La cinquième tête de Cerbère de Gene Wolfe (18/04/2006)

Crédits photographiques : Jorge Silva (Reuters).
Gene Wolfe, La cinquième tête de Cerbère, édité par Robert Laffont, coll. Ailleurs & DemainRelu (dans sa réédition parue dans la prestigieuse collection Ailleurs & Demain, chez Robert Laffont), comme je le fais depuis quelques mois à présent, l'un de ces romans de science-fiction que, jeune adolescent et avant de me faire (stupidement) prendre, je chapardais dans une Maison de la presse de Villeurbanne, près de Lyon. J'ai dû voler, au moins, plusieurs centaines de livres de poche (les beaux volumes de la Pléiade, qui alors me fascinaient, étaient soigneusement enfermés derrière une vitre) dont pratiquement tous les volumes de la collection Presses Pocket, longtemps illustrés des couvertures ridiculement symbolistes de Siudmak, peintre simpliste auquel j'ai toujours préféré Chris Foss. Cette fois donc, il s'agit de La cinquième tête de Cerbère de Gene Wolfe, roman dont je ne me souvenais pratiquement plus, si ce n'est du fait qu'il m'avait intrigué, comme m'intriguent encore bien d'autres livres lus puis oubliés que je relis dès que je le peux et qui, malheureusement, ne font plus que m'ennuyer. Bien sûr, la technique narrative de ce roman, qui fait s'enchâsser trois textes présentant autant de points de vue sur cette histoire de paradis perdu, est plus que convenue, tout comme sont datées les préoccupations ethnologiques mises au goût du jour par exemple par L'Enchâssement de Ian Watson et mille fois touillées par la main de l'habile saucière qu'est Ursula K. Le Guin. Reste que ce petit livre étrange et très agréablement traduit (par Guy Abadia, qualité qui, chez celui-ci, est une heureuse constante) mérite d'être lu ou relu, puisqu'il nous confronte au thème de l'illusion ou plutôt d'une réalité invisible (voire, dans ce cas, mythique) pourtant palpable par tous, comme si la vérité ne pouvait être vue que le temps, minuscule, d'un battement de paupière, lors de moments précis, lorsque sont ouvertes les mystérieuses portes de la perception.
Savoir si, finalement, existe sur cette planète qui fut colonisée par des explorateurs français, quelques ultimes descendants de l'espèce aborigène autochtone ayant la particularité de pouvoir, par mimétisme, reproduire les traits, les faits et les comportements des colonisateurs, savoir cela est de bien peu d'importance, tout comme on se moque si, sur la planète rouge décrite par les somptueuses Chroniques martiennes de Bradbury, existent encore, cachés, des Martiens authentiques mêlés à la population de colons terriens. Il suffit de remarquer que Gene Wolfe brouille les pistes avec talent et qu'un critique extrémiste pourrait sans peine, par exemple, considérer qu'il n'y a, sous la multitude des personnages de ce roman, qu'un seul et même être protéiforme et insaisissable, un de ces abos justement qui aurait réussi à survivre aux envahisseurs sans qu'on puisse soupçonner, sous son masque parfait, la supercherie, comme si nous avions là, en actes, une sorte de taquia (1) adaptée pour les besoins d'une science-fiction remarquablement discrète et intelligente.
Me souvenant d'une remarque faite, dans l'espace réservé aux propres commentaires de son blog, par Olivier Noël qui me disait que le christianisme (j'étais bien placé pour le savoir, ajoutait-il en faisant référence aux derniers volumes de Dune de Frank Herbert...), quelles que soient ses transformations (y compris les plus radicales), survivrait d'une façon ou d'une autre et, enfin, lisant, saine habitude, les billets toujours intelligents écrits par Dominique Autié, par exemple celui-ci consacré à Massignon, je me disais donc qu'une réalité, a fortiori la plus éminente de ces réalités, à savoir celle qui est spirituelle, comme l'est la France, comme l'est encore, singulièrement, sa littérature passée, ne pouvait pas tout à fait disparaître. Il demeure, il doit bien demeurer quelque chose, en tous les cas je me force à l'espérer; il doit bien exister un Reste, dans le sens qu'Agamben donnait à ce terme provenant du prophétisme juif le plus ancien.
J'ai ensuite dissipé cette étrange pensée, faisant la part encore trop belle à la notion d'élection qui, à mon sens, ne signifie absolument plus rien dans l'esprit de l'immense majorité des Français. Le Reste de la France n'est rien de plus finalement que... la France, non pas celle des hautes gestes héroïques et des magnifiques résistances, mais celle qui n'en finit plus de s'amoindrir sous nos yeux, oubliant son passé, sa grandeur, sa langue même, qui fut puissante et respectée, sans laquelle elle n'est rien de plus qu'un parc relativiste pressé de gagner quelque prix d'honneur récompensant son zèle moderniste. Mais peut-être que... Oui, peut-être que, sous tel crâne absolument banal, derrière tel visage fade que rien ne distingue dans la rue, au milieu de ses congénères, d'une multitude anonyme de faces elles aussi maladives et pressées, peut-être que sommeille, dans un profond et ironique repos, tel vieux Français légendaire, quelque chose comme un abo qui n'aurait rien oublié de sa grandeur passée et, pour survivre, serait contraint de la taire.

Note
(1) Cette notion fut inventée par les anciens dirigeants chiites, persécutés par les Sunnites après la mort de Mahomet. En quelques mots trop sommaires, la taquia est l'obligation religieuse faite aux Chiites de mentir pour sauver leur vie, en procédant à une abjuration publique, sans pourtant changer de religion in petto.

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, science-fiction, gene wolfe, la cinquième tête de cerbère | |  Imprimer