Foi et folie chez Barbey d’Aurevilly ou le dandysme de l’irrationnel, par Jean-François Roseau (08/11/2012)

Adrees Latif (Reuters).
Barbey d'Aurevilly dans la Zone.

«On a dit, pour exprimer l’ardeur de la foi : la folie de la croix.»
Jules Barbey d’Aurevilly, Un prêtre marié.


La thématique de la folie, employée tantôt comme ressort romanesque, tantôt comme motif religieux, occupe une place prégnante dans l’œuvre aurevillienne. Elle traduit l’intérêt de Barbey pour les progrès de la médecine contemporaine et sert sa volonté systématique de brouiller les frontières entre foi et raison, science et croyance, réel et imagination (1).
On la rencontre incessamment sous les formes déclinées de la névrose, de la démence et de l’hystérie, pour dénoncer la vacuité des paradigmes philosophiques et scientifiques qui cherchent à l’expliquer. Le traitement esthétique de la folie suggère donc, chez Barbey, la posture provocante et hautaine du dandy catholique face au culte moderne de la raison.
Ennemi tardif des Lumières, pourfendeur de Voltaire, ce «ver énorme» (2), et du pragmatisme protestant, il y perçoit la mise en cause céleste des prétentions humaines à comprendre le monde et à le dominer. La foi n’est pas seulement une forme de folie, mais une acceptation aveugle de l’irrationnel comme émanation obscure et sublime du divin. Ambiguïté traditionnelle du récit fantastique, elle devient l’instrument doublement narratif et moral d’une profession de foi. Profession de foi religieuse, d’une part, dans l’identification des syndromes psychiatriques au châtiment divin. Profession de foi littéraire, d’autre part, dans l’exploitation artistique et romanesque de la folie.
Poses amorphes et lascives, pâleur d’albâtre, délire inspiré : Barbey ne peut s’empêcher de peindre la folie avec un raffinement étudié jusqu’à l’excès. Tous les symptômes font l’objet d’une stylisation maniérée où la prose de l’écrivain transforme et méprise les formules froides du clinicien.
Quand Barbey d’Aurevilly se pique d’employer le lexique médical de l’aliéniste Jean-Martin Charcot, auteur éminent des Leçons sur les maladies du système nerveux, c’est la figure excentrique et outrée du dandy face au médecin rigoureux et précis. Peu importent les exigences étroites du réalisme ou de l’examen clinique. Ses personnages sont trop fous pour n’être pas invraisemblables. Leur folie est trop folle, trop furieuse, trop extravagante. Face au positivisme terne de l’historiographie contemporaine, dans le sillage de Taine, ou du roman naturaliste incarné par Zola, il faut appréhender l’exploration aurevillienne de la folie comme un rejet catégorique du rationalisme triomphant. Plus qu’un reflet des défaillances humaines, elle est un défi obsédant lancé à notre intelligence.
Comment interpréter l’égarement suicidaire de Jeanne Le Hardouay dans L’Ensorcelée ? Mauvais sort ou instabilité psychique ? Que signifient encore ces voix entendues par la Malgaigne dans Un prêtre marié ? Délire de sorcière possédée, inspiration divine ou simples hallucinations auditives indiquant les symptômes de la schizophrénie ?
Barbey d’Aurevilly, s’il laisse ces questions en suspens, penche assurément du côté du surnaturel (3). Non pas à la manière de Maupassant ou de Gautier, qui font du récit fantastique un genre à part entière, mais comme un catholique convaincu que Dieu se plaît à humilier la raison ambitieuse des hommes. Avec une plume trempée dans l’encre acide des jugements pascaliens – le jansénisme en moins –, Barbey éreinte ainsi «les impuissances de l’homme à saisir et à expliquer les mystères que Dieu a mis devant nous, comme un mur, pour faire mourir l’orgueil au pied» (4).
Possession démoniaque ou fléau expiatoire, la folie, épiphanie d’une raison vaine et vacillante, se présente comme une formalisation pathologique du péché.

La Folie comme épreuve providentielle

La récurrence de troubles névrotiques et psychotiques dans le comportement des personnages aurevilliens – féminins pour la plupart – dénote une conception toute religieuse de la folie, niant les pouvoirs de la médecine face aux maladies d’origine morale.
De part et d’autre de son univers romanesque, Barbey d’Aurevilly inflige donc au médecin, jugé «dupe», «stupide» ou «sceptique» (5), une série de critiques qui valent pour toute la science. Ainsi faut-il chercher ailleurs les causes de ce mal incurable qui accable Calixte, la fille souffrante d’un prêtre apostat.
Ponctuée de crises, d’évanouissements et de paralysies subites, sa maladie nerveuse n’est autre qu’un «châtiment de Dieu» (6) censé punir le père, figure faustienne de l’alchimiste médiéval, d’avoir délaissé la foi pour la science. Pour tourmenter l’âme égarée de Sombreval, hérétique et parjure, Dieu frappe sa fille des formes les plus baroques d’une mystérieuse pathologie, désignée par Barbey sous le nom générique de névrose.
Et c’est bien d’une névrose hystérique que semble atteinte la frêle et pâle jeune-fille, «diaphane comme l’éther» (7), dont les variations physiologiques – léthargies, convulsions, syncopes – virent au théâtralisme. Inspiré par la théologie de Joseph de Maistre, l’intrigue d’Un prêtre marié pointe à la fois la responsabilité des enfants dans les crimes de leur père, et l’influence du repentir ou de l’impénitence sur l’évolution psychosomatique des personnages. Le repentir apparaît en effet comme l’unique remède à l’hystérie filiale. Ce sont bien les profanations paternelles qui achèveront Calixte.
Dans ce roman, la folie se dessine également sous les traits de la démence. Les obsessions monomaniaques et les mutismes de la mère de l’abbé Méautis, double lumineux de Sombreval, sont l’occasion pour Dieu d’éprouver la dévotion de son serviteur : «quand l’abbé Méautis n’était pas à l’église ou chez ses malades, il était auprès de la malheureuse insensée, épiant, espionnant, attendant un éclair de lucidité qui ne venait jamais» (8). Fidèle aux trois vertus théologales qui font la force du chrétien, l’ecclésiastique comprend que la folie envoyée à sa mère n’est pas seulement une douleur personnelle, mais, selon l’exemple du sacrifice christique, un moyen d’expiation collective. Il souffrira pour tous, seul homme sensé dans une galerie d’aliénés frénétiques et fébriles.

Démons, démences et délires

Démence sénile ou délire post-traumatique, les formes aurevilliennes de la folie ébauchent l’image d’une damnation sur terre où apparaît en creux la marque de Satan. La foi visionnaire de certains personnages, nourrie de bouffées délirantes assimilables à une psychose hallucinatoire chronique, semblent guettée par les «hantises acharnées du Démon». Vieilles sorcières d’un autre âge, la Malgaine ou la Clotte ont ce don inquiétant des visions où Dieu côtoie le Diable. D’ailleurs, la folie comme châtiment est souvent charriée par un abbé blasphémateur ou renégat dont la piété ambivalente subit les tentations malignes. Ainsi Riculf, cet inquiétant capucin d’Une histoire sans nom, anagramme à peine voilé de Lucifer, ou Jehoël de La Croix Jugan, ce «démon en habit de prêtre» (10), effrayant séducteur de L’Ensorcelée, viennent semer la folie parmi les personnages. Abusée par un prêtre, Lasthénie de Ferjol, dont le nom qualifie aujourd’hui un syndrome d’hystérie, traverse ainsi une catabase mentale sous la torture des reproches maternels : [sa] raison, qui avait déjà rasé de si près l’idiotisme, pencha le peu de clarté qui lui était resté vers les ténèbres de la démence» (11). Le lexique infernal se mêle à la terminologie psychiatrique pour souligner les liens entre folie et damnation, dont la foi seule peut extraire les vivants. On s’interroge abondamment sur les causes de sa maladie. La servante y voit même les manifestations d’une possession et prône l’intervention d’un exorciste. Mais Lasthénie restera sainte face aux imprécations de sa mère insensée. Celle-ci n’est pas moins folle avec ses «obsessions, hallucinations, visions terrifiantes qu’elle fixait […] comme ce fou dont la folie était de regarder fixement le soleil» (12). Mais contrairement à la jeune-fille, sa foi en ressort affaiblie et viciée. Quant aux dispositions suicidaires de Jeanne Le Hardouay, comparée à «une folle qui s’échapperait de l’hôpital» (13), elles sont le signe d’une foi greffant des superstitions populaires au catholicisme intransigeant de ce «moraliste chrétien», tel qu’il se définit lui-même dans la préface des Diaboliques. De l’érotomanie au syndrome maniaco-dépressif, Jeanne se suicide sous l’influence d’un amour malheureux, évoluant vers une folie étrange et fascinante. Pour le croyant, la thèse d’une origine maléfique domine la vision rationnelle de la psychose. Là encore, la foi est mise en balance avec la science.

La métaphore sociale de l’asile

Pourquoi les hommes ont-ils besoin de croire sinon pour suppléer aux failles de leur raison fragile, inapte à concevoir l’immensité de Dieu ni la cause ultime de leur existence ? Et pourquoi doivent-ils se soumettre à l’autorité légitime d’un pouvoir supérieur (Dieu, le pape, le roi, le père) sinon par la reconnaissance de cette irrémediable finitude qui rend nécessaire la délégation du pouvoir à une instance plus grande ?
En octobre 1856, une visite à l’asile du Bon-Sauveur, institution caennaise que fréquenta le beau Brummel, incarnation de ce dandysme «plus fort que [la] raison», et qui sombra dans la folie avec «la rage de l’élégance» (14), confirme singulièrement la pensée politique de Barbey assimilant le peuple à un amas de fous. S’il s’y rend principalement pour rencontrer l’ancien chouan Jacques Destouches, personnage éponyme du roman paru en 1864, l’auteur ne peut s’empêcher d’étendre son observation à un constat plus large, nourri pas sa lecture des penseurs contre-révolutionnaires : à l’image bonaldienne du «peuple-enfant», Barbey superpose la métaphore, non moins conservatrice et pessimiste, du «peuple-fou» qu’il incombe au souverain de gouverner avec vigueur. La discipline qui règne dans l’asile lui semble un modèle d’organisation sociale, fondée sur l’autorité d’un seul et d’un corps de gardiens chargés d’assurer l’ordre : «Les peuples se mènent comme des fous. […] les hommes se mènent en bloc de la même manière, - un œil qui voit pour eux, et quatre mains qui mes forcent à obéir. – J’y ai bien réfléchi : j’ai lu attentivement l’histoire. L’état de tutelle est normal à l’esprit humain, et la vue fausse des esprits modernes, c’est d’admettre que cet état de tutelle est transitoire» (15). Autrement dit, en religion comme en politique, la vérité se trouve nécessairement ailleurs, hors de portée humaine et des velléités rationalistes. Par conséquent, le seul régime souhaitable doit s’appuyer sur une source religieuse, idéalement de droit divin. Le royalisme de Barbey se comprend d’autant mieux à la lumière de son catholicisme qu’une autorité monarchique consacrée par Dieu, à l’image de l’Ancien Régime, constitue à ses yeux, au sens propre, un garde-fou social et politique contre l’illusion libérale et la menace révolutionnaire.

Barbey, «catholique hystérique»

L’expression provient d’un article incendiaire de Zola, publié dans Mes Haines (16), dont le titre évocateur exprime assez clairement les sentiments d’un esprit positif à l’égard de Barbey. Il s’en prend violemment aux bizarreries fantasques et délirantes de l’écriture aurevillienne, véritable «débauche de folie» où transparaissent, dans un pêle-mêle d’insanités, une «maladie intellectuelle», une «intelligence détraquée», une «imagination déréglée» et un «emportement fiévreux». La cible explicitement visée est Un prêtre marié dont tous les personnages, «plus ou moins fous», nous dit Zola «galopent en pleine démence». Dogmatique à l’excès, Barbey d’Aurevilly lui apparaît comme un désespéré négateur du progrès, «un échappé de Charenton rendant des arrêts sur la place publique». De fait, la folie est chez lui une hystérie de la foi, une mortification ostentatoire du corps et une élévation tourmentée de l’âme. Les hallucinations prennent l’apparence d’une expérience mystique et la syncope devient extase.
Si l’on voulait poursuivre, il y aurait encore beaucoup à écrire sur la cristallisation féminine de la folie chez les écrivains catholiques, admirateurs ou héritiers de Barbey. Véronique chez Bloy, Louise chez Huysmans, Mouchette chez Bernanos ou Thérèse Desqueyroux chez Mauriac qui, citant Baudelaire en guise d’épigraphe, amorçait son roman sur une prière mêlant foi et folie : «Ô Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles».

Notes
(1) Voir Philippe Berthier, Barbey d’Aurevilly et l’imagination (Genève, Librairie Droz, 1978).
(2) Lettre à Trébutien, 11 mai 1846, dans Correspondance Générale, t. II, (Belles Lettres, coll. Annales littéraires de l’université de Besançon, 1980), p. 67.
(3) Miracles ou mystères, le surnaturel sous sa forme religieuse constitue pour Barbey d’Aurevilly «l’essence même du catholicisme», dans Grégoire VII, Œuvres critiques ( ŒC), t. II, vol. 2 (Les Belles Lettres, 2006), p. 1017.
(4) Jules Barbey d’Aurevilly, Contre Diderot (Bruxelles, Éditions Complexe, coll. Le regard littéraire, 1986), p. 59.
(5) Un prêtre marié, p. 1179, 1203, 1204, dans Œuvres romanesques complètes, t. I (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1964).
(6) «Calixte était souffrante; il le savait bien, il avait ouï parlé dans le pays d’une maladie nerveuse – d’un mal inconnu, extraordinaire, un châtiment de Dieu», ibid., p. 951.
(7) Ibid., p. 1198.
(8) Ibid., p. 1055.
(9) Au sujet des visions de la Malgaigne : « ce sont les hantises acharnées du démon auquel elle avait donné une part de sa vie, et qui, infatigable, revenait, la tentait toujours, cette femme dont la curiosité et l’orgueil de savoir les choses de l’avenir avaient été les seuls vices », ibid., p. 1128.
(10) L’Ensorcelée, dans ŒC, t. I, op. cit., p. 663.
(11) Une Histoire sans nom, op. cit., t. II, 1966, p. 346.
(12) Ibid., pp. 323-324.
(13) L’Ensorcelée, op. cit., p. 671.
(14) Du dandysme et de Georges Brummel, ŒC, t. II, p. 713.
(15) Samedi 4 octobre 1856, Memorandum, ŒC, t. II, p. 1055.
(16) Le catholique hystérique, dans Émile Zola, Mes Haines (G. Charpentier, 1879), pp. 41-55.

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