur général du district de Los Angeles a déclaré, sans l'ombre d'un sourire ni même d'une fanfaronnade : «We’ve got the dogs out, the hounds are on his trail… We will extradite Polanski from everywhere as long as there’s a treaty.»
Je crois bien que cet homme, qui s'appuie sur le droit et lui seul, se contrefiche, comme il a raison !, des états d'âme de nos petits pétitionnaires qui, s'ils étaient des chiens, seraient des caniches permanentés.
Les Américains savent encore ce que veut dire traquer un homme jusqu'à l'attraper, mort ou vif, s'il s'est rendu coupable d'un délit. Qu'importe que plusieurs années se soient écoulées depuis les faits ? Seuls les Français paraissent avoir quelques graves problèmes avec leur mémoire, y compris la plus récente. Une grande partie de l'histoire des Américains, ne l'oublions pas, s'est ainsi bâtie sur des traques d'hommes, innocents ou criminels mais dans tous les cas condamnés par la loi, comme nous le rappelle un autre roman de Cormac McCarthy, d'une violence inouïe, Méridien de sang.
Alors, que tous ces cochons grassement nourris finissent la tête plantée sur une pique, ils ne méritent qu'un silence méprisant plutôt que ces dizaines de milliers de lignes écrites à leur sujet, brouhaha qui nous détourne de tant d'êtres et de choses.
Lorsque nous ne les entendrons plus, sans doute pourrons-nous revenir à la lecture des grands livres qui contiennent dans leurs lignes impénétrables l'histoire universelle, plus grise que noire ou rouge, de l'infamie, livres dans lesquels ce qu'a vécu Roman Polanski et ce qu'il a fait vivre à d'autres sont également contenus.

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