Dosadi de Frank Herbert ou l'enfer du nouveau monde (19/02/2006)

Crédits photographiques : Rebecca Blackwell (AP).
«Derrière la marionnette, il y a le montreur».
Frank Herbert, Dosadi.


Quel contraste tout de même entre ces deux expériences esthétiques : d’un côté la relecture du complexe et touffu Dosadi et, de l’autre, la vision du film envoûtant, malgré quelques tics (comme la présence de John Savage rejouant son rôle d’exalté, la longue immersion de John Smith dans la tribu indienne, à l’instar de celle que vécut le soldat Witt dans The Thin Red Line) de Terence Malick, Le nouveau monde. Espace strictement confiné dans le roman du maître de cycle d'Arrakis, à tel point que certains lieux surpeuplés y sont surnommés des garennes, étendue sans limites du nouveau monde, magnifié par les prises de vue statiques du réalisateur des Moissons du ciel. Une terre vierge à conquérir, où regagner, peut-être, son âme, comme le songe le personnage principal du film, un nouvel Éden où l’homme pourra boire la source d’eau vive, alors que l’œuvre d’Herbert multiplie les pièges, tous mortels, de la planète cachée, immense parc où est retenu prisonnier le cheptel humain qui n'a qu'une envie, mais féroce, mais consumante : se répandre dans l'univers, interdit par de mystérieuses puissances invisibles.
Dosadi.jpgDosadi [The Dosadi Experiment] de Frank Herbert, publié en 1977 par l’éditeur new-yorkais Putnam’s Sons, concentre les habituelles thématiques chères à l’auteur de Dune : le confinement d’une population de plusieurs millions d’êtres (pas seulement humains) dans un lieu proprement inhabitable, l’émergence, au travers des jeux du pouvoir et des trames politico-économiques croisées, d’une violence que l’auteur observe en véritable clinicien, censée qu’elle est renouveler les forces taries de la civilisation (ici, la Co-sentience), l’interrogation quant au phénomène de la divinité, matérialisé, dans ce roman, par le «Mur de Dieu», la volonté prométhéenne d’expérimenter sur le vivant et enfin la discrète allusion au thème majeur de la saga de la planète des sables, l’apparition d’un Messie, ici ridiculisée. Dans Destination Vide, le premier tome de la série intitulée Le programme Conscience, il s’agissait de faire naître une étincelle d’intelligence dans un ordinateur soumis à des conditions d’exercice extrêmes puisqu’il était chargé de conduire un vaisseau et sa population humaine vers une planète… inexistante. Cette Machine deviendra dans L’incident Jésus la Nef qui, à son tour, expérimentera in vivo les conditions requises pour que naisse l’adoration de la créature envers son Créateur : il s’agissait d’apprendre à La vénefrer. Dosadi, qui donc paraît moins être la suite de l'inclassable L'Étoile et le fouet que de Destination Vide, plus qu’aucun autre roman d’Herbert mène jusqu’à son paroxysme l’idée de la manipulation : c’est une planète entière, coupée du reste de l’univers, qui sert de laboratoire d’expérience. Encore cette dimension n’est-elle elle-même qu’un leurre, un de plus, puisque le personnage principal du roman, le Saboteur Extraordinaire Jorj X. McKie, découvrira, derrière l’intention un peu trop évidente consistant à exacerber les chances de survie d’une population implacablement opprimée, une réalité beaucoup plus troublante, la vieille et fausse quête de l’immortalité du corps.
De sorte que, à considérer les choses en profondeur, le film de Malick comme le roman d’Herbert évoquent la recherche, impossible, du Jardin d’Éden qui est aussi réparation de la différence sexuelle, Amour premier, éternel. Dans le roman de science-fiction, ce seront les étranges noces androgynes qui lieront ineffablement Jorj X. McKie à Keila Jedrik et, aussi, une pureté mortelle insufflée à l’univers de la Co-sentience par les hordes fanatiques dosadiennes, rapprochées des guerriers mythiques du Nord que furent les berserkers. Dans le film de Malick, la perte de l’amour sans taches que Pocahontas voue à l’explorateur John Smith connaîtra sa reconquête puis son accomplissement auprès d’un autre homme, John Rolfe, qui deviendra époux et père, alors que Smith avouera à son ancien amour qu’il a peut-être dépassé les Indes, à défaut de les avoir trouvées.
A peine conquis, le Paradis perdu entame sa chute inexorable, le Mal, inexplicablement (j'en veux pour preuve les questions lancinantes qui ponctuent les films de Malick), apparaissant comme un ver invisible qui n'attendait que l'occasion favorable pour commencer sa lente croissance, puis sa dévoration : une hésitation d'un court instant, un infléchissement indécelable de la volonté, l'ébauche d'une tentation, la faille minuscule par où le venin de la grandeur fausse va s'infuser, comme dans la cervelle de Macbeth, et c'en est fait, tout est fini, irrémédiablement souillé, l'innocence n'est plus. Mais Le nouveau monde de Malick comme Dosadi d'Herbert nous affirment tous deux qu'une réparation, moins peut-être : son rêve immense, reste toujours possible qui réside dans la volonté inflexible des hommes de conquérir leur liberté.

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