Blaise Cendrars, Cormac McCarthy, Jacques Chessex (11/11/2009)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
«Que les oupires, ou vampires […]; que tout ce qu'on dit de leur retour à la vie […]; que tout cela n'est qu'illusion, et une suite de l'imagination frappée et fortement prévenue. L'on ne peut citer aucun témoin sensé, sérieux […], qui puisse témoigner avoir vu, touché, interrogé, senti, examiné de sang-froid ces revenants, qui puisse assurer la réalité de leur retour et des effets qu'on leur attribue.»
Dom Augustin Calmet, Dissertation sur les revenants en corps, les excommuniés, les oupires ou vampires, brucolaques, etc., [1751] (Grenoble, Jérôme Millon, coll. Atopia, 1986), p. 269.


L'écriture pointue, acérée comme une dent de loup que Jacques Chessex tend dans Le Vampire de Ropraz évoque, immédiatement, celle qui étincelle dans L'Or de Blaise Cendrars, que Chessex d'ailleurs cite à la fin de son court et sombre roman : Charles-Augustin Favez, jeune idiot violé dans son enfance par sa famille adoptive, obsédé sexuel soupçonné d'être l'infâme vampire que toutes les polices suisses ont recherché avant de l'emprisonner, s'évade au bout de plusieurs années de mitard et s'engage dans la Légion étrangère qui efface ses crimes et peut-être même les horribles souvenirs hantant sa cervelle de pauvre diable malfaisant. Il combattra aux côtés du caporal suisse Frédéric Sauser qui méditait à l'époque (nous sommes en 1915), de conter l'histoire sordide d'un fou éventreur de jeunes filles, Moravagine. Le 28 septembre 1915, durant l'assaut de la tranchée allemande dite la Kultur, Blaise Cendrars perd son avant-bras droit et Favez est tué.
L'étrange histoire de ce fils du diable, selon Jacques Chessex, ne s'arrête pas là (après tout, n'est-il pas un vampire ?) puisque c'est son cadavre qui sera tiré au sort le 21 novembre 1920 au Fort de Douaumont pour être honoré, sous l'Arc de triomphe, comme le Soldat inconnu. Une petite flamme éternelle brillera en mémoire de son sacrifice pour la France.
Je ne connais qu'un seul autre exemple romanesque de pareille ironie du sort, réservée par l'écrivain à l'un de ses personnages ténébreux dont le destin se confondra avec celui du Christ : il s'agit de Parabole de William Faulkner, mais c'est à vrai dire un autre écrivain nord-américain, sans doute l'héritier le plus puissant du grand Sudiste, Cormac McCarthy, que je veux mentionner à propos de l'un de ses premiers romans, Un enfant de Dieu, dont les dernières lignes évoquent le minutieux découpage, à des fins d'étude scientifique, de la dépouille du meurtrier. Tout comme le roman de Jacques Chessex, celui de Cormac McCarthy se conclut sur le paisible scandale d'une science pas même diabolique dans les outrages qu'elle fait subir aux corps, simplement méticuleuse, rationnelle, on le dirait hors d'atteinte de toute critique d'ordre moral.
Voici les dernières lignes du Vampire de Ropraz : «Bien entendu les ministères concernés ont fait main basse sur les résultats de ces analyses et le scandale a été étouffé. Ainsi sommes-nous peu nombreux à nous en douter : au glorieux Arc de triomphe, sous la flamme du Soldat inconnu repose Favez, le vampire de Ropraz, qui dort d’un œil en attendant de nouvelles nuits où courir» (1).
Les toutes dernières phrases du roman de McCarthy mettent elles aussi en balance l'horreur rationalisée et celle, brute, sadique mais cependant faulknérienne, comme naturelle, du meurtrier exécuté : «Son corps fut expédié à l’école de médecine de Memphis. Là, dans un sous-sol, il fut plongé dans du formol puis transporté sur un chariot pour être placé au milieu d’autres morts qui venaient d’arriver. Il fut disposé sur une dalle, écorché, éviscéré et disséqué. On lui ouvrit le crâne à la scie et on en retira son cerveau. Ses muscles furent détachés de ses os. On lui enleva le cœur. Ses entrailles furent extraites pour être commentées et les quatre étudiants qui se penchèrent sur lui comme des aruspices d’antan discernèrent peut-être dans leurs configurations de pires monstres à venir» (2).
Dans les deux cas, l'horreur aseptisée le dispute à l'horreur criminelle. Je crois même que l'ironie formidable de nos romanciers aurait tendance à peser de tout son poids sur le plateau de la balance où est déposé le corps scientifiquement découpé, réifié, finalement détruit, après tout plus horrible encore, dans la vision d'un homme tranché selon des pointillés, que l’«horrible secret du monde mauvais» (3) : les deux enfants de Dieu peints par Chessex et McCarthy qui sont pourtant (du moins ne fait-on que le supposer dans le roman du premier) des meurtriers endurcis frayant avec la plus extrême dépravation voire ne craignant pas de goûter à la perversité la plus maléfique, ne sont en aucun cas abandonnés par nos écrivains qui, rapprochement supplémentaire entre ces deux romans, font de ces enfants humiliés des annonciateurs de catastrophes prochaines, de monstres à venir, de bêtes n'ayant pas encore reçu leur nom, comme l'écrit Georges Bernanos dans Monsieur Ouine.
Adolf Wölfli, dit-on (ou Jacques de Voragine, que Cendrars admirait en tant que prodigieux conteur et... amateur d'étymologies fantaisistes), a pu servir de modèle à Blaise Cendrars pour créer son génial meurtrier Moravagine, qui de toute façon a partie liée avec le monde de la science et de la médecine. C'est en effet un ami de Cendrars, Raymond la Science, qui aide le criminel, enfermé dans la clinique de Waldensee près de Berne, à s'échapper, après avoir été mis en contact avec lui.
Peut-être n'ai-je pas besoin de préciser que le corps de Moravagine, ce fou qui laissait partout «un ou plusieurs cadavres féminins derrière lui» (4), sera autopsié d'une façon rigoureusement consignée par l'écrivain. L'examen révélera un physique tout à fait banal, à l'exception d'une tumeur cérébrale, plus précisément épithéliale kystique.
Dépouille banale donc. En revanche, ironie ultime d'une histoire devenue, par la magie de l'écriture, tout entière apotropéenne, nul ne s'étonnera que Moravagine soit mort, le 17 février 1917, dans la même chambre, si longtemps occupée nous précise Cendrars, «par celui que l'histoire connaît sous le nom de l'Homme au masque de fer» (5).

Notes
(1) Jacques Chessex, Le Vampire de Ropraz [2007] (Le Livre de Poche, 2008), p. 87.
(2) Cormac McCarthy, Un enfant de Dieu [1974] (Seuil, coll. Points, 1999), pp. 167-8.
(3) Jacques Chessex, op. cit., p. 31.
(4) Blaise Cendrars, Moravagine [1926] (Grasset, coll. Les Cahiers Rouges, 2002), p. 50.
(5) Ibid., p. 236.

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