Journaux de l'exil et du retour de Günther Anders (15/12/2012)

Crédits photographiques : Kevin Frayer (Associated Press).
anders-journaux-pour-site.jpgÀ propos de Günther Anders, Journaux de l'exil et du retour, traduction de l'allemand par Isabelle Kalinowski, Fage Éditions, 2012 (signalons que ce même éditeur a également publié Aimer hier. Notes pour une histoire du sentiment.
LRSP (livre reçu en service de presse).



Günther Anders dans la Zone
.

Les premières pages du plus récent ouvrage traduit en français d'Anders, intitulées Préparateur des cadavres de l'histoire, sont saisissantes.
Günther Anders, l'un des plus grands penseurs des dangers foudroyants de la modernité devenue tout entière Machine, le philosophe qui a sans doute le mieux pensé les conséquences de ce que nous pourrions appeler la réduction de l'homme, s'y interroge, dans une méditation vertigineuse que n'eût point reniée un Philip K. Dick, sur notre effroi devant des «exemplaires uniques», alors même que nous sommes devenus «les enfants de l'époque où l'on reproduit tout» (p. 14).
L'auteur développe ainsi sa pensée : «[...] si nous songeons par exemple à l'incendie de la Bibliothèque d'Alexandrie, pour une bonne part composée d'unicis – aussi absurde soit-il de s'émouvoir à retardement, nous succombons alors à la panique; tout particulièrement lorsque nous prenons conscience que cet incendie ne fut pas une exception, une catastrophe unique et regrettable, mais que l'histoire tout entière n'est rien d'autre qu'une gigantesque Bibliothèque d'Alexandrie pleine d'unica, ou, plus exactement : qu'elle n'est rien d'autre que la fournaise sans cesse en activité dans laquelle ces unica ont été réduits en poussière, qu'il s'agisse de livres, de lois, d'institutions ou d'êtres humains. Un seul César ! Impensable ! Un seul Périclès ! Non, j'ai du mal à croire que quelqu'un puisse encore aujourd'hui courir le risque, comme nos ancêtres, de fabriquer un objet aussi incontestablement indispensable que Napoléon – take him or leave him – en exemplaire unique, au lieu de le produire en série, comme il se doit, ou du moins d'en lancer sur le marché différents modèles» (pp. 14-5).
À cette époque de sa vie pour le moins tumultueuse puisque nous sommes en 1941, Anders se trouve à Los Angeles et vit d'un métier étrange puisqu'il s'occupe d'entretenir les costumes réalisés pour l'industrie cinématographique nord-américaine friande de films historiques.
La description de cet univers de faux-semblants donne lieu à d'inquiétants jeux de confusion entre la réalité quotidienne et un univers de tromperies qui non seulement singe les vestiges du passé mais le rende totalement illusoire : «la réalité de tout ce palais est telle que, à côté, le passé n'a vraisemblablement été qu'un règne de la belle apparence» (p. 15) ou bien encore, évoquant le processus de déréalisation propre à l'ère de la reproductibilité technique chère à Walter Benjamin : «Au cours de l'histoire, le phénomène s'est sans cesse reproduit : des pièces imitées d'une imitation et des produits dérivés au dixième degré, et même des pièces qui étaient de simples copies sont devenus des originaux; absolument, ajoute Anders, comme s'il était effrayé par les conséquences philosophiques de sa découverte : le sont devenus» (p. 21, l'auteur souligne).
Ce vertige est sans doute dû à la situation, catastrophique, qui est celle de l'Europe cette année-là, et au fait que, face à la menace de destruction totale, la reproduction d'ersatz pourrait bien devenir l'unique solution pour surmonter la possibilité, la crainte, la certitude plutôt, de l'effondrement : «plus la dévastation de l'Europe s'accélère, plus les originaux de là-bas tombent en ruine, plus le faux or d'ici va se transformer rapidement en or pur de la culture» (p. 22).
Cette idée sera d'ailleurs reprise plusieurs fois par l'auteur au cours de son ouvrage, puisqu'il ne cesse de réfléchir sur ce qui sépare ce qui est authentique de ce qui ne l'est pas, l'inauthentique devenant même authentique à part entière (et vice-versa) dans un monde «qui n'a plus rien à voir avec lui» (p. 260), l'une et l'autre de ces qualités étant liées à la relation entre le passé et le présent, les poncifs pouvant du reste reverdir (cf. p. 253). Il est d'ailleurs frappant de constater que ce sont souvent des maisons inauthentiques qui, puisqu'elles existaient avant l'effondrement et qu'elles se tiennent encore debout parmi les ruines, sont devenues authentiques à part entière, comme le prouve par ailleurs l'exemple du bateau de Thésée : «qui fut exposé dès l'époque classique, certaines pièces [ayant] été changées au fil des siècles; au final, il ne restait plus une planche ni une vis qui n'aient pas été rapiécées. Pourtant, ce bateau était regardé comme «le bateau de Thésée». Il l'était» (p. 257, l'auteur souligne). Fascinante cascade de remplacements qui nous font comprendre qu'aux yeux d'Anders, l'Origine (et donc l'Original) est une chimère, puisqu'elle peut être rejouée et bien évidemment falsifiée par les maîtres chanteurs désireux d'acquérir à peu de frais une légitimité incontestable.
Quel est le véritable sujet de ce recueil de textes, finalement ? Rien de moins que la condition de l'homme moderne face à une époque qui le place, systématiquement, dans des situations extrêmes, et le dénudent. Anders, à ce titre, est d'une clarté remarquable, à mille lieues des byzantinismes d'un Giorgio Agamben par exemple, auquel le terme dénudent (en ceci qu'il renvoie au concept de la vie nue) me fait songer. Ainsi, le deuxième texte composant notre ouvrage, daté de 1946 et intitulé L'Avenir pleuré, décrit un Günther Anders sur un lit d'hôpital, et constitue moins une méditation sur la douleur (1) (d'ailleurs reprise et prolongée par le texte suivant, lui aussi admirable, Post festum datant de 1962) et l'étrange forme de communication qu'elle permet entre les hommes humiliés (2), qu'une parabole, d'une noirceur absolue, consacrée au dernier homme : «Les guerres ne pourront être menées, la paix ne pourra être espérée; le champ ne pourra être labouré, et la farine ne pourra être moulue; les enfants ne pourront être mis au monde, et l'on ne pourra mourir de mort; les martyrs ne pourront être martyrisés, et les consolés ne pourront être consolés; le beau ne pourra être conçu, et le vil ne pourra être commis. Rien de tout cela n'aura existé. Et si les pyramides ou les maudites tours à antennes de nos cinq continents ne se sont pas écroulées, elles seront comme des falaises ou comme des carcasses d'acier, et elles ne se souviendront pas et ne trahiront pas que des mains, un jour, les ont érigées, et ne révèleront pas lesquelles» (p. 47).
La consomption finale, selon Anders, est d'un pessimisme radical, ou, peut-être tout simplement logique : car, avec le dernier homme, c'est l'ensemble de l'humanité qui mourra, comme si, de fait, elle n'avait tout simplement jamais existé, comme l'explique parfaitement Anders qui écrit : «Lorsque l'éclair frappera, en effet, il frappera rétrospectivement jusqu'aux replis les plus obscurs de notre passé le plus lointain, et il réduira en cendres aussi bien Abraham et Hésiode que McK. [le prédicateur] et toi et moi, qui sommes aujourd'hui dans cette salle d'hôpital, dans cette ville, dans ce continent et dans ce monde» (p. 54).
Notre condition diminuée, réduite, est donc celle d'hommes contraints de devoir s'inquiéter «pour nos pères et nos fils, pour l'avenir et le passé, pour l'histoire dans son ensemble et l'existence tout entière de ce qui a été, de ce qui est et de ce qui sera» (ibid.).
En fait, notre époque est celle du plus grand désespoir parce qu'elle semble avoir liquidé l'idée même de l'humanité, de sa survie, les hommes se trouvant aux prises non pas avec le progrès ou sa ruine mais avec ce qui le suit et, pourrait-on dire, le poursuit, qu'il s'agisse encore de progrès, de «sur place» ou de «régression». Comment nommer cette chose (l'auteur souligne, p. 67) ? En tout cas, il faut remarquer qu'elle est «absolument incontestable», que ce produit «est si massif qu'il n'a plus besoin d'attacher d'importance à des interprétations; si évident qu'il ne tolère même plus d'interprétations» (3) mais suppose une lutte acharnée, en tenant et se retenant au seul principe valable selon Anders : «éviter qu'il y ait jamais un «dernier» [successeur]. Et rendre superflue la peur du dernier et les larmes versées par avance sur sa disparition» (p. 75).
Le troisième texte qui compose l'ouvrage de Günther Anders analyse cette rupture majeure de la vie humaine qui ne peut qu'être morcelée, cassée (cf. également p. 277), soumise à la condition de l'exilé, puisque c'est ce thème qui constitue le fil ténu de la méditation de l'auteur : «Nous ne pouvons plus avoir une idée de l'ensemble. Notre capacité à concevoir et à synthétiser de longues périodes dans le temps, nous l'avons perdue, comme les béotiens en musique n'acclament jamais que la fin de la symphonie qu'ils viennent d'écouter, juste avant les applaudissements [...]. À ceci près que, dans notre cas, l'état d'atrophie est davantage justifié que dans le cas des ignorants en musique, parce que ce qui est derrière nous n'était vraiment pas une symphonie complète mais seulement une succession de phrases» (p. 78).
Comment expliquer cette coupure drastique entre notre époque et les temps qui l'ont précédée ? Doit-on postuler quelque mystérieuse profanation du cours même du temps ou, à tout le moins, parier sur le fait que toute rupture rompt l'écoulement temporel (4) ? Anders écrit : «Pour les générations qui vivaient avant les grandes migrations de notre temps, pour nos grands-parents, qui vivaient où ils vivaient (une fois pour toutes), le monde ressemblait à une forêt de signes dont chacun renvoyait à un jour ou une heure de leur vie. Ils n'avaient guère besoin de se souvenir, tout réveillait leur mémoire; l'initiative et l'effort de la memoria leur était dans une large mesure épargnés, les choses de leur monde leur disaient l'essentiel» (p. 79, l'auteur souligne).
Il faut croire que les choses de notre monde ne nous disent plus l'essentiel, même si Anders ne nous explique pas, du moins dans ces lignes, la raison d'une telle dépossession, que la condition d'exilé n'explique pas complètement, même s'il faut également tenir compte, bien évidemment, du problème que constitue la langue perdue, la langue de la patrie, qui peu à peu va disparaître ou être mise de côté par celui qui est contraint de s'exprimer dans une langue qui n'est pas la sienne : «Beaucoup d'entre nous sont vraiment devenus bègues, et même bègues dans les deux langues : en effet, nous n'avions pas encore appris le français, l'anglais ou l'espagnol que déjà notre allemand commençait à se déliter peu à peu, le plus souvent même de façon si secrète et si progressive que nous ne remarquions pas [...] cette perte» (pp. 106-7).
Et pourtant, c'est au plus profond de cette dépossession qui touche la langue que l'écrivain est à même de reconquérir sont art, du moins de savoir ce que coûte réellement chaque mot écrit : «C'est dans de telles circonstances que beaucoup sont devenus écrivains. Mais peut-être n'ont-elles pas été si mauvaises. Nous avons plus souvent écrit sur nos genoux que sur un bureau; nous n'avons écrit pour personne ou pour des lecteurs de demain plutôt que pour des rédactions pressantes; nous avons toujours écrit pour le tiroir ou pour la valise, et jamais pour la bibliothèque – quel apprentissage que ces années !» (pp. 108-9).
Ce n'est certainement pas la première fois que nous sommes confrontés à cette idée dérangeante : l'écriture n'est rien si elle ne constitue pas une mise en danger de celui qui écrit, une forme de persécution : «Si trois ou quatre de ces écrivains que le hasard a épargnés «peuvent écrire» aujourd'hui, comme on dit, s'ils ont appris à trouver le ton adéquat pour les oreilles qu'ils veulent vraiment toucher; à trouver, pour le point qu'ils souhaitent atteindre, le mot qui touche juste; et à forger, pour la cohérence qu'ils jugent nécessaire de construire, la syntaxe qui reflète spécifiquement cette cohérence – ils doivent cette maîtrise de leur métier à la chance d'avoir pu profiter de cet très long temps d'apprentissage où ils n'ont pas eu de chance» (p. 109).
Le cinquième texte qui compose cet ouvrage est le plus long. Il s'intitule Revoir et oublier et évoque le retour de Günther Anders en Europe, après ses années d'exil, en approfondissant les thématiques précédemment évoquées, comme le déréalisation du monde moderne, appréhendée par exemple par l'extension indéfinie de l'horizon dans lequel se déploient les vies humaines : «Ceux qui arrivaient il y a un siècle dans une capitale se croyaient au centre du monde, même si cette ville était minuscule. La conscience traçait un cercle à partir de ce centre, il devenait l'horizon du monde, et le sentiment éprouvé était d'ordre géocentrique» puisque, en fait, l'auteur souligne d'ailleurs ce point, c'était moins la capitale qui était dans le monde que «le monde qui entourait la capitale», les grandes villes ne donnant plus à leurs habitants le sentiment, autrefois si commun, d'être le «centre de gravité» (p. 121) d'un pays, voire du monde. Anders résume son propos en affirmant que la «décadence de la notion de «lointain» et des sentiments qui lui étaient associés (comme la nostalgie des lointains, la soif d'aventures, le gauguinisme) représente une nouvelle étape dans l'histoire des sentiments humains» (pp. 190-1).
Ce sentiment de déréalisation de l'univers s'opère, nous le savons, par le truchement de la langue, perdue durant l'exil, ou plutôt conservée pour soi-même et qui, dès lors qu'elle est retrouvée, semble étrangère, puisque les mots de la propagande nazie l'ont fait évoluer dans une direction que l'exilé n'aurait pu soupçonner : «Aux oreilles des gens d'aujourd'hui, notre langue, celle de ceux qui retournent au pays, produit vraisemblablement un effet démodé» (p. 124) qu'il est donc grand temps de contrebalancer en s'immergeant de nouveau dans le bain de la langue perdue, plutôt mise entre parenthèses et retrouvée, reconquise car, «Parmi les raisons qui m'ont poussé à faire le voyage, cette angoisse était au tout premier plan : je trouvais qu'il était grand temps que je me nourrisse à nouveau de la langue vivante parlée» (p. 127).
Ce retour à la patrie n'a été paradoxalement rendu possible, d'un point de vue personnel et philosophique, que parce que c'est l'exil qui a modifié la perception de Günther Anders. L'absence, finalement, a recréé, certes, la vie perdue, mais a semble-t-il imposé ses puissantes chimères (5) qui provoquent ce sentiment, partout palpable dans le texte de l'auteur, de ne plus vivre réellement ou, à tout le moins, d'être condamné à ne pouvoir saisir la réalité que d'une nouvelle façon, par le biais, dirait-on, de nouvelles perceptions : «Si nous avons appris à [raisonner, et non point comme l'indique fautivement le texte, résonner], c'est parce qu'elle, notre maîtresse dans l'absurde, nous a dressés à élever la voix pour atteindre des oreilles qui nous étaient toujours inaccessibles. C'est elle qui nous a donné l'instrument que nous maîtrisons; la technique de respiration qui est la nôtre désormais; et c'est d'elle que nous tenons notre puissance sonore et la couleur de notre voix» (p. 127).
Anders donne dans ce texte plusieurs explications à ce sentiment de déréalisation. Ainsi, l'époque moderne se caractérise à ses yeux par le hiatus, désormais de plus en plus important, qui existe entre la création et la perception : «que nous puissions produire des choses qui dépassent nos sens et notre entendement; ou, inversement, que nous puissions imaginer des choses que nous ne sommes pas en mesure de fabriquer», l'auteur résumant sa pensée au moyen d'une image frappante où il oppose l'homo faber à l'homo percipiens (p. 149).
Le meilleur exemple de ce décalage qui chaque jour s'approfondit nous est donné par la société nord-américaine, qui tout entière s'est construit un univers phantasmatique que Günther Anders appelle «suprasensible dans un sens pitoyable» (p. 150) : «Lorsque je dis que l'Américain d'aujourd'hui vit dans un monde quotidien suprasensible, on ne se méprendra donc pas [...] sur le sens de mon propos. Il est tout à fait compréhensible que, dans ce monde qui lui passe au-dessus de la tête (et des yeux, et de l'âme), il ait besoin, par contraste, d'objets accordés aux proportions humaines : à savoir d’œuvres d'art. Il en a besoin pour l'hygiène, pour rétablir sa mesure et son équilibre. Alors que l'Européen du siècle dernier créait dans les œuvres d'art du «sublime» et du hors norme, afin de s'élever au-dessus de la médiocrité du quotidien, l'Américain d'avant-garde qui se sent étouffé par le pitoyable «suprasensible» de son quotidien est en quête de «petits objets», de rustique ou d'«antiques»; d'objets réalisés à la mesure de ses sens : afin de les guérir» (p. 151), une très belle méditation qui ne peut manquer de nous faire songer, une fois encore, à l'exemple du Maître du Haut Château de Phillip K. Dick, où le caractère truqué de la réalité est dénoncé par le mystérieux accord que produisent de petits objets d'art entre les personnages et la vérité... ou du moins une vérité seconde, puisque Dick n'en finit jamais de multiplier les enchâssements.
Dès lors, encore une fois, c'est le langage qui va dénoncer l'illusion et bien sûr la renforcer, puisque l'accord entre les mots et les choses, depuis que Platon l'a évoqué, est soumis à des aléas aussi invisibles qu'intemporels, qu'Anders n'ignore pas : «Généralement, dans leur usage profane, j'entends, les mots n'ont besoin ni de force ni d'éclat : ils veulent remplir la même fonction qu'une vitre, qui n'a pas à être contemplée pour elle-même, mais seulement à être transparente», alors même que leur fonction poétique transférera justement l'attention sur cette vitre puisque : «Dans le poème, cependant, la vitre devient elle-même objet. Le paysage que l'on voit à travers la vitre devient une propriété de la vitre; la vitre devient tableau, tous les événements du monde ont désormais lieu dans la dimension de la langue : l'objet s'est glissé à l'intérieur de celle-ci. Désormais, le mot lune brille; le mot fromage se charge soudain d'une odeur jaune et crémeuse; et il n'est rien au monde de plus crépusculaire que le mot crépuscule» (p. 309 et dernière).
D'un côté, c'est grâce à la puissance d'évocation du langage que Günther Anders a pu faire rejaillir la simple présence des choses et des êtres perdus, absents, et qui ont donc rempli le temps de l'exil : «Pendant dix-sept ans d'exil, j'ai «chanté» ces poiriers et ces jardins, ces poulains et cette oseille. Dix-sept ans durant, c'est comme s'ils avaient vraiment répondu à mon appel et s'étaient vraiment glissés dans le corps de leurs noms» (pp. 152-3). Ainsi, la «thèse absurde [de Platon] selon laquelle chaque chose porte «par nature» le nom qu'elle porte; et selon laquelle son nom sonne à son image» n'a plus du tout semblé saugrenue à l'auteur car il «était raisonnable et juste de prononcer les noms des choses que j'évoquais; car elles étaient absentes, et j'avais besoin d'elles comme de bon pain» (p. 153), car, nous l'avons vu, Anders est aussi un écrivain, pour qui le débat cratylien n'est pas qu'un vieux souvenir de classe.
Cependant, ce qui était valable durant l'exil semble ne plus l'être une fois la patrie retrouvée, une fois que l'auteur peut voir le spectacle tout simple de poiriers et de poulains «entrevus à des fenêtres d'écuries» (p. 152). Anders n'a donc plus besoin de mots puisque le réel l'entoure et que «le remplacer par des mots est devenu superflu». Et le philosophe d'écrire ainsi : «N'est-ce pas pour ainsi dire gâter les choses que de les chanter alors qu'elles existent et sont présentes ? Ont-elles donc besoin d'être «sauvées dans le mot» (C'est l'expression qu'emploie Rilke pour justifier sa poésie). Le poirier «n'a» pas de nom. Il a des feuilles et des fruits. Le nom que nous lui donnons, il ne le connaît pas. Et s'il le connaissait, il n'entendrait pas mon appel» (p. 153), une très belle méditation qui ne peut que nous rappeler celles de Walter Benjamin évoquant le mutisme et la tristesse dans lesquels la nature déchue, du fait de ce qu'il appelle le péché de la surdénomination, est tombée ou encore tels propos d'Hugo von Hofmannsthal.
Pourtant, nous ne devons pas prendre pour argent comptant les affirmations péremptoires d'Anders qui est, après tout, un auteur, soit un homme qui use (en a-t-il abusé ? Comme nous tous. Infiniment moins que nous tous cependant, voir sa méditation sur un refus de l'ésotérisme, p. 307) des mots, lesquels constituent «le dernier reflet / De ceux qui parlent et qui sont morts», comme il l'écrit dans un poème datant de 1939 (p. 154).
La déréalisation plus haut évoquée se vérifie dans toutes les strates de la vie sociale d'après-guerre, comme nous l'enseigne la «vieille légende» que l'auteur nous raconte (cf. p. 185), dans laquelle «Lucifer fait sonner les trompettes du jugement dernier; réveillés par ce signal, les morts enterrés dans les cimetières et les champs de bataille se lèvent pêle-mêle, les bons comme les mauvais, et émergent en hâte de leur nuit». Dieu finit par se réveiller et Lucifer, content de son bon tour, siffle la fin de la récréation, «en se réjouissant de son mauvais coup; et tous, les bons et les mauvais, retournent sans rechigner dans leurs ténèbres; ils se mêlent à nouveau dans leurs cimetières et leurs champs de bataille, pour quelques milliers d'années, comme s'il ne s'était rien passé».
Si le Jugement dernier lui-même est grugé, comment les hommes, surtout ceux qui sont coupables, pourraient-ils libérer leur conscience ? Anders, une nouvelle fois, évoque à ce titre le hiatus, de plus en plus profond, qui se creuse entre l'expérience des hommes et les réalisations qu'ils ont accomplies, dont ils sont les Docteur Frankenstein anonymes et bourrelés de remords. Ainsi, «la question de savoir si on doit ou non pardonner est une question vaine», sans doute parce que «l'ampleur des crimes concernés dépasse l'imagination, et dépasserait même l'imagination morale d'un saint» (p. 187).
En fait, les crimes dont les nazis se sont rendus coupables sont enterrés sous leur propre grandeur infernale (cf. p. 188), à tel point que, à mesure qu'augmente le nombre des assassinats, ils apparaissaient de moins en moins comme des assassinats : «ils devenaient un «travail», redouté tout au plus parce que c'était un travail, justement, et même un sale travail» (p. 189); Günther Anders l'écrit en toutes lettres, quitte à nous choquer : «on ne peut se repentir d'avoir tué cent personnes; plus le nombre est grand, plus on retrouve son enjouement; le criminel de masse est déjà presque un brave type, qui trime à la sueur de son front» (ibid.).
Autrement dit, le criminel de masse est exonéré de ses forfaits parce que ses actes sont dilués dans des milliers d'autres actes accomplis, dans une intention purement professionnelle, par des centaines de travailleurs consciencieux.
Si la déréalisation touche la perception même qu'un homme peut nourrir de ses propres forfaits, elle n'épargne aucunement la langue puisque, comme le note Günther Anders, «l'aryanisation la plus vile a été celle du jargon juif», la réquisition de «l'idiome des assassinés [ayant] d'abord été le fait des jeunes de la Luftwaffe qui, abusés en tout point, n'avaient rien connu de la vie sinon l'école et le danger de mort» (p. 189) et qui, confrontés à ce danger de mort, ont décidé par bravade d'employer «un vocabulaire à part pour exprimer leur scepticisme froid».
Dès lors, pendant que «les chambres à gaz fumaient, certains réquisitionnaient les montres et les chaussures; eux, c'était la langue» (p. 190).
La langue viciée, déréalisée, favorise tous les renoncements, les petites lâchetés quotidiennes que Günther Anders, de retour au pays, ne cesse de consigner dans son journal, souvent amusé et ironique mais, surtout, effaré. Peut-être est-ce la perte de substance de la langue qui permet le règne de l'imposture universelle : «nul n'est plus conventionnel que ceux qui se nourrissent des biens moraux, culturels et religieux volés à d'autres époques et à d'autres classes. Ils étaient les puisards d'une époque apocalyptique» (pp. 197-8).
Une nouvelle fois, Anders évoque la rupture qui caractérise à ses yeux l'époque de la guerre (qualifié d'effondrement), où les Allemands ont fait comme ils ont pu pour survivre, et celle où il se promène parmi des ruines dont il goûte l'envoûtante beauté (cf. le texte intitulé Ruines aujourd'hui). Il n'évoque d'ailleurs plus la question de la langue, sauf de manière anecdotique (6), et je ne sais si nous pouvons faire l'hypothèse que c'est encore la dénaturation de cette langue, son silence dangereux (7), qui provoque la déréalisation du monde de l'après-guerre et l'incapacité frappante des survivants à établir des liens logiques entre Hitler et les conséquences, au jour le jour (l'extermination de millions de Juifs, la lâcheté banale et institutionnalisée, la déshumanisation imperceptible, les villes allemandes rasées par les bombes alliées...) de l'accession au pouvoir du Führer : «Impossible, donc, d'exiger de lui qu'il fasse le lien entre l'image du «bon vieux temps» et celle des bombes tombées sur sa maison, en les réunissant après coup dans une seule grande fresque du souvenir, alors que, déjà, dans sa perception première, ces deux images n'étaient pas réunies en une seule» (p. 203).
La question de cette rupture, symbolisée par l'image d'une «muraille» séparant le «style de vie présent» du «style de vie de l'époque» (p. 229) de l'Allemand (de l'homme moderne tout entier), est remarquablement mise en scène par une comparaison avec un brochet qui, sorti de l'eau, se débat et agonise sous les yeux de l'auteur et d'un de ses amis, qui constatent tous deux que la mort du poisson est provoquée par le fait qu'il a été brutalement extrait de son monde pour être placé dans un monde qui lui est étranger et hostile, auquel il lui est impossible de s'adapter.
C'est à la suite d'un débat entre les deux amis qu'Anders lui écrit une lettre où il précise sa pensée : «Je suis fermement convaincu que, sous Hitler, des millions de gens, absolument, y compris des millions de partisans de Hitler, ont été définitivement arrachés au «monde» dans lequel ils avaient jusque-là été inclus et qui ne leur offrait pas, au demeurant, davantage de perspectives; que beaucoup de ceux qui ont pris part aux atrocités n'avaient «pas de monde»; que, dans leur situation d'absence de monde, ils ne comprenaient plus rien; qu'ils ne regardaient plus les hommes comme des hommes, et ne pouvaient plus le faire; que [...], «dans un milieu non familier, même ce qui leur était familier avait cessé de l'être»; enfin, que les actions qui leur étaient auparavant apparues comme impossibles devenaient possibles parce que, dans cette situation d'absence de monde, tout semblait également possible et impossible» (p. 242).
La nature de l'homme, infiniment subtile et changeante et qui ne peut se caractériser, selon Anders, que par la faculté qu'il possède de s'adapter à toutes les situations, comme le pensait Pic de La Mirandole en comparant l'homme à un caméléon, ne se dévoile réellement que dans le monde qu'il est parvenu à se construire, «un monde dans lequel l'idée de ces atrocités ne [lui] vient même pas».
La corruption, comme un fluide, s'étend dans le moindre interstice. Ernst Jünger a peint, dans Sur les falaises de marbre, un tableau remarquable et juste de la progression du Mal.
Sous Hitler, l'homme, comme le brochet sorti de l'eau et mourant lentement sous le regard des deux amis, a donc été extrait de son véritable élément. C'est alors, par la faute de «puissances qui ont systématiquement privé les hommes de monde et les ont rendus inhumains» (p. 243), qu'ils ont pu accomplir des atrocités sans même paraître s'en rendre compte, puisque tout a été faux en Hitler, «seule la dévastation lui a conféré une grandeur obscure» (p. 271), les fondations réelles, elles, ayant été rasées et remplacées par des fondations fallacieuses (cf. p. 289) et que l'antisémitisme, comme Anders le rappelle, n'a même pas besoin de l'existence de Juifs pour survivre et, plus que cela, grandir (8).
L'homme cassé de Günther Anders, privé de monde et de passé, incapable de reconquérir son identité car sa parole lui a été volée par les manieurs habiles de slogans et de mensonges, n'est en somme qu'un survivant qui essaie comme il le peut d'oublier que, parmi les ruines, la haine, décidément indestructible, comme un lion cherchant qui dévorer, n'a pas fini de le pourchasser, et le pourchassera jusqu'à la fin des temps.

Notes
(1) «Le monde entier, avec ses milliards de créatures, ne serait-il pas un tel champ de bataille d'êtres isolés les uns des autres par la douleur ?» (p. 38). Cette position est l'exact opposé du dolorisme mystique d'un Léon Bloy.
(2) «Ses yeux semblaient dire : «Pauvres de nous, notre détresse est si grande que nous ne pouvons venir en aide à ceux qui sont dans une détresse plus grande encore.» Nous fûmes solidaires avant même d'avoir échangé une parole» (p. 39). Dans cette page remarquable, Anders se décrit aux côtés d'un «vieux Mexicain», dont le visage est «curieusement gris au lieu d'être brun». L'un et l'autre ne s'aperçoivent de leur présence qu'au moment où ils entendent le «petit cri plaintif» : «Mais la possibilité de percer la cloison insonorisée de la souffrance ne semble pas dépendre de la puissance du son. C'est autre chose qui fait que nous entendons ou non un appel. C'est la force de l'appel. Ce que j'entendis était le faible gémissement d'un enfant. Qui venait sans doute d'être opéré. Et cette plainte chétive semblait s'adresser au monde entier, du moins au monde de tous ceux qui sont là pour apporter de l'aide, tous les adultes. Elle s'adressait donc aussi à moi» (pp. 38-9).
(3) Je ne connais pas suffisamment l’œuvre de Günther Anders pour savoir si le fait qu'il place ces mots dans la bouche d'un Français mérite une interprétation particulière.
(4) «En effet, lorsque le cours d'une vie est rompu, soit qu'on ait trouvé son chemin de Damas, soit qu'on ait connu une Nuit de Cristal, et que l'on est dès lors contraint de remplir la vie qui continue de contenus entièrement nouveaux, qui ne renvoient plus à l'époque «ante», cette période saturée de contenus nouveaux n'est plus perçue comme un prolongement du temps qui l'avait précédée, mais comme une voie nouvelle qui représente un tournant par rapport à l'ancienne, selon un angle plus ou moins net» (p. 81). Ailleurs (cf. pp. 200 et sq.), Günther Anders évoque une altération de la perception de celles et ceux qui ont survécu à la guerre, incapables à ses yeux de réunir en une seule image les souvenirs de l'avant-guerre et de l'immédiat après-guerre.
(5) «Mais à présent, la réalité ne me semble plus qu'un pâle reflet de l'image première de ma nostalgie» (p. 138).
(6) Selon l'auteur, «le souvenir dépend au moins autant du langage que le langage du souvenir» (p. 255), ce qui signifie que le souvenir d'une catastrophe ou d'un comportement passés peut être altéré par l'emploi d'un terme impropre. Autre rappel de la thématique de la langue, sous la forme d'une comparaison saisissante : «Le rôle de la lumière est aujourd'hui le même que celui de la langue. Le slogan est le pendant du flash. Le slogan nous rend sourd à l'obscurité des vérités, et le flash nous rend aveugles aux ténèbres de notre monde» et aussi : «Heureux les temps manichéens qui n'avaient pas besoin de douter en appelant «vérité» la lumière e «illusion» l'obscurité. – Nous évoluons, nous, dans les apparences du néon, à la lumière de l'apparence et de la tromperie qui éclaire dans l'obscurité pour obscurcir l'obscur et ne nous éblouit que pour nous aveugler» (p. 266).
(7) «Non, je ne crois pas qu'il [Hitler] soit entouré d'un silence de mort. Qui sait si, au contraire, il n'est pas entouré d'un «silence de vie» : si ce n'est pas une manière de le tabouiser secrètement et d'en faire un mythe ? Si l'époque du silence n'est pas une période de latence menaçante dans laquelle il acquiert le prestige d'un sauveur peut-être dépolitisé ?» (p. 205).
(8) «Il serait naïf de croire que l'antisémitisme a disparu avec la fin des Juifs, et que les meurtriers ont, par mégarde, tué leur haine en même temps que ceux qu'ils ont assassinés. Car, pour l'antisémitisme, l'existence des Juifs n'est pas indispensable. Il est vrai que ce qu'ils ont appelé «le Juif» a toujours été un fantasme. Mais à présent qu'ils ont tué le Juif réel, il devient réellement un fantôme pour eux. Ils ne lui reprochent plus rien, sinon le vide dans lequel il a placé leur haine. S'ils le maudissent aujourd'hui, c'est à cause de son non-être. –
Les justifications varient.
Les symboles aussi.
La haine demeure.» (p. 279).

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, philosophie, günther anders, éditions fage | |  Imprimer