Les trois imposteurs d'Arthur Machen (22/06/2010)

Crédits photographiques : Jorge Guerrero (AFP, Getty Images).

41GJ2QM6F7L._SS500_.jpgÀ propos de Les trois imposteurs ou Les Transmutations d'Arthur Machen [1895], Éditions Terre de Brume, coll. Terres fantastiques, 2002.

Les lecteurs quelque peu familiers de l'œuvre d'Arthur Machen savent qu'il est surtout connu pour ses théories concernant ce qu'il appelle le Petit Peuple (ou Peuple blanc). Il fut aussi justement admiré par des écrivains tels que Lovecraft et Borges et l'on peut lire son influence dans les romans d'auteurs contemporains tels que Graham Joyce, spécialisés dans les histoires macabres, n'égalant toutefois point la science du maître.
Nous retrouvons dans ce remarquable roman que sont Les trois imposteurs (1) un chapitre intitulé Histoire de la poudre blanche qui du reste peut être lu comme une nouvelle et qui évoque l'une des plus constantes fascinations de Machen qui écrit, quelques lignes avant de nous exposer sa théorie sur le Petit Peuple : «[…] l’univers est en réalité plus splendide et plus terrible que nous ne le rêvions. Pris dans son ensemble, mon ami, c’est un sacrement terrifiant; une force, une énergie mystiques, ineffables, voilées par une apparence matérielle extérieure; et l’homme, et le soleil, et les autres étoiles, la fleur dans l’herbe, le cristal daguinns le tube à essai, tous et chacun sont aussi spirituels, aussi matériels, et soumis à un même travail intérieur» (p. 177). Vient ensuite la mention de l'idée selon laquelle les mythes ténébreux européens ont une vérité non seulement bien réelle, bien que perdue dans la nuit des temps, mais encore parfaitement valable à notre époque (2) : «Les secrets du véritable Sabbat remontaient aux temps les plus reculés mais subsistaient au Moyen Âge, secrets d’une science du mal qui existait bien avant que les Aryens n’apparussent en Europe» (p. 179). Cette thèse (n'exagérons rien, il ne s'agit, avec Machen, que d'une hypothèse d'écrivain) sera reprise, avec un matériel historique assez convaincant, par Carlo Ginzburg (dans des ouvrages tels que Les Batailles nocturnes, sorcellerie et rituels agraires aux XVIe et XVIIe siècles et Le sabbat des sorcières).
Ce n'est toutefois point cet aspect des textes de Machen, le plus connu mais sans doute le moins littéraire, évoqué dans une note précédente, qui nous intéresse, même si peut nous fasciner cette magnifique volonté de saluer le mystère qui nous entoure, comme le dit le professeur Gregg, personnage principal de l'Histoire du cachet noir : «Ah ! [...]nous nous trouvons au sein de sacrements et de mystères redoutables et ce que nous deviendrons ne nous apparaît pas encore. La vie n'est pas une chose simple, elle ne se résume pas à un amas de veines et de muscles que le scalpel du chirurgien met à nu; l’homme est le secret que je me propose de scruter, et avant d'être en mesure de le découvrir, je dois franchir des mers bouillonnantes, des océans et des brumes accumulées au cours de milliers d'années» (p. 84).
Je disais plus haut qu'il fallait lire, puis relire Les trois imposteurs, en tentant d'oublier une des caractéristiques des ouvrages publiés par Terre de Brume, généralement excellents et dont le texte est littéralement truffé de fautes : seule une relecture attentive peut nous en livrer toute la subtilité, dont les différentes épices sont accommodées dès le Prologue, où trois personnages, deux hommes et une femme, discutent entre eux en sortant d'une maison en ruines, puis dans le texte qui fait immédiatement suite, intitulé L'aventure de l'aureus de Tibère qui expose l'incident fondateur qui va provoquer la cascade d'aventures (et de récits) où nous retrouveront, mais grimés sous de fausses identités, les trois personnages du Prologue ainsi que MM. Dyson et Phillipps, deux amis mêlés aux faits, par pur hasard dirait-on. Dyson raconte comment un homme portant des lunettes, pourchassé dans les rues nocturnes de Londres par un autre homme armé d'un couteau, a laissé tomber par terre une petite pièce dont la valeur est immense puisqu'il s'agit, selon la légende que son amis Phillipps lui exposera, de l'unique aureus que Tibère aurait fait graver à la suite d'une nuit, affreuse, d'orgies. Apparemment, certains personnages sont, afin de récupérer cette pièce maléfique, prêts à tout, y compris à tisser une toile savante d'histoires pour y piéger l'homme ayant volé l'aureus.
L'histoire, ainsi platement exposée, n'a certes pas de quoi enthousiasmer un amateur de Poe, Stevenson, ou même Conan Doyle. Réduite à sa trame la plus fine, elle ne se dépare point des habituelles caractéristiques de la bonne intrigue policière à laquelle une pincée d'horreur sacrée est ajoutée : tout ceci, certes, est au moins aussi peu original que les histoires d'Ann Radcliffe, le mystère en plus toutefois, que cette mauvaise conteuse s'ingéniait à dissiper par des explications rationnelles ridicules.
Cette trame n'est qu'un leurre, illustrant donc, de façon retournée, la suite même des histoires que Machen nous raconte, où les leurres, les déguisements, les subterfuges, les mensonges, les demi-vérités, sont rois. Remarquons cette déclaration anodine de Dyson : «Mon cher monsieur [...], je vais vous résumer d’une seule expression la tâche qui échoit à l’homme de lettres. Ce qu’il doit faire, c’est tout simplement cela : inventer une histoire merveilleuse, et la raconter d’une façon merveilleuse» (p. 29). Voyons ensuite la réponse que lui fait son ami Phillipps, qui déclare : «Je vous le concède [...], mais vous me permettrez d'insister sur le fait que, confiée aux bons soins du véritable artiste des mots, toutes les histoires sont merveilleuses, et que chaque événement recèle sa propre merveille. Le sujet a peu d'importance, la manière est tout. Assurément, c'est celui qui s'empare d'une matière apparemment commune, et la transforme par la haute alchimie du style en l'or pur de l'art, qui fait preuve du plus grand métier» (Ibid.).
Prêtons attention à la réponse de Phillipps, qui ne peut que nous indiquer une piste de lecture intéressante si l'on sait que Machen, à un ami qui lui posait la question du sens de son texte énigmatique, répondit qu'il s'agissait d'un «motif fait de mots» («a pattern of words»), avouant lui-même qu'il avait pris l'expression à Henry James, et à une excellente nouvelle de sa plume, «The Pattern in the Carpet» (sic) publié en 1896. Le titre exact du texte, remarquable en effet, de James, est The Figure in the Carpet, L'Image dans le tapis (1896) que Machen mentionnera de nouveau dans le troisième de ses volumes autobiographiques, The London Adventure or The Art of Wandering publié en 1924. La nouvelle de James, comme nous l'explique Arthur Machen, «évoque un homme de lettres qui a écrit de nombreux livres et s'étonne de voir que l'un de ses admirateurs ne saisit pas le fait que tous ces contes sont des variations sur un seul et même thème, qu'un motif commun, comme le motif d'un tapis oriental, les traverse tous [...]».
Quel est donc ce motif savant que compose Arthur Machen ? S'agit-il simplement de pasticher Stevenson qui lui-même se prétendit le lointain héritier des Mille et une nuits lorsqu'il écrivit ses Nouvelles Milles et une nuits (New Arabian Nights, 1882) et leur suite, Le Dynamiteur (More New Arabian Nights : The Dyamiter, 1885) ? S'agit-il de poursuivre les Cent nouvelles nouvelles que Machen lui-même cite dans son texte, auxquelles nous pourrions ajouter l'exemple fameux des Histoires tragiques de François de Rosset ? S'agit-il de filer la discrète métaphore de la pourriture tout au long de son roman, pour nous avertir que, dans la ville de Londres, remarquablement décrite dans sa grandeur industrieuse et sa misère, le mal rôde, cherchant qui dévorer, comme Dyson a tôt fait de le comprendre, mettant en garde son ami (3) ? S'agit-il encore de tromper le lecteur, de le laisser démuni devant une multitude d'indices et de fausses pistes, d'autant plus troublantes qu'elles mêlent des éléments qui ne peuvent point être de pures affabulations, d'autant plus étonnantes qu'elles nous confrontent à des jeux de miroirs savants (4) ? Sans doute, oui, nul n'a prétendu que la littérature devait être innocente.
Éminemment littéraire, le texte de Machen peut certes convoquer bien des hypothèses de lectures. La mienne peut être résumée brièvement de la suite : je crois que l'unique obsession de l'auteur est, dans cet ouvrage comme dans d'autres, de tenter d'apporter une solution au problème que constitue la représentation du Mal par le truchement d'une œuvre littéraire. En choisissant le prisme d'une histoire éclatée, qui, possiblement, pourrait être sans fin si ne la couronnait un meurtre atroce (celui, justement, de cet homme à lunettes que tout le livre de Machen s'est mis en tête de poursuivre, de retrouver et d'exécuter) et non point, comme dans l'exemple célèbre du conte oriental, la perpétuelle procrastination de ce dernier, en offrant du Mal une vision non seulement éclatée mais fortement atténuée, Machen n'en rend l'horreur que plus palpable.
Cet éclatement est un leurre, puisque, la dernière ligne de notre livre lue, nous comprenons de quoi il en a réellement retourné et, aussi, que nous avons frôlé le cœur des ténèbres (cet étrange personnage qui se nomme Lipsius ?) sans jamais vraiment en sentir la réelle présence.
Certes, Machen n'a rien inventé. Le principe d'une figuration éclatée du Mal est pour le moins ancien, comme Enrico Castelli le rappelle à propos des arts picturaux, lorsqu'il écrit : «L'occulte est le propre du démoniaque lorsqu'il affleure pour qu'on persévère dans la recherche de l'occulte. Au fond, l'occulte infernal est dit infernal justement parce qu'il est toujours plus occulte, et le rappel (le signe) est fait pour cacher, non pas pour dévoiler. Cacher est la positivité du néant. Cacher l'existence à l'existant est une forme de damnation» (5). Si cacher est la positivité du néant, la négativité de l'être, pourrait-on dire sous forme de boutade, est sans doute d'écrire comme Machen le fait, en construisant une trame romanesque subtile en ménageant des espaces qui sont en fait moins que cela, des nodules de néant, des grumeaux de non-être. De la même façon, on peut parfaitement appliquer à l'œuvre de Machen cette grille de lecture que Castelli utilise pour tenter de percer le secret des peintures extraordinaires de Bosch : «Qu'est-ce que cette forme qu'on voit là ? Un poisson ? Il paraît l'être, mais à mi-corps la forme ne tient plus du poisson. Est-ce un oiseau ? Non certes, mais il paraît l'être. Un arbre ? Pas un arbre, mais nous sommes tentés de le croire. Tentés de croire ce qui n'est pas. La sensation est oppressive Tout est intelligible à condition d'être circonscrit; voilà bien le déchirement démoniaque. Si tout est intelligible, rien n'est compréhensible, parce que le compréhensible comprend, c'est-à-dire qu'il prend en plus, en plus du détail qui est intelligible. Il prend en plus (comprend) précisément parce qu'il entraîne l'individu vers l'intelligence de quelque chose (d'une apparition) jusqu'à la présomption de pouvoir conclure au-delà de l'entendu. Est-ce une fleur ? À sa corolle on dirait que oui. La corolle est une donnée intelligible (le détail visible); mais si au-delà de la corolle il n'y a rien d'autre, s'il n'y a pas un au-delà, on ne comprend pas. La fleur est incompréhensible» (6).
Tout comme les histoires d'Arthur Machen les plus abouties sont en fin de compte incompréhensibles au sens premier de l'adjectif, puisque nous ne pouvons jamais en reconstituer la totalité narrative même si, à l'instar d'un des personnages, nous pouvons avoir la brusque révélation de la trame maléfique : «La vérité prit tout de suite forme sous ses yeux, et il devina qu’il avait eu, sans le savoir, et presque distraitement, le privilège de voir les ombres de formes cachées, se pourchassant, courant, s’attrapant et disparaissant par-delà le brillant rideau de la vie quotidienne, sans bruit, en silence, ou se contentant de babiller quelque fable ou quelque mensonge» ((p. 189). C'est d'ailleurs dans cette incapacité bienvenue, jamais aussi manifeste que dans les meilleurs romans qui ont pour rôle, dirait-on, de nous perdre, que réside notre plaisir de lecteur.

Notes
(1) Arthur Machen, Les trois imposteurs ou les Transmutations [1895] (préface de Roger Dobson, traductions de Anne-Sylvie Homassel, Jacques Parsons, Nikki Halpern et Elisabeth Willenz, Terre de Brume, coll. Terres fantastiques, 2002).
(2) «Telle était ma position, comme l'expose le savant Gregg dans la nouvelle intitulée Histoire du cachet noir : j’avais de bonnes raisons de croire qu’une grande partie de cette immense tradition nous arrivant intacte des premiers temps et concernant les prétendues fées évoquait des faits réels, et j’estimais que l’élément purement surnaturel qu’elle comportait devait être mis sur le compte de l’hypothèse suivante : une race disparue au cours de la grande marche de l’évolution pourrait avoir conservé, à titre de survivance, certains pouvoirs qui nous paraîtraient totalement miraculeux» (p. 113). N'oublions pas que l'époque était fascinée par les discussions concernant les thèses évolutionnistes de Darwin, comme bien des romans en portent le témoignage (ainsi de L'île du Dr. Moreau de H. G. Wells).
(3) «Je vous le dis, Phillipps, je vois l’intrigue se compliquer; désormais nos pas seront harcelés par le mystère, et les incidents les plus ridicules fourmilleront de significations», p. 35.
(4) La leçon la plus simpliste que le lecteur peut tirer des Trois imposteurs est la suivante : les histoires racontées par nos trois imposteurs ne sont absolument pas vraies. Cependant, force est de constater que demeurent bien des indices troublants. Ainsi, dans le Prologue, l'un des trois personnages en scène, Richmond, évoque les choses affreuses qu'il a vues aux États-Unis (p. 24). Or, quelques pages plus loin, dans le texte intitulé Histoire de la sombre vallée, c'est ce même Richmond qui, se faisant passer pour un certain Wilkins, abusera Dyson, en lui racontant son expérience étrange vécue, en compagnie du maléfique Mr. Smith, aux États-Unis. De même, celle qui se fait passer pour Melle Lally, racontant les étranges aventures qui lui sont arrivées dans l'Histoire du cachet noir une fois qu'elle est devenue l'employée du savant ethnologue Gregg, ne ment pas complètement puisque celui-ci, comme Philipps le sait parfaitement, a réellement existé. Dans le chapitre intitulé Incident du bar privé, un certain Burton avoue à Dyson, qu'il vient de rencontrer dans un bar, qu'il a dû inventer, afin d'acheter au plus bas prix une pierre précieuse qu'il convoitait, «un vrai cycle de contes folkloriques» (p. 132), n'hésitant pas à payer «des conteurs itinérants qui racontaient des histoires dans lesquelles l'opale jouait un effroyable rôle» (Ibid.), à seule fin que son propriétaire s'en débarrasse à vil prix.
(5) Enrico Castelli, Le démoniaque dans l'art, sa signification philosophique (Librairie philosophique J. Vrin, 1958), pp. 32-3.
(6) Ibid., pp. 25-6. L'auteur souligne.

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