Deux livres de László Krasznahorkai : Thésée universel et Au nord, par une montagne... (09/05/2011)

Crédits photographiques : Toshifumi Kitamura (AFP/Getty Images).

À propos de László Krasznahorkai, Thésée universel (Éditions Vagabonde, 2011) et Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau (Éditions Cambourakis, 2011).
LRSP (livre reçu en service de presse).


Rappel
La Mélancolie de la résistance.
Sur Tango de Satan.

TheseeCouv.jpgIl serait absolument faux de prétendre que Thésée universel est un de ces étranges petits ouvrages de facture parabolique (comme celui de William Gaddis, Agonie d'Agapé, Branimir Šćepanović, La Bouche pleine de terre, celui de Laszlo F. Földenyi, que je rapproche dans cette note de mon Maudit soit Andreas Werckmeister !, dont le titre est une référence directe aux œuvres de Tarr et Krasznahorkai) que seuls les lecteurs des deux grands romans traduits en français (1) de l'auteur apprécieront. Finalement, le plus grand secours, la meilleure réponse qu'un livre puisse espérer, c'est un autre livre.
Le premier discours, consacré à la tristesse, même s'il évoque directement La Mélancolie de la résistance, notamment son plus fameux épisode : les conséquences de l'arrivée, dans une petite ville, d'une immense remorque convoyant le cadavre d'une baleine, a une portée universelle, véritablement métaphysique. En faisant de la tristesse une puissance qui masque et révèle «l'essence des choses» (p. 21), Krasznahorkai nous semble rejoindre les intuitions fulgurantes de Walter Benjamin, selon lequel la tristesse, le mutisme qui l'accompagne, sont devenus la condition de la création depuis que le premier homme a péché, nous dit le philosophe, en trahissant la vertu première du langage, puissance de nomination galvaudée par l'usage qu'en a fait Adam. Cette tristesse que l'on dirait synonyme du péché originel (puisqu'elle ne repose «sur rien en dehors d'elle-même», p. 19) et qu'incarne la baleine semble donc, selon les dires mêmes de notre conférencier, l'avoir acculé à une irrémédiable solitude, le condamnant peut-être à devenir un de ces spectres «quasiment envoûtés» (p. 12) qui précèdent la venue, dans la place d'un misérable village, de l'immense remorque tirée par un tracteur. Il est frappant de constater que dans l'admirable nouvelle de Paul Gadenne intitulée Baleine, que j'avais ici rapprochée du film de Tarr, l'échouage d'un cétacé sur une plage de France est l'occasion avortée d'une rencontre entre un homme et une femme qui leur fera toutefois comprendre que l'animal mort, aussi repoussant que nous semble son cadavre, est appelé à une mystérieuse renaissance. Il est tout simplement remarquable de constater que, dans les deux cas, la baleine est le symbole complexe de la destruction et la présence animalisée, terriblement enivrante et écœurante, de la guerre, qui gronde au loin dans le texte de Gadenne, qui est synonyme de la certitude d'une destruction généralisée de l'humanité dans celui de l'écrivain hongrois (cf. p. 13).
Il va donc de soi qu'un lecteur qui ne saurait rien de l'œuvre romanesque de Krasznahorkai mais aimerait celle d'Imre Kertész (qui lui-même aime les textes de Krasznahorkai, tout comme un autre de ses amis, György Kurtág), de W. G. Sebald, ou serait simplement familier avec le réalisme absurde propre à tant de beaux et tristes romans venus de l'Est, pourrait apprécier cet étrange récit d'un homme dont nous ne savons rien, si ce n'est qu'il est prisonnier d'une mystérieuse organisation et que ses geôliers (ou ses protecteurs, comme le narrateur le suggère p. 80 ?) exigent de lui qu'il évoque devant eux trois thèmes, la tristesse donc, la révolte et enfin la possession.
Le deuxième discours est consacré à la révolte, mais uniquement dans le cas où, nous dit l'auteur, tous les parias du monde uniraient leur force pour venir à bout des forces de l'ordre. En fait, ce discours évoque les puissances irréductiblement contraires que sont le bien et le mal : «le bien n'atteint jamais le mal puisqu'il n'existe entre eux aucune forme d'espoir» (p. 48). Nouvelle illustration de la règle qui veut que chacun des trois discours de cet homme (qui lui-même se décrit comme un homme au «visage ravagé par l'alcool, [au] thorax enfoncé [et aux] vêtements miteux» (p. 9), comme s'il était un descendant de la grande figure que Dostoïevski fit sortir de son souterrain) ait valeur universelle, l'auteur, pour ce deuxième discours, ne craint pas de s'appuyer sur une scène triviale qu'il a lui-même vue, tout comme, dans le premier discours, il moquait les prétentions de la littérature (et donc celles de l'écrivain... László Krasznahorkai, cf p. 15) et préférais affirmer que lui-même, jeune, avait pu contempler de ses propres yeux l'énorme cadavre d'une baleine qui était à la fois «la messagère et le message lui-même dans cet unique corps gigantesque» (p. 14).
La narration s'organise en quelques figures d'opposition traditionnelles (la liberté versus l'emprisonnement, le conférencier contre ceux qui l’écoutent, le bien et le mal entre lesquels aucune communication n'est possible (cf. p. 50) tout comme il est impossible au narrateur de venir à l'aide de la jeune femme au télégramme, le passé contre le présent, etc.) qui toutes évoquent la situation de notre époque «où les hommes sont condamnés à vivre en l'absence d'idéal» (p. 64), époque qui est celle de l'absence de liberté (cf. p. 68), du nihilisme, ainsi défini par l'auteur : «Cet esprit très maléfique n'a rien à voir avec la mort. C'est l'esprit de la guerre, celui de pouvoir détruire tout ce qui existe. C'est une jouissance totale, extrême, illimitée, et rien ni personne ne peut échapper à son emprise. On peut résister à tout, continue notre conférencier, mais pas à cet esprit car il s'infiltre sournoisement partout, il résume et conclut tout énoncé de vérité, il incarne l'incomparable volupté du pouvoir suprême et l'étendue de son domaine ne connaît aucune limite» (p. 89). Ce nihilisme protéiforme, qui semble avoir déjà triomphé de notre volonté (cf. p. 88), n'est jamais mieux suggéré que par la scène où le narrateur demande à ses mystérieux auditeurs de lui fournir, en échange de son dernier discours, trois choses (cf. p. 81) : tous les documents ayant trait à son enfance, deux cent vingt mille mètres de fil et un revolver, comme si, par cette triple demande, il s'agissait de montrer que, dans cette époque de ravages, il nous est impossible, même au moyen d'un immense fil (d'Ariane ?), de retrouver un passé définitivement englouti et de s'échapper ainsi du labyrinthe où est tapi le monstre et qu'il fallait donc en tirer les ultimes conséquences. Et le narrateur d'insister sur le fait que la possession, en ce monde, n'est tout simplement plus possible, puisqu'elle pouvait seulement exister «dans le cas de relations de paix entre l'homme et la nature» (p. 88).
La leçon ultime que nous délivre ce narrateur qui est un prisonnier déclarant qu'il ne fera pas de quatrième discours (cf. p. 56) est particulièrement pessimiste (2), à moins qu'il ne faille considérer comme une secourable parabole ses tout derniers mots, avant que ses geôliers ne le reconduisent en prison, où il raconte l'étrange histoire d'un oiseau découvert à la fin du siècle passé sur l'île d'Okinawa et qui était jusque-là parfaitement inconnu des chercheurs, qui l'appelèrent l'Okinawa Rail ou râle d'Okinawa et qui ne dut sa survie, durant des siècles et des siècles où l'homme ignora son existence qu'au fait d'avoir perdu l'aptitude à voler, comme si notre espèce ne pouvait éviter le douloureux paradoxe que met en scène cette petite histoire : l'homme est d'évidence destiné à percer les plus hauts mystères mais son prométhéisme indécent et dangereux a libéré les monstres. En somme, il est, comme notre narrateur, condamné à tituber entre «la douceur mortelle de la tristesse et l'envie irrésistible de [se] révolter» (p. 86) afin «d'observer l'axe du monde» (p. 22).
Peut-être ne lui reste-t-il alors pas d'autre solution, comme le râle d'Okinawa, que de vivre caché et à l'abri des regards, faire sienne la tactique d'une «suite de petits pas de danse» (p. 60) qui lui permettront de se retirer, tenter de sauver la seule richesse inaliénable, non pas le palais du mythique héros fondateur (3) puisque toute institution est devenue impossible à l'époque du déracinement, non pas le fait de penser puisque notre narrateur semble être revenu de tout (cf. p. 60 et l'exemple de cette femme qui, dans un bureau de poste, envoie un télégramme à un destinataire absent), y compris et surtout de ses semblables (4), et qu'il est condamné à butter sans cesse contre la vulgarité et le mensonge (cf. p. 66) et, comme si cela ne suffisait pas, avoir fait de toute façon ses adieux puisque, comme Lord Chandos, il n'a plus rien à dire faute de langue (cf. p. 85), mais honorer, le temps de trois discours devant des maîtres et un auditoire invisible, la parole menacée de ruine.

couv-au-nord.gifLe thème de la tristesse, évoqué par l'écrivain lors du premier discours du conférencier de Thésée universel, fait aussi songer à la tristesse, «insurpassable, d'une délicatesse qui vous étreignait le cœur», du Bouddha évoqué dans Au nord par une montagne... (p. 54) et dont la présence énigmatique, signifiée par une statue minuscule et frêle ayant la tête tournée, comme si, tel l'Ange de l'Histoire de Paul Klee (commenté, on s'en souvient, par Walter Benjamin) quelque chose le retenait en arrière, n'est peut-être pas l'unique thématique, ni même la plus riche, de cet étrange ouvrage.
Peut-être ne faut-il pas craindre d'affirmer que l'auteur a tenté l'impossible, en essayant de figurer ce qui n'a point de forme puisqu'il s'agit de la sagesse plusieurs fois centenaires qui consiste à donner la plus parfaite forme aux monastères réservés à Bouddha, que les hommes ont «irrémédiablement perdu» (p. 44), comme tant d'autres dieux en cette époque de nihilisme triomphant.
Retenir Bouddha, du moins tenter d'en retenir le sourire triste, c'est lui construire un sanctuaire dont le plus petit détail est le produit d'un minutieux savoir-faire. Ainsi doit-il être protégé «au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau» (p. 69), ainsi peut-on comprendre que «tout, au cours des décennies qui venaient de s'écouler, faisait partie d'un gigantesque plan mûrement réfléchi, avait été guidé par une expérience ancestrale empreinte de sagesse, selon laquelle l’édification des sanctuaires devait se dérouler en respectant à la lettre le mode de vie des arbres dans leur milieu naturel sur la montagne du Yoshino, à titre d'exemple, ceux qui avaient vécu sur le versant nord de la montagne étaient affectés aux faces nord des sanctuaires, alors que pour les poutres faîtières, on sélectionnait uniquement des cyprès qui avaient poussé sur le sommet» (p. 73).
Ainsi, en respectant scrupuleusement le rituel propre à la très longue et minutieuse construction du sanctuaire, parce que ce dernier devient, jusque dans le moindre de ses détails, une image concentrée de l'univers et du temps qu'il enserre par la façon dont les artisans ont reproduit des gestes millénaires, nous pouvons parier, comme le miya-daiku (c'est-à-dire le grand maître d’œuvre des charpentiers), sur le fait que les matériaux composant le sanctuaire ne dureront pas éternellement mais qu'au moins ils résisteront (cf. p. 74).
Pourtant, le sanctuaire que visite le petit-fils du prince Genji est non seulement abandonné mais dans un assez grand état de délabrement, sans compter le fait que la cellule du moine supérieur est quant à elle dans un désordre aussi inquiétant qu'indescriptible (cf. p. 126).
Ainsi, plusieurs indices auraient pu avertir l'explorateur que les apparences de calme et de sérénité du lieu étaient trompeuses : une statue étrange de Bouddha «put pendant mille ans assister à de faux miracles, recevoir de faux actes de dévotion» (p. 80), treize poissons d'or ont été cloués sur une cabane en bois près du monastère, les clous ayant été plantés à travers leurs yeux (cf. p. 119) alors que derrière le kyôzo se tient «un renard tapi, prêt à bondir, avec, dans ses yeux rouges, troublants, fixes, pénétrants», «une lueur de démence» (p. 117).
Que signifient ces signes ? Qu'il est dangereux, comme Borges l'a illustré dans tant de ses nouvelles, de vouloir s'intéresser à l'infini, ainsi que l'illustre l'étonnant ouvrage de Sir Wilford Stanley Gilmore intitulé L'Infini est une erreur, livre que l'explorateur du sanctuaire abandonné découvre dans la cellule remplie de détritus du moine supérieur, alors qu'il cherchait un autre livre (ou plutôt, ce que ce livre a décrit sans préciser le lieu où se trouve l'objet de cette description), celui-là légendaire, Cent beaux jardins qui évoque, comme son titre l'indique, une centaine de jardins dont le dernier, le «jardin caché» s'appuyait, selon l'auteur, «sur des forces infiniment complexes pour exprimer l'infiniment simple, et cette simplicité poussée à l'extrême avait le pouvoir magique d'exprimer avec une force sans égale toute la beauté intrinsèque de la nature» (p. 112) ?
C'est dans le monastère que László Krasznahorkai décrit avec une foule de détails (il n'hésite même pas à nous révéler la nature du sol qui le porte !) que le petit-fils du prince Genji a pensé découvrir, enfin, le si secret jardin caché.
L'a-t-il trouvé ? La contemplation de ce jardin parfait a-t-elle fait glisser un peu de paix sur l'esprit de notre personnage ? A-t-il au contraire sombré dans le délire, les forces de destruction, si visiblement à l’œuvre dans l'immense monastère, étant dès lors parvenues à leurs fins en mutilant la conscience du seul être humain ayant été capable de découvrir le jardin dont l'image prodigieusement concentrée est celle de l'univers ? Est-il, tout simplement, comme il nous arrive de le faire tant de fois dans notre propre vie quotidienne, passé devant le jardin caché sans même le voir ?
Je dois dire qu'il n'est même pas certain que László Krasznahorkai lui-même l'ait réellement vu, ce jardin énigmatique et si banal qu'il demeure invisible aux yeux les plus exercés, mais c'est en tout cas la plus haute mission de l'écriture que de tenter de préserver ce qu'il faut conserver à tout prix pour le salut ou, tout simplement, quelques minutes de paix, accordées à ceux qui viendront après nous et, comme nous, n'auront cessé de questionner la beauté dansant parmi les ruines.

Signalons enfin que László Krasznahorkai sera présent dans les différents lieux que voici :
- le mardi 10 mai à Bordeaux, à partir de 18 heures, à la librairie Mollat.
- le mardi 17 mai à Paris, à partir de 18 heures, à la Maison de l'Europe (Grande Salle, 35 rue Francis Bourgeois, dans le 4e.
- le mercredi 18 mai à Strasbourg, à partir de 19 heures, à la librairie Kléber, Salle Blanche.
- le jeudi 19 mai à Paris, à partir de 18 heures, à la librairie Compagnie, 58, rue des Écoles, dans le 5e, en présence de la traductrice Joëlle Dufeuilly.
- enfin le vendredi 20 mai à Tours, à partir de 19 heures 45, à la librairie Le Livre, 24 Place Grand Marché.

Notes
(1) Saluons l'opiniâtreté de Joëlle Dufeuilly, traductrice des quatre titres de l'auteur disponibles en français. Les éditions Vagabonde et Cambourakis vont d'ailleurs publier deux autres ouvrages de l'auteur, respectivement Le Prisonnier de Urga et War & War.
(2) Le narrateur se décrit de la façon suivante : «Je suis incapable de détourner mon regard devant la vulgarité et le mensonge, je les observe et ne vois rien au-delà, cet univers et ce dieu de l'univers sont hors de portée de ma vue, mon champ visuel, si je puis m'exprimer ainsi, se limite à l'effarante réalité du monde des humains, autrement dit, ma vue s'est brouillée dans la brume épaisse et immobile de la vulgarité et du mensonge» (p. 66).
(3) Le nom Thésée proviendrait de la racine grecque θεσμός, thesmós qui signifie institution.
(4) Le narrateur prend ainsi la peine de définir ce qui le sépare des hommes qui l'écoutent, en déclarant : «[…] et si nous prenons la déception comme unité de mesure pour évaluer nos différences, je dirais que votre déception s’étend à ce que nous nommons l’univers, alors que la mienne se limite à ce que nous nommons les humains, autrement dit, vous avez été en réalité déçus par vous-mêmes en ne découvrant pas la clé de l’univers, mais cependant il vous reste l’univers; moi, en revanche, j’ai été déçu par l’intelligence humaine en découvrant sa clé dans la prostitution ordinaire et, n’ayant rien trouvé d’autre, il ne m’est rien resté», p. 60.

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