Roger Breuil, encore, par Laurent Jézéquel (24/07/2012)

Crédits photographiques : Peter Andrews (Reuters).
Je vous parle d’un écrivain oublié des années trente et quarante, moins oublié cependant depuis peu, puisque son Brutus vient d’être présenté ici par Juan Asensio*. Roger Breuil se fait connaître dès 1932 en obtenant le Prix du premier roman pour Traduit de l’américain. Sous son nom de famille Roger Jézéquel, il est alors pasteur à Saint-Palais-sur-mer, en Charente Inférieure. En 1932 encore, il fonde avec Denis de Rougemont, Albert-Marie Schmidt, Henry Corbin et Roland de Pury la revue Hic et Nunc, pour défendre en France les couleurs du grand théologien Karl Barth. Il y publie en 1933 un commentaire du Traité du désespoir de Kierkegaard dont la traduction vient de paraître. Découvrant enfin dans le texte un auteur dont des proches de Karl Barth lui parlent depuis longtemps, il s’émerveille surtout des vignettes littéraires que Kierkegaard imagine pour illustrer les «personnifications du désespoir». Il y retrouve même les traits des personnages d’un roman qu’il vient d’achever. En abordant la deuxième partie de l’ouvrage, il lit ces lignes concernant la vie de poète religieux : «nonobstant toute esthétique, cette vie-là est toujours péché pour le chrétien, le péché de rêver au lieu d’être, de n’avoir qu’un rapport esthétique d’imagination au bien et au vrai, au lieu d’un rapport réel, au lieu de l’effort d’en créer un par sa vie même». Tout cela, Breuil se l’est déjà dit; mais de se l’entendre dire l’oblige à sortir du commentaire pour interpeller : «le plus sombre chagrin est mon lot. Renverse notre jeu, Dieu tout-puissant, disperse ces dés maudits qui nous rendent esclaves !». Le pasteur écrivain marque un seul désaccord avec Kierkegaard, à propos du «désespoir de l’infinitude». Selon L’auteur du Traité, «c’est l’imaginaire en général qui transporte l’homme dans l’infini mais en l’éloignant seulement de lui-même […]. On mène alors une existence imaginaire en s’infinitisant ou en s’isolant dans l’abstrait, toujours privé de son moi dont on ne réussit qu’à s’éloigner davantage». Breuil se sent terriblement visé et ne veut pas y croire. Pour lui l’imagination est son outil de travail. Soutenue par la foi, elle ne lui sert pas à fabriquer du fictif mais à révéler la vérité du réel. Comme poète, il ne tire pas ses personnages du néant; il les découvre dans les personnes qu’il rencontre.
Cependant, Breuil va longtemps s’interdire ce que Kierkegaard interdit au poète qui prétend parler de Dieu : d’en parler de façon fictive, d’en imaginer l’œuvre dans des «créatures de papier». Paradoxalement, dans un premier temps, sa créativité va en être stimulée. Il va quitter le pastorat pour se consacrer davantage à l’écriture. En quatre ans, il va publier chez Gallimard trois autres romans : Les uns les autres (1933), Augusta (1935) et La Galopine (1937). Comment parvient-il à y parler de Dieu de façon réelle sans sortir du cadre romanesque ? Pour le faire sentir, je vais parcourir deux de ses livres... en dévoilant leur fin, ce qui est contraire aux usages de la critique, mais je fournirai une excuse valable. Le héros de Traduit de l’américain est un étudiant typiquement américain malgré une mère française, très engagé dans les œuvres sociales de sa paroisse presbytérienne, s’imaginant fiancé à une petite jeune fille de la bonne bourgeoisie, mais finalement mal tenu par sa chère morale puritaine. Voulant sincèrement venir en aide à un gamin des rues, il en tombe amoureux. Il découvre vite que l’adolescent, plus ou moins dealer, fournit deux étudiants de mauvaise réputation, un juif très cultivé et une brute protestante. L’histoire se passe à New York aux temps de la Prohibition. Voilà que le petit voyou meurt d’overdose. N’étant pas directement impliqué dans l’affaire mais autrement concerné, notre presbytérien va se mettre au vert en France. Au terme d’une disparition de six mois dont rien ne nous est raconté, il revient aux États-Unis et revoit ses anciens comparses dont l’un, le juif, s’avère étonnamment attentif. Il arrive à ne sombrer ni dans le déni ni la vaine culpabilité, la connivence, la dénonciation ou le moralisme. Il paraît suspendu au-dessus du gouffre par la force d’une morale plus radicale que celle des puritains et à laquelle il ne savait pas qu’il croyait, quelque chose comme la Loi. Il décide de retourner vers sa fiancée imaginaire. Cette fin est conçue pour décevoir le lecteur trop imbu de sainteté comme pour intriguer celui qui ignore tout du christianisme. L’énigme est simple : pour passer de la bonne conscience et des bonnes œuvres à l’observance concrète des commandements de Dieu, le jeune homme a reçu un secours mystérieux dont il n’est donné qu’un signe dans le livre : l’ellipse des six mois en France.
La Galopine raconte les aventures internationales de jeunes provinciaux, trois frères et leur cousine, pauvres, orphelins, indemnes de toute empreinte religieuse, mais hantés par l’idée d’avoir une destinée à part. La jeune fille est même convaincue d’avoir plus que du charme, un charme. Mais elle ne sait qu’en faire. L’un des garçons, doué pour tous les arts, s’improvise tennisman, flirte avec les premières places du classement mondial, puis abandonne la compétition pour épouser les idées de sa compagne, ouvrière communiste. Un autre, également procommuniste, s’engage dans la Marine et se conduit en héros lors d’une expédition secrète dont il revient avec quelques intuitions métaphysiques : dans les situations désespérées, bizarrement, il ne s’est pas senti abandonné. Le troisième frère, moins original, adhère à une église baptiste suisse et devient un riche paysan. Abandonnant sans raison leurs explorations sociales, les trois garçons retournent vivre au pays. Pendant tout ce temps, la cousine est allée tenter sa chance à Paris où son charme a fait merveille autant qu’il l’a précipitée dans les plus banals déboires : succès mondains, amours ratées et dépression. Au bord du suicide, elle rencontre un Hongrois, révolutionnaire et néanmoins calviniste, qui lui dit la vérité : «En réalité, vous êtes déjà morte, le véronal n’y ferait plus rien». Atteinte, elle réagit d’abord en jouant les théologiennes : «Mais vous ne devez pas seulement me dire que je suis au plus profond de la mort, ajouta-t-elle en souriant. Il faut aussi m’expliquer comment je suis revenue à la vie». Le Hongrois lui fait comprendre qu’elle sait déjà tout ce qu’elle doit savoir, mais qu’elle ne veut rien en entendre, comme tout le monde. Elle entre alors dans une période très obscure de sa vie. Tentée par la foi, elle veut entraîner un copain dans l’aventure, prétend lui faire la morale, casse son couple. Elle a cependant des moments de lucidité, comme lorsque qu’elle se laisse aller à dialoguer avec Dieu : les réponses qu’elle imagine à ses questions, ce sont tout simplement les articles du Credo. Elle s’enfuit dans sa province sans oser rejoindre tout de suite ses cousins. Crevant d’envie de partager ses intuitions spirituelles, elle voit partout des signes de Dieu adressés aux gens qu’elle croise. Épuisée par cette fièvre religieuse, fatiguée de son charme, elle décide d’épouser le dernier cousin encore célibataire, le communiste métaphysicien. La voilà enfin dans la destinée commune. Avec son mari, cependant, elle forme ce projet très peu commun de «s’occuper» de Dieu. Le lecteur devine que les choses ne vont pas être faciles pour ces trois-là, surtout pour Dieu. Il se demande justement comment Dieu a procédé pour s’occuper des deux autres. Il se souvient que la chose est venue à l’esprit de la jeune femme comme vient une idée, de façon imprévisible. Bien sûr, la jeune femme n’en a pas déduit que c’est elle qui a conçu l’idée, ni que Dieu est une idée, mais elle a trouvé quand même matière à réflexion. L’idée imprévue a fonctionné comme un signe. La jeune femme a vu le signe et s’est sentie personnellement concernée. Breuil a arrêté son roman juste avant que l’héroïne n’entre dans le concret de la vie selon Dieu. Il est allé à la limite de ce qu’il se croit permis en tant que poète religieux.
Les uns les autres et Augusta s’achèvent de la même façon caractéristique de Breuil : ni morale ni coupure brutale du récit, ni happy end ni catastrophe, mais une déception provocatrice. L’auteur abandonne son lecteur dans la perplexité, autant pour lui ôter la vaine envie d’en savoir plus sur les héros que pour prévenir celle, non moins vaine, de s’en détourner aussitôt. Il l’invite sans le dire à s’interroger sur ce que signifient la fin ou l’absence de fin d’un roman et, du même coup, sur ses propres fins ou son manque de fins. Dans son Livre sur Adler, Kierkegaard moque les auteurs qui ne savent écrire que des romans d’alarme, ceux qu’il appelle des «romans-prémisses», c’est-à-dire des romans sans conclusion. Mais s’il en rit, c’est pour souligner que la conclusion, il faut que l’auteur y réfléchisse mais que jamais il ne l’invente : «Pour trouver la conclusion, il est tout d’abord nécessaire d’en noter le manque évident, puis de prendre à cœur ce défaut». Breuil procède, je crois, exactement ainsi dans ses quatre premiers livres. Cependant, quelques mois après la publication de La Galopine, il craint d’avoir commis une faute avec ce roman. Le voilà rattrapé par la question du poète religieux. Début 1938, lisant Le génie et l’apôtre de Kierkegaard, il pense entendre sa condamnation. Il l’a lui-même prononcée depuis longtemps : il est convaincu qu’en écrivant des romans afin de témoigner de l’évangile, il offense à la fois l’art du roman et l’évangile. Il va détruire des milliers de pages déjà écrites, en écrire des milliers d’autres et les détruire aussi. En 1941, il se résout à l’alternative kierkegaardienne et note dans son journal littéraire : «La solution est la suivante. En tant que je reçois mission de faire quelque chose «afin» pour tel et tel, il m’est commandé d’écrire un discours religieux. Et, en tant qu’artiste, je dois me plier à la nature de l’œuvre d’art. C’est bien ce que me signifient, chacun de leur côté, ceux qui réclament de moi des écrits. Westphal a raison de me dire : fais un roman, parce que c’est une œuvre d’art. Et Fouchet a aussi raison de dire : faites un essai. Et moi j’ai tort en disant : je ferai un essai-roman».
Breuil va alors écrire quatre autres livres : La Puissance d’Élie (1945, Delachaux et Nestlé) Brutus (Gallimard 1945, réédité par Marrons en 2001), Théâtre d’orient (non publié) et Le retour de don Quichotte (inachevé en raison de la disparition de l’auteur en 1948, mais publié en plusieurs livraisons dans le journal Réforme en 1952). Or les trois premiers livres cités ici sont résolument des essais-romans qui parlent de Dieu, discrètement mais clairement et non plus au moyen de signes. Nous ne savons pas comment Breuil en est venu à s’autoriser une telle obstination dans ce qu’il considérait, peu auparavant, comme une faute. Le fait est qu’il s’autorise et que cela a pour lui un sens. Le 30 mai 1943, il note dans son journal : «Ceci : le poète chrétien ne travaille pas en-deçà, comme le prédicateur, mais en-delà, comme le mystique. C’est un privilège qui lui est donné, une grâce qui lui est faite, sans mérite évidemment, et même si, par effroi, il veut rester en arrière. Bien loin de rester dans la sphère préparatoire, comme je le croyais, il doit pousser hardiment vers la sphère des accomplissements».
Pour La Puissance d'Élie, l’auteur part de quelques sermons prononcés par Roland de Pury à Lyon en 1941. Son ami lui propose d’en faire un vrai livre. Il est probable que pour avoir cette idée, le pasteur a demandé l’assistance de Dieu car la proposition constitue pour Breuil un double défi. En effet, pour traiter ce sujet d’Élie dans les circonstances de l’époque, il faut être tout autant «apôtre» que «génie», je veux dire tout autant témoin de l’évangile que poète. Pour nos barthiens, tous deux fortement compromis dans la protection des persécutés, l’actualité politique et théologique du prophète Élie est brûlante. Pourtant, le texte du Premier Livre des Rois est fait pour attiser encore plus l’inspiration poétique de Roger Breuil. Le récit biblique commence de manière fulgurante : «Élie, le Thischbite, l'un des habitants de Galaad, dit à Achab : L'Éternel est vivant, le Dieu d'Israël, dont je suis le serviteur ! il n'y aura ces années-ci ni rosée ni pluie, sinon à ma parole». Vient, aussitôt après, l’anecdote des corbeaux qui nourrissent Élie au torrent de Kérit. De ce miracle, Breuil écrit : «Que nous répondions : cela est vrai – ou, cela n’est pas vrai, nous n’en sommes pas plus avancés. Le propos recèle un humour interne qui nous fait paraître à nos propres yeux dans l’affirmation un naïf, et dans la négation un méfiant – et ridicules dans l’une ou l’autre». Cette lecture absolument «littéraire» est bien plus passionnante que la démythologisation bultmannienne, c’en est même le contraire, car justement elle réenchante ! Le «cycle d’Élie», c’est d’abord une épopée de la dévoration : Élie à la table des corbeaux, la jatte de farine de la veuve de Sarepta qui ne se vide plus, le bouche-à-bouche pratiqué par Élie pour ressusciter l’enfant, le feu de Dieu qui engloutit l’holocauste au mont Carmel, l’ange qui réveille Élie sous son genêt : «Lève-toi et mange car le chemin sera long», le roi Achab qui convoite la vigne de Naboth pour en faire un jardin potager et qui en perd l’appétit, les chiens qui lapent le sang de Naboth et laperont plus tard celui d’Achab et de Jézabel, sans oublier l’exécution en masse, décidée par Élie, des prêtres baalistes. Breuil a «monté» ces «images», comme pour un film, sur le scénario biblique. Pour qualifier son livre, il dit commentaire ou étude. Mais c’est bien plus. En acceptant d’écrire sur Élie, il trouve enfin un sujet qu’il ose peindre, en mystique, d’un point de vue situé «en delà», dans le Royaume. Il définit aussi le principe d’un nouvel art romanesque sur la piste duquel il se trouve déjà. En effet, pour préparer Brutus, il est en train de relire Plutarque. Ce qui l’intéresse chez l’auteur des Vies parallèles, c’est sa technique du «portrait de l’âme» exécuté à l’aide de quelques traits sèchement tracés autour d’un seul élément central – vertu, vice ou passion –, sans aucune attention pour la profondeur psychologique. Les écrivains de la Bible semblent à Breuil plus radicaux encore. Chez eux, point de portraits : «Seuls, les héros de la Bible surgissent non pas du dehors, pareils à des étrangers qu’il faut apprendre à connaître, mais comme descendant le chemin intérieur de notre âme». Breuil sait que ce qu’il dit des héros bibliques, d’autres le disent des héros de Shakespeare ou de Stendhal. Cependant, entre les auteurs de la Bible et les autres, il affirme une différence qui, pour être purement littéraire, n’en est pas moins radicale. Assurément, il n’est pas homme à douter que les écrivains bibliques soient éclairés par le Saint Esprit. Mais il sait qu’ils se distinguent autant par leur génie littéraire que par la source de leur inspiration. Pour résumer leur art, il utilise une formule très barthienne : «La plupart des écrivains récitent l’homme pour l’intérêt que comporte le «connais-toi toi-même». Quelques-uns creusent la réalité dans l’espoir de trouver Dieu. Les écrivains de la Bible, en creusant du côté de Dieu, trouvent la réalité». Comment, dans son propre travail, va-t-il appliquer ce principe ? Son sujet, Élie, lui est presque invisible puisqu’il n’est qu’une silhouette à peine esquissée dans le texte original. Voilà justement ce qu’il lui faut rendre saisissant : «L’homme de Dieu est celui qui n’interpose pas entre Dieu et nous l’écran plus ou moins opaque d’une personnalité. Sa sainteté est transparence». Breuil regarde le personnage par la foi, mais il ne se contente pas d’affirmer dogmatiquement ce qu’il est et ce qu’il signifie, il nous le fait voir ou plutôt deviner. Autour de cette transparence qu’est Élie lui-même, il construit tout un spectacle fait de courtes fictions, de réflexions très enlevées, de brefs repérages historiques, de questions posées au lecteur et surtout de ces images de mangeries fabuleuses qui, loin d’élever le prophète à la dimension d’un héros auquel nous rêverions de nous identifier, nous témoignent qu’il est notre semblable très singulier : «Élie était un homme de la même nature que nous, il pria avec instance pour qu'il ne plût point, et il ne tomba point de pluie sur la terre pendant trois ans et six mois» (Jacques 5, 17-18).
De singuliers semblables, des prochains que nous pouvons aimer comme nous-mêmes, c’est la définition des humains tels que Roger Breuil les peint.

Note
* Tous les livres de cet écrivain oublié et pourtant mémorable, y compris Brutus, sont encore disponibles en occasion sur Internet.

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