Avec Benny Lévy de Rémi Soulié (08/01/2010)

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À propos de Avec Benny Lévy de Rémi Soulié paru aux éditions du Cerf dans la collection La nuit surveillée / Philosophie politique et morale dirigée par Chantal Delsol, 2009.
LRSP (livre reçu en service de presse).

Une fois de plus, comme il l'avait fait avec Charles Péguy, c'est un écrit de combat que Rémi Soulié nous donne, avec cette belle méditation consacrée à Benny Lévy, que nous avons «tout intérêt à entendre», «hébreu, seul, depuis l'autre rive du Jourdain» (p. 20).
Les toutes premières pages du livre de Soulié évoquant le lien indéfectible qui unit Athènes et Rome avec une fébrilité parfois toute proche d'une écriture devenue fièvre (et dont les sautes de température sont donc imprévisibles), mentionnant les efforts que fit, selon Lévy, le «réactionnaire Platon» (1), en véritable katechon, pour «retenir l'avènement mortifère de la législation positive ou, si l'on préfère, de la légalité» (p. 24), mériteraient, tant elles me semblent constituer un bréviaire de ce que nous pourrions appeler une écriture à cran d'arrêt (2), d'être citées in extenso.
Je me contenterai de recopier ce court passage (p. 38) : «Le fils des Lumières émancipé – devenu majeur et kantien – a gagné son autonomie (alors qu’il faut toujours rester enfant et «téter la parole de l’origine» auprès de sa grand-mère ou de sa nourrice); affranchi de l’ordre théologico-politique (dont je rappelle qu’il est somme toute, pour Benny Lévy, synonyme de démocratie laïque – cet affranchissement n’est donc qu’un leurre) ou des mitsvot (commandements), il bricole, mi-Prométhée, mi-Frankenstein, une petite religion civile à sa mesure de dernier homme (il pressent qu’il en a tout de même besoin, à la fois pour que la «dissociété» (Marcel de Corte) ne s’écroule pas tout à fait et pour que les barbares soient encore un peu contenus avant que ne lâchent complètement les digues politiques et psychiatriques. Présentement, la nôtre s’appelle droits de l’homme et Shoah – Benny Lévy parle aussi de la «vulgate libérale»).»
Ce style peut hérisser, ces phrases qui se tortillent, s'interrompent, se brisent même puis reprennent, comme quelque animal fabuleux, le cours de leur patiente reptation, faire peur. Certes encore, pareille écriture est parfois quelque peu artificielle, Soulié cherchant, finalement, à tout dire en une seule phrase monstrueuse et ne parvenant, souvent, qu'à en dire beaucoup trop. Elle ne peut toutefois durablement rebuter celui qui considère qu'un livre est comme un labyrinthe de fête foraine, aux glaces transparentes : parfois, nous pouvons nous cogner à l'une de ses parois alors que nous pensions la voie ouverte mais, toujours, nous voyons, derrière le mur de verre, une réalité tentatrice, toute proche, diffractée, déformée : d'autres noms, une multitude de noms, d'autres livres et la certitude que Soulié, par ses phrases syncopées, frôle le bel hermétisme de celui qui a ruminé les écrits de ses maîtres, lui qui semble nous dire que si vous ne savez rien des textes de Boutang ou de Péguy, autant ne pas le lire et passer son chemin, la fausse clarté qui n'est que simplisme sera ailleurs, dans les pages d'un Badiou sans doute. J'avoue aimer cette morgue qui, après tout, n'est rien de plus que le respect le plus conséquent de la figure, si irréelle, du lecteur, renvoyé à son échec, à ses lacunes criantes : la voie des maîtres et des meilleurs essayistes qui en sont bien souvent les meilleurs commentateurs est de nous rappeler qu'il nous manque toujours ce livre-ci, puis cet autre et encore celui-là, et de le faire dans un style qui n'est point celui de celles et ceux qu'ils ont lus.
Charles Maurras et son génial héritier, sans doute le dernier très grand polémiste que la France a connu, Pierre Boutang, Charles Péguy aux livres duquel il faut décidément toujours revenir mais aussi, bien sûr, Jean-Paul Sartre, cordialement détesté en tant qu'incarnation de l'impuissance et du rien (possédé, écrivait de lui, dans un extraordinaire brûlot, Boutang...), ectoplasme invoqué aux tables tournantes du refus ontologique de la paternité, Alain Badiou, convié par Soulié à lire correctement les textes de saint Paul avant de tenter de les commenter en les faisant mentir, puis encore Lévinas, Schmitt, Taubes et (hélas) Freud, voici quelques-uns des noms avec lesquels Rémi Soulié fait entrer en résonance celui de Lévy qui n'est pas seulement pieusement commenté mais critiqué, surtout lorsqu'il se veut, comme tant de nos contemporains, à sa propre source, père de son propre engendrement, figure d'une paternité aussi irréelle qu'ontologiquement dévoyée : «Nous n'étions pas nés [...]. Les Lumières nous proposaient une cérémonie de la naissance. Un commencement absolu». Triste illusion d'une puissance générative qui n'est que dégoût de soi-même, comme nous l'explique Soulié après Bernanos.
Pour qui n'est pas habitué à l'écriture, elle-même elliptique, de Benny Lévy, les fulgurances stochastiques de Rémi Soulié, apprises à l'école de Dominique de Roux qu'il a évoqué dans un beau livre publié par Olivier Véron aux Provinciales, sa manie des parenthèses, des citations (toujours superbes) d'auteurs, peuvent, je l'ai dit, dérouter (3) et décourager, étant donné le fait qu'il suppose connues de ses lecteurs les fondations de sa réflexion, dépassées les bornes qu'il a pris le soin de disposer le long de son chemin, ardu et sec comme un sentier du Rouergue : en quelques mots, les hommes de notre époque ne peuvent qu'être profondément nihilistes, voire désespérés puisque notre âge s'est voulu sorti de sa propre matrice, sans rien devoir à son passé théologico-politique éminent issu d'une triple confluence juive, grecque puis christiano-romaine. Derrière ce refus de la tradition, de l'héritage, de la piété, cette vertu éminemment illustrée par l'exemple de l'Énéide de Virgile auquel Theodor Haecker, que cite Soulié, a consacré une étude magistrale, Virgile, Père de l'Occident (publiée par Ad Solem), se lit, péché sartrien par excellence selon l'auteur, l'incapacité à aimer une terre, un corps, une cité selon Péguy (régulière et séculière) comme lieu invisible où Jeanne d’Arc donne la main à François Villon, voire Gilles de Rais, une langue, leur fragile incarnation qui est nation, et nation élue, israélienne ou française, puisque la nation française n'est pas moins élue, qu'elle est élue différemment, que la juive.
À ce titre, et contre certaines pathétiques inepties traînant sur la Toile, cette niche immense où glapissent bien des bavards au cerveau contrefait et à la langue déformée, rappelons, comme le fait d'ailleurs Soulié dans son livre, ces lignes de Stéphane Mosès : «Le christianisme [...] a un besoin vital de s'appuyer sur l'existence physique du peuple juif. Le mystère de l'Incarnation s'appuie sur la réalité historique du juif Jésus et de sa participation au destin de son peuple. [...] Cette assise quasi physique du christianisme, ce n'est pas seulement la Bible qui la lui fournit; car la Bible elle-même ne serait encore qu'un livre, si le peuple juif ne témoignait pas, par son existence même, du fait que la Bible est une réalité vivante [...]. C'est pourquoi l'existence réelle du peuple juif est, pour le christianisme, la seule preuve absolument indubitable de la vérité de sa foi» (4).
Lien indéfectible que Rémi Soulié condensera en une seule phrase : «La chrétienté médiévale, cette immense cathédrale que décrit Léon Bloy dans La Femme pauvre, rassemblement du ciel et de la Terre, anticipation liturgique plus que politique du Royaume portant à son paroxysme la vocation collective du christianisme pour les nations fut, mutatis mutandis, une réplique/répétition catholique du Sinaï» (p. 97).

Notes
(1) Benny Lévy, Le Meurtre du Pasteur. Critique de la vision politique du monde (Grasset-Verdier, 2002), p. 18.
(2) J'emprunte cette belle image (doublement présente : dans Physiologie de la critique et Réflexions sur la critique) à Albert Thibaudet, ce remarquable lecteur qui nous a laissé, justement, bien des images toutes plus significatives les unes que les autres : «Pas de critique sans une critique de la critique. Et la forte critique, la valeur maîtresse, c’est une critique à cran d’arrêt.»
(3) Autre défaut de ce petit livre tendu de sa première ligne jusqu'à sa dernière qui est d'ailleurs une citation de Pierre Boutang : ses jeux de mots trop typiquement lacaniens (ainsi de ces frères Énée, p. 127).
(4) Stéphane Mosès, L'Ange de l'Histoire (Gallimard, coll. folio Essais, 2006), p. 287.

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