Ce goût immodéré pour l'hermétisme : parabole d'une lecture bien faite (24/01/2005)

Crédits photographiques : Erik Jacobs (Boston Globe).
« A l’homme en tant qu’information, ne peut guère faire face que l’homme en tant que silence. »
Paul Celan, Le Méridien


Alors que je suis plongé, depuis quelques jours, dans la lecture exaltante (et difficile, voilà de quoi me réjouir) d’un passionnant ouvrage d’Hadrien France-Lanord (publié chez Fayard, dans une magnifique collection dirigée par Pierre Legendre, j’y reviendrai) consacré aux liens subtils qui ont unis Paul Celan et Martin Heidegger, je me souviens que, dans bien des conversations avec tel de mes amis, revenait avec une insistance douloureuse ce reproche qu’il me faisait, celui de me complaire dans une écriture difficile, tortueuse, surchargée de références, parfois d’énigmes que je disposais çà et là comme autant de clins d’œil déchiffrables par de petits lettrés, voire de pièges. En bref, plus qu’une prose «surécrite» selon le terme employé par Borges parlant de la rédaction de ses fictions, un facile refuge dans l’hermétisme déchiffré par quelques happy few dont il ne faisait pas, à l’évidence, partie, voilà bien la critique essentielle qu’il me fallait et me faut encore tenter de contrer sans relâche. J’ai toujours très mal accepté ce reproche, cause d’une colère qui allait grandissant dès que nous revenions à cette question, n’y voyant, de la part de mon contradicteur occasionnel et finalement si peu littéraire, pardon de le dire, qu’une invincible paresse et un refus, épidermique et de ce fait bien incapable d’être argumenté, de la difficulté, je dirais même : une peur panique devant la difficulté, celle d’un style mais aussi d’une pensée.
Je n’aurais pas l’outrecuidance ridicule de prétendre que ma pensée est originale, n’ayant rien de ces professeurs de philosophie qui tutoient Nietzsche, Kierkegaard ou Heidegger en faisant montre d’une dégoûtante familiarité à l’égard de ce tout-autre qui les dépasse de mille, de cent mille coudées : une pensée justement, non un commentaire, aussi savant fût-il, voire génial (ce que le leur n’est assurément pas et ne sera jamais !), et une pensée indissociable d’une vie marquée par l’épreuve, marquée au fer rouge de ce qu’exigeait de sacrifices, de douleurs et de solitude immense le chemin entrevu et, une fois chois, inébranlablement poursuivi jusqu’au péril extrême de la folie ou de l’échec. Non, je n’ai rien d’un penseur puisque tout ce que j’écris, y compris des livres, ressort en dernière analyse au genre du fragment, brillamment illustré par quelques modèles comme Joubert, Novalis, Lichtenberg ou, bien sûr, Nietzsche. Pourtant, quitte à déplaire, je dois affirmer que j’ai un style et que, bon an mal an, celui-ci doit bien tenter d’évoquer quelque chose de ma pensée, de ses contradictions, de ses errances, de ses fantômes et, parfois mais bien rarement, de la lumière interlope, conquise en somme à contre-nuit, qui accueille le marcheur exténué au sortir d’une forêt. La clairière ne marque rien de plus qu’une halte temporaire car, de nouveau, nous devons pénétrer dans le haut massif de bois sombres qui se tient devant nous et avale la douceur de cette lumière qui n’aura donc été, lueur frôlant les sables mouvants plutôt que le seuil véritable, que l’entre-deux trompeur, l’orangeraie qu’évoque Yves Bonnefoy, où l’on peut se retenir afin de puiser de nouvelles forces ou, au contraire, s’endormir, croyant que nous sommes parvenus au bout de l’effort. Or, non, celui-ci reste à accomplir, comme le chemin d’ailleurs qui mobilise ses plus secrètes ressources. J’oubliais : no hay caminos, hay que caminar… c’est une évidence, de même que celle consistant à affirmer que mon esprit répugne à l’esprit de synthèse, systématique autant que systémique, et ce depuis mes années de lointaine scolarité, comme le constata d’ailleurs bien vite mon professeur de philosophie de khâgne, qui jamais ne me crut bon penseur, et il n’avait pas tort de le croire, bien sûr, si l’acte de pensée signifiait, d’abord et quoi qu’on en dise, le fait de rendre dans les temps une jolie petite copie à la mécanique si bien huilée qu’en quatre pages doubles quadrillées, elle se vantait de pouvoir apporter une solution au mystère, pardon, au problème philosophique du Mal...
L’un des indices, à vrai dire plus que cela : l’indice même qui me convainc que je suis en face d’une pensée est le style, son style justement, le style même de cette pensée qui, quelle qu’en soit la difficulté (celle-ci, parfois surestimée, n’est que bien souvent l’effet d’un manque d’habitude ou d’accoutumance, tant il est vrai que le fait de se plonger dans une écriture est une drogue, dispensatrice de dangers et de délices…), jamais, jusqu’à présent, ne m’a poussé à abandonner la lecture d’une œuvre. L’inverse est vrai et s’est ainsi en revanche systématiquement vérifié : alors que j’ai avancé et continue de le faire avec difficulté mais sans témoigner de relâche dans les écrits d’un Husserl, d’un Wittgenstein ou d’un Heidegger, il m’est parfaitement impossible d’achever le livre d’un de ces auteurs mineurs que les ruses de l’édition remettent ou tentent de remettre au goût du jour : Jacques Ellul, largement réédité par La Table ronde. Se revendiquant pourtant d’une prestigieuse lignée bloyenne, j’avoue éprouver toutes les peines du monde à terminer la Nouvelle exégèse des lieux communs de cet infatigable polygraphe qu’était Ellul et, si je ne puis parvenir à refermer ce livre, c’est que, je n’ai pas tardé à me l’avouer (aveu qu’explique ma répugnance presque maladive à abandonner quelque livre que ce soit, y compris le plus franchement mauvais), son écriture en est bâclée, que le style est l’inconnue – la seule – de cette équation posée par Ellul et prétendant sonder le problème d’une modernité secrétant des truismes sans jamais paraître en extraire leur jus le plus subtil.
A l’inverse, même truffés de fautes de frappe dues à une absence tout de même assez choquante de relecture et de correction pour un éditeur jouissant d’une réputation (justifiée) de sérieux, j’ai littéralement dévoré les Cheminements et Carrefours de Rachel Bespaloff (qui se suicida le 6 avril 1949), recueil d’articles réédité par Vrin, l’édition originale datant de 1938 qui fut publiée par les soins de Louis Gouhier, convaincu du talent de Bespaloff grâce à l’amicale insistance de son ami Gabriel Marcel. Dans ces articles (en fait, de véritables études, parfois étonnantes de pénétration attentive, ainsi du texte sur La Répétition du philosophe danois) consacrés à Green, Malraux, Kierkegaard, Marcel ou Chestov, indiscutablement, se lit une pensée et s’écoute, puisqu’il s’agit bien d’une petite musique à laquelle d’ailleurs Rachel Bespaloff est elle-même extrêmement sensible lorsqu’elle devient lectrice, un style. Finalement, dans ce domaine de l’art que l’on croit à tort désincarné et que l’on réduit ignoblement, de fait, à un sordide et éthéré esthétisme de salon, c’est comme toujours la volonté ou son absence maladive qui dégage une ligne de crête entre ceux qui savent lire et ceux qui ne le savent pas. C’est la peur je crois de se confronter à l’inconnu qui déplaît parce qu’il risque de faire sortir de ses gonds bien huilés la porte battante de l’habitude et la certitude refusée, contre tous les conformismes à la petite semaine entretenus par la faune bavarde des mauvais lecteurs, qu’une véritable lecture doit bouleverser une existence. Tout le reste n’est que sirop d’universitaire ou glu de conversation de troquet, si affronter une nouvelle voix, lutter contre la prégnance invincible d’une grande œuvre c’est aussi, c’est d’abord n’est-ce pas, accepter de s’exposer à la lumière brûlante d’une rencontre car c’est bien elle et elle seule qui nous terrorise.

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