C'est à la nuit de briser la nuit (Lettres à Didier, I) de Vincent La Soudière (22/10/2019)

Crédits photographiques : David W Cerny (Reuters).
couv8633g_260.jpgÀ propos de Vincent La Soudière, C'est à la nuit de briser la nuit. Lettres à Didier, I (1964-1974), édition établie, présentée et annotée par Sylvia Massias, Le Cerf, 2010. Dans notre texte, les références entre parenthèses correspondent à l'année, le numéro de la lettre indiquée et, bien sûr, la page de notre ouvrage. Toutes les italiques sont de l'auteur.



«Celui qui hurle n'est donc pas mort.»
Vincent La Soudière, lettre à Didier du 8 décembre 1973.


Si Enrique Vila-Matas était autre chose qu'un phénomène commercial qui n'a pas grand rapport avec la littérature, comme ses dernières productions le prouvent suffisamment, nul doute qu'il aurait réservé une place de choix au cas de Vincent La Soudière, pourquoi pas dans une version revue et augmentée de son trop fameux Bartleby et Cie. Parfois, les petits gadgets éditoriaux sont rappelés à la réalité et les faiseurs, confrontés avec les écrivains.
Vincent La Soudière, non pas poète raté mais «poète avorté» selon ses propres termes (1974, 325, p. 657, l'auteur souligne), qui de son vivant n'aura publié que quelques textes parus dans des revues ainsi qu'un seul livre, Chroniques antérieures parues en 1978 (1), est pourtant un magnifique écrivain que le premier volume de sa correspondance, très richement annoté par Sylvia Massias pour les Éditions du Cerf qui a fait là un bien beau travail, nous offre dans sa plus cruelle évidence.
Je ne sais pourquoi la lecture des lettres que La Soudière a envoyées à son ami Didier a évoqué dans mon esprit, immédiatement, trois écrivains, Arthur Rimbaud (d'ailleurs mentionné par Vincent, cf. 1972, 204, p. 465, etc.), Gadenne (dont il ne pipe mot) et Jean-René Huguenin (dont il aimerait lire La Côte sauvage, 1965, 25, p. 87).
Certes, hormis pour Paul Gadenne qui a pu mener à bien une œuvre romanesque aussi méconnue qu'essentielle à nos yeux, Rimbaud et Huguenin, frappés en pleine jeunesse, brillent pour nous de la lumière fracassante mais éphémère du météore. Ce n'est toutefois pas cette similarité fortuite qui me semble pertinente.
Ces quatre auteurs me semblent tout à la fois illustrer une certaine exemplarité de la littérature, indissociable d'une quête humaine et spirituelle de vérité, ainsi que son échec du strict point de vue social : ce n'est ainsi pas sans raison que Rimbaud, mais aussi Gadenne et Huguenin, ont pu être rapprochés de la figure de l'écrivain maudit, génial nul n'en doute mais frappé de quelque empêchement mystérieux qu'un Henry James seul aurait pu tenter de décrire en de subtiles pages évoquant le motif dans le tapis presque invisible.
À vrai dire, seul La Soudière mériterait le titre si peu enviable d'écrivain maudit puisque la moindre lettre de sa correspondance remarquable semble n'évoquer qu'un seul sujet, jusqu'à l'obsession, le vertige de la dissolution : l'impossibilité d'écrire, l'impossibilité de devenir écrivain, c'est-à-dire, pour l'auteur, l'impossibilité de devenir lui-même et de trouver une langue. Vincent La Soudière, d'un strict point de vue social, est si peu écrivain, du moins écrivant, qu'il conquiert ce titre dans le seul domaine qui compte : celui, invisible, potentiel, infini, où l’œuvre s'éploie pour ne chanter que dans l'esprit de celui qui ne parvient pas à s'en libérer et qui, accumulant ainsi ses sucs jusqu'à l'ivresse, risque de mourir le sang empoisonné.
Incapable de conquérir sa langue, aux prises avec des difficultés d'ordre psychologique qui nécessiteront de longues cures psychanalytiques dont il finira par dénoncer l'imposture, Vincent La Soudière n'est rien. Du moins c'est ainsi qu'il se considère, comme une «poubelle universelle» (1964, 3, p. 42), un homme seulement désireux de «peindre cet abandon dans les chemins défoncés et hostiles; les mirages dans le caprice amer des sables; les terres verdoyantes [qu'il] a rendues pierreuses et inhabitables» (1964, 4, p. 50), alors même qu'il sent en lui «une sensation diffuse de mort; une odeur intérieure de pourriture et d'effondrement; une usure jusqu'à l'os» (1964, 8, p. 58), l'impression, comique si elle n'était d'abord douloureuse, d'être un écureuil enfermé dans une cage où, depuis sa naissance, il se débat dans «une paralysie convulsée» (1966, 32, p. 100), ou bien «un nain à forme d'homme», un «fœtus à la voix mâle» (1967, 58, p. 137), un «tronçon d'homme» (1973, 261, p. 556), «un rat qui, dans son infect labyrinthe, a même fini par perdre le langage de son affliction» (1968, 66, p. 150).



La suite de cet article figure dans Le temps des livres est passé.
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