Journaux 1959-1971 d'Alejandra Pizarnik (25/01/2013)

Crédits photographiques : Juan Asensio.
9782714310286_1_75.jpgÀ propos d'Alejandra Pizarnik, Journaux 1959-1971 (José Corti, coll. Ibériques, 2010).

Un seul nom m'est constamment venu à l'esprit, en lisant le Journal d'Alejandra Pizarnik : Vincent La Soudière, que j'ai longuement évoqué dans cette note.
Certes, si Vincent a écrit des lettres, Alejandra a tenu un journal avant de se suicider, mais il est bien évident que les lettres du premier peuvent se lire comme un journal et il est tout aussi évident que le journal de la seconde peut être lu comme autant de lettres adressées à des correspondants, imaginaires ou bien réels, ses amis, les auteurs qu'elle lit, qu'ils soient vivants ou bien morts.
De la même façon, nombre de thématiques (mais aussi d'auteurs, comme Cesare Pavese, cf. p. 35 (1)) sont communs à ces deux auteurs, comme le goût puis le rejet (ou vice-versa, Pizarnik n'étant pas exactement un exemple de constance) de la psychanalyse (2), la tentation du suicide, elle, pour le coup, inaltérable et sans cesse réaffirmée, les doutes innombrables et lancinants sur la portée et la puissance du langage, les tourments de la chair, qui certes me semblent posséder une puissance de suggestion beaucoup plus grande chez celui de ces deux écrivains qui en dit le moins, Vincent La Soudière bien sûr.
Ne poussons pas ces analogies trop loin car, si Vincent La Soudière n'a jamais été un meilleur écrivain que dans ses lettres, Alejandra Pizarnik, elle, a publié plusieurs volumes de proses ou de poésie, malgré le fait qu'elle semble elle aussi fascinée par les possibles (cf. p. 289) bien davantage que par l'action réelle, la réalisation concrète : «Il n'y a jamais eu autant de distance entre mon rêve et mon action» (3 janvier 1959, p. 19) dit-elle, comme Macbeth n'a cessé de s'en affliger et, plus généralement et moins noblement, comme toute personne qui commence à découvrir ce que vivre signifie l'a expérimenté. Tout comme Vincent, elle pense que c'est son incapacité à écrire réellement qui peut constituer une œuvre : «Je me considère incapable d'écrire en prose. Mais le dire, c'est aussi de la prose et dire mon incapacité, c'est aussi écrire» (juin ou juillet 1962, p. 105), voilà qui eût sans doute fait les délices de Vila-Matas pour enrichir sa galerie sommaire de Bartlebys.
De plus, Alejandra, qui écrira un livre sur Élisabeth Báthory, la fameuse comtesse sanglante à la sulfureuse réputation de criminelle lesbienne, et à la différence, cette fois-ci, de Vincent LA Soudière, semble littéralement hantée par l'idée du sexe poussé à ses limites, comme elle le confesse plusieurs fois, l'une des rares préoccupations de la poétesse qui, dans ses journaux, réapparaît avec une régularité de métronome intumescent.
Enfin, mais ce n'est pas là la dernière dimension qui sépare ces deux écrivains, Alejandra Pizarnik semble assez peu, du moins dans son Journal, se soucier d'une quelconque quête mystique, à la différence de Vincent La Soudière. Ainsi peut-elle déclarer : «Je sais que Dieu n'existe pas (c'est un problème qui n'existe pas), il n'y a pas de vie future [...]» (18 juillet 1959, p. 28) et «Noter [s]on scepticisme devant tout signe de spiritualité» (22 octobre 1962, p. 146).
En fait, Pizarnik, si elle souffre incontestablement, inspecte assez peu profondément non seulement ce qui l'entoure mais sa propre conscience, à la différence de La Soudière, dont l’œil prodigieux semble être celui de quelque démoniaque expert en tortures d'un genre particulier puisqu'elles sont administrées à soi-même, selon le dessein poétique de l'héautontimorouménos de Baudelaire et la figure rimbaldienne célèbre du poète voyant, n'hésitant pas à faire pousser, sur sa propre peau, des verrues monstrueuses afin, moins métaphoriquement qu'il n'y paraît, de repousser les limites de la vie (et de la vue), dans une quête destructrice de sa propre vérité, paradoxalement donnée par l'autre, vérité et réalité rugueuses à étreindre, et que Pizarnik semble bien incapable, faute de volonté ou de bras, d'embrasser. Ainsi s'efforce-t-elle d'être à la hauteur de la souffrance, elle le sait bien, qui forge les caractères puis les destinées de ces quelques écrivains qui ont repoussé les limites de l'introspection et, en rapportant du nouveau, ont enseigné que la souffrance alliée au génie provoquait irrécusablement les plus grands créateurs. Mais le vin de vigueur, foudroyant curare, semble avoir dès la première goutte absorbée brûlé son gosier.
Il est d'ailleurs étonnant de constater que Pizarnik ne se soucie finalement qu'assez peu des autres, n'aime pas le monde, et même le hait (cf. 4 juin 1960, p. 50), son attention, comme celle de La Soudière, étant tout entière consacrée à elle-même. Ainsi, je ne puis me séparer de l'impression, pour le moins tenace, que la volonté de La Soudière est dirigée vers autrui, lui-même n'étant finalement qu'un moyen, ou bien un prisme, pour accéder à une vérité universelle, le génie de ses lettres consistant en un monologue implacable avec ce qu'un grand mystique rhénan a appelé la fine pointe de l'âme. Les lecteurs me feront remarquer que Pizarnik souffre, et souffre justement de ne point trouver l'idéale personne avec laquelle se reposer et se désaltérer de toutes ses soifs qui rendent le plus riche des hommes mendiant parmi les plus pauvres des mendiants devant une seule goutte d'eau. Ses Journaux me laissent au contraire craindre que cette femme, et elle était parfaitement consciente de cette déficience, était profondément inadaptée à toute forme de vie sociale, voire amicale au sens le plus noble du terme.
Alejandra Pizarnik, ainsi, ne creuse et s'enfonce profondément que pour découvrir son propre corps, ses propres hantises, sa propre jouissance de n'être rien d'autre qu'une femme, alors qu'un homme se moque d'être un homme, pourvu que l'introspection à laquelle il se livre le hausse au statut d'une universalité à la fois masculine et féminine. En creusant, il débouche sur une halte où, enfin, nous pouvons tenter d'aspirer une fraîche goulée d'air. En creusant en elle-même, comme le héros ridicule de Gass, Pizarnik tombe sur la figure détestée que finissent toujours par reconnaître celles et ceux qui se détestent et qui n'ont pourtant d'autre passe-temps que se contempler : soi-même, et soi-même pas franchement comme un autre, pour pasticher Paul Ricœur.
La descente de La Soudière nous exalte, ses jérémiades mêmes n'ont d'autre but que de postuler une ouverture, un Sauveur qui peut-être n'existe même pas en vérité, mais que la constance et l'irréfragable ténacité de l'auteur rendent présent comme une glu invisible dans laquelle chacune de ses pensées, le moindre de ses gestes, se trouvent emprisonnés.
Chez Pizarnik, tout n'est que touffeur, moiteur, sentiment du vide et du silence comparable à celui qu'éprouve La Soudière (cf. 3 septembre 1959, p. 29) et, lorsque enfin elle se décide à regarder vers le grand large, le seul regard qu'elle admet est encore et toujours celui qui serait capable de la contempler (cf. 6 octobre 1959, p. 34), sans jamais toutefois parvenir à écarter le suicide, leitmotiv lancinant de ces pages, dont les occurrences sont innombrables (cf. pp. 36, 55, 63, 69, 71, 78, 141, etc.).
Ainsi, alors même que le silence semble pour La Soudière une torture qu'il tente de briser en s'adressant à ses très rares amis (Didier, Michaux), Pizarnik, elle, semble s'y réfugier puisque le «langage est vain pour qui aspire à une haute tension du silence» (4 août 1962, p. 121), déclarant ne pas avoir envie de parler (cf. 23 octobre 1959, p. 36) ou aspirant à vivre dans un «monde sans paroles» (6 octobre 1959, p. 34), comprenant parfaitement ce qui la sépare de l'exemple d'un Antonin Artaud (et donc, nous l'avons dit, d'un Vincent La Soudière) qui «luttait corps à corps avec son silence», alors qu'Alejandra, elle, le «supporte docilement, en dehors de quelques accès de colère et d'impuissance» (25 décembre 1959, p. 41), tout comme elle semble en fin de compte assez bien supporter sa solitude, quitte à se convaincre par de curieux sophismes de la nécessité impérieuse de rester seule : «J'ai senti les larmes venir car j'ai su, plus que jamais, que cette personne pouvait me sauver, si elle m'aimait. Ce qui est impossible, car si elle m'aime, l'impossibilité disparaît, et mon amour avec» (11 novembre 1960, pp. 53-4).
Pourtant, en dépit de l'ennui, de la haine, du dégoût et du silence, la volonté, impérieuse, ne tarde pas à se manifester, d'autant plus irréalisable que le monde dans lequel vit Alajandra Pizarnik semble être cassé : «Je veux chanter et il n'y a rien à chanter, personne pour qui chanter. Il n'y a que de la merde, et la merde, on l'insulte. Mais je voudrais bien chanter» (24 novembre 1960, p. 55), ne serait-ce que pour évoquer des «personnages littéraires, ces êtres absolus, qui ont l'amour ou la haine comme arrêtés en eux» (15 décembre 1960, p. 62), alors que le quotidien de Pizarnik semble n'être constitué que du seul enchaînement, morne et désespérant, de jours livrés aux «désirs irréconciliables», au souvenir de «l'infâme kaléidoscope que forment les plus horribles épisodes de l'enfance, survenus en rupture totale avec le monde intelligible et espéré» (10 janvier 1961, p. 73), d'un corps haï contemplé dans la glace, alors que la seule vocation de la femme, fût-elle géniale est, selon Pizarnik, d'être belle, de la certitude qu'écrire ne fera qu'accentuer le désordre (cf. 1er janvier 1961, p. 69).
Pourtant, cette volonté de chanter ne peut que s'accompagner de celle d'être sauvée, par la voix et le visage (cf. juin 1962, p. 103), l'amour de l'être aimé, magnifiquement esquissé dans ces lignes qui évoquent l'attente et la certitude que l'attente est vaine, malgré la présence de motifs peut-être inconsciemment empruntés au prophétisme juif : «Cette attente inénarrable, cette tension de tout l'être, cette vieille habitude d'attendre quelqu'un qui, je le sais, ne va pas venir. J'en mourrai, je mourrai de cette attente oxydée, d'une poussière d'attente. Et quand je serai morte depuis déjà longtemps, je sais que mes os se dresseront encore, en attente : mes os seront comme des chiens fidèles, infiniment tristes, cime de l'abandon. Et quand je serai à peine morte, quand j'étrennerai ma mort, mon être se dressera soudain et sera pétrifié, sous la forme d'une abandonnée en attente, d'une amoureuse sans cause. Voici ce qui me tue, voici ma maladie, le nom de ce qui me mord comme un tigre qui aurait soudainement grandi dans ma gorge et serait né de mes appels» (24 mars 1961, pp. 79-80).
Voici ce qui me gêne dans le journal de cette femme : moins la solitude, sachant qu'elle est faite pour ne pas la subir, que la certitude encalminée dans sa conscience et sa chair qu'il lui est tout de même parfaitement impossible d'aller vers l'autre. Et que de geignements, alors, entre le «monologue obsédant» (11 avril 1961, p. 83) de la poétesse et l'évidence qu'une femme n'est rien qu'un petit animal sauvage sans défense (mais avec beaucoup de ruse, ou d'instinct, comme une Mouchette qui en remontrerait au plus déluré des satyres) si elle est incapable de convoquer «le visage rêvé», «attiré comme une bête subtile par le parfum de [s]es yeux vers pressenti quelque part dans [s]es poèmes» 19 février 1962, p. 97).
Que de rêves turpides où le sexe ne peut se pratiquer qu'en orgies, où les amis de Pizarnik ne sont pas ses amis, mais «des sexes, ceux qui [l']entourent ne sont que sexes, tout est sexe, je suis ouverte, outragée, et même si je couche avec tout le monde, ce n'est pas ce que mon sexe attend, ce que mon sexe attend, c'est une orgie absolue de cris criés par quelqu'un qui crie sur tout, cri de près, de loin, quelqu'un qui crie tellement que brusquement tout se bouche» (18 avril 1961, p. 84), l'orgie sexuelle ne pouvant logiquement déboucher que sur ce qui la dépasse, non pas une illumination mystique purement sexuelle (voire charnelle) mais le néant, que de rêves et de pensées non pas érotiques mais assumés comme étant pornographiques, qui sont immédiatement contrebalancés par la pauvreté de la vie quotidienne : «Aucune orgie possible si je dois me lever à 8 h pour aller au bureau. Si c'est une orgie, elle doit abolir le temps et si le temps est aboli, je n'ai pas à me lever tôt pour aller travailler» (25 avril 1961, p. 85).
Peut-être cette tension n'est-elle, après tout, que l'antique jeu propre à la littérature, et auquel doivent impérativement jouer celles et ceux qui ont compris qu'elle dévore tout, et confond rêve et réalité, perte et gain, damnation et salut : «Vie perdue pour la littérature par la faute de la littérature. Ainsi, en voulant faire de moi un personnage littéraire dans la vie réelle, j'échoue dans mon désir de faire de la littérature avec ma vie réelle, car celle-ci n'existe pas : elle est littérature» (11 avril 1961, p. 83).
Logique infernale, puisque ce qui condamne, à la solitude, au silence (nous dirions plutôt, ici : au mutisme, voire à l'hermétisme (2)), est aussi ce qui sauve, ce qui coule, comme un suintement, de l'écorce des jours, est aussi ce qui les rend puissants et capables de s'enfoncer dans le passé pour se déployer vers l'avenir : «Ce n'est pas la parole qui l'ordonnera. Ni des abstractions, ni des conjurations, ni des invocations, ni des interprétations. C'est autre chose, quelque chose qui s'échappe de chaque jour, dans chaque jour, il y a un peu de ce quelque chose qui s'échappe» (24 février 1962, p. 97).
Nous ne saurons pas quelle est la nature de ce qui s'échappe un peu, jour après jour, si ce n'est la substance même du temps peut-être, qu'il s'agit non pas de reconquérir, Pizarnik n'éprouvant que haine et dégoût pour son enfance, mais de rédimer. Ainsi : «Le faux pas s'est produit il y a longtemps. J'ai beau essayer, je n'arrive pas à me revoir petite fille, à me revoir innocente. Je remonte en moi et c'est toujours la même culpabilité, la même crainte, les mêmes conflits avec les gens» (29 juin 1962, p. 104) et encore : «Il y a bien eu un jour où je jouais, oubliais, faisais ce que je voulais et me permettais tout. [...] Je crois que tout s'est terminé le matin où je me suis regardée dans un miroir et que j'ai alors pris conscience de mon visage» (30 octobre 1962, p. 148).
Le regard, encore une fois, si déterminant aux yeux d'une femme. Moins, toutefois, le regard de celle ou celui qui pourrait la désirer que le regard qu'elle se regarde échanger avec elle-même, dans un jeu spéculaire de dupes qui explique, du moins en partie, cette rage contre soi-même, cette volonté arc-boutée sur la détestation de son propre corps (qui explique, selon Alejandra, sa vocation, cf. pp. 130-1) et, partant, la volonté si constamment réaffirmée d'en finir, vite, très vite : «Mon unique malheur est d'être née avec ce «défaut» : se regarder regarder, se regarder en train de regarder. Même toute petite, je le savais. Même lorsque je ne connaissais pas encore l'existence des miroirs et leur énorme importance, je sentais déjà qu'une petite personne craintive m'épiait quand je jouais, quand je dormais» (12 octobre 1962, p. 140).
Non pas aimer, même, mais s'imaginer en train d'aimer, non pas l'autre mais une ombre de l'autre, aimer son propre désir, aimer son propre regard se regardant aimer, de préférence, donc, devant un miroir, se désirer et se haïr : «Mon doux amour, mon frénétique oublié, où es-tu. Mon amour, mon délire, mon autel. Je meurs de toi. Je t'aime. Même avec tous ces mots horribles qu'on me dit, et ma tête de folle, je te cherche, je t'aime, je t'appelle. Mémoire veuve, deuil de mon souvenir. Merveilleux châtiment au milieu de la nuit nue. Je ne t'appelle pas, je ne te réclame pas. Je me donne, je suis à toi. Tu ne me prends pas, tu n'as pas besoin de moi, il n'y a pas d'envie de moi dans ton regard. Je te vois, je te crée et je te recrée, mon seul amour, mon idiotie, mon abandon. Que m'as-tu fait pour que je me reproche cet amour stupide. Pitié de toi. Lorsque je te verrai, je pleurerai, en me rappelant comme tu as dû souffrir en ma mémoire» (10 août 1962, p. 123).
Logique de la souffrance masochiste ici pleinement mise en lumière : Alejandra Pizarnik ne s'aime pas, c'est une certitude mais, surtout, refuse de s'abandonner, moins parce que l'autre, réel ou fantasmé, ne veut pas d'elle que parce qu'elle a été incapable de s'oublier, de se laisser porter par les flots d'un langage non pas autiste mais partagé ou, si décidément ce partage est complètement utopique, accueilli, préservé, tout au moins protégé.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la poétesse avoue si tranquillement qu'elle crée et recrée l'amant ou l'amour idéal, elle qui semble secrètement jouir de la certitude que l'autre souffre, une fois qu'elle a disparu ou, plutôt, qu'elle s'est dérobée à l'emprise suffocante, du moins à ses yeux, de l'autre.
Dès lors, je ne puis croire sincèrement Alejandra Pizarnik lorsqu'elle déclare, certes de façon déchirante, que l'unique raison pour laquelle elle écrit, c'est pour qu quelqu'un la sauve d'elle-même (cf. 30 juillet 1962, p. 116) ni même qu'elle écrit pour retrouver la pureté perdue : «Voilà pourquoi il faut écrire jusqu'à redevenir vierge, il faut stopper la blessure, lécher la plaie» (31 juillet 1962, p. 117), cette plaie léchée étant à la fois le gage d'une cicatrisation plus rapide mais, aussi, le signe d'un plaisir trouble à accentuer sa propre douleur.
Pourtant, Pizarnik ne se résout jamais complètement à la solitude, fût-elle peuplée de visions orgiastiques (cf. 30 juillet 1962, p. 115) et hantée par l'idée d'une fin très proche, bien évidemment décidée par elle-même. C'est un élan de vie qui porte chacune des lignes écrites par Vincent La Soudière, qui lui aussi finira par se suicider, alors même que Pizarnik semble se contenter d'esquisser quelques gestes vers autrui, pour supplier sa présence, dans la seule attente de l'amant mortel, qui finira bien par la ravir : «s'il y a bien une raison pour laquelle j'écris, c'est pour que quelqu'un me sauve de moi-même» (idem, p. 116) et aussi, nous l'avons vu, pour retrouver cette innocence moins perdue que jamais connue : «Croire qu'en écrivant je vais voir un signe, quelque chose qui me fera continuer, doit être une idiotie. Pure nostalgie, à l'état de pureté écrasante» (25 juillet 1962, p. 112), une «renaissance dans l'oubli de la nuit» illusoire, puisque le langage s'est montré incapable de faire «un simple geste d'amoureuse» (23 juillet 1962, p. 107), Pizarnik avouant qu'elle pense au langage avec tristesse, comme vivant seule au Tibet, dans une cabane où elle «ne parle jamais avec personne» puisqu'elle «ignore la langue de [s]voisins» (7 septembre 1962, p. 133).
Que peut-il se passer, pour cette jeune femme qui semble être condamnée à en finir avec elle-même, selon ses propres désirs répétés de jours en jours ? Nous sommes en 1962, l'année où Pizarnik découvre les textes de Cristina Campo et la rencontre à Paris, entretenant avec la magnifique Italienne devenue sa «destinataire profonde» (8 décembre 1964, p. 241) une correspondance dont le Journal se fait l'écho et qui, souvent, la plongera dans la souffrance ou une «terrible douleur» (jeudi [décembre] 1964, p. 240) jusqu'à l'angoisse propre au silence de sa correspondante (cf. 11 juillet 1965, p. 251) ou bien une autre angoisse, plus subtile, due à la différence de la quête semblant animer les deux femmes, Cristina Campo évoquant à Alejandra Pizarnik une paix que cette dernière, sans cesse inquiète, ne peut visiblement pas se figurer (cf. 10 mai 1966, p. 262).
C'est également à partir de la date de cette découverte et rencontre que l'introspection à laquelle la poétesse se livre semble se faire plus profonde et réfléchie, s'ordonnant certes autour des thèmes que nous connaissons, comme l'étrangeté ou même l'impossibilité du langage (cf. p. 149 et 184), Dieu même, trop souvent confondu, malgré les lectures de Kierkegaard (Crainte et Tremblement, cf. p. 240) et de Campo, avec un Christ de défilé de mode aux yeux bleus (cf. 20 août 1964, p. 231) (4) ou bien rejeté très vite, trop vite, par l'argument convenu de la souffrance (cf. 31 août 1964, p. 234), ou encore la quête d'un amour absolu (cf. p. 153 et p. 185) battu en brèche par le dégoût et qui semble toutefois n'être qu'une pétition de principe bien davantage qu'une impérieuse nécessité.
Après tout, Pizarnik ne succombe-t-elle pas à ses démons préférés, comme elle feint de le confesser ? : «Hier soir, après des mois, j'ai fait ce que je déteste : abolir le temps d'une manière bestiale : en me saoulant et en forniquant» (22 décembre 1962, p. 156), peut-être dans l'espoir vain que le sexe, objet de ridicules visions et pensées pour le moins étranges (cf. p. 154) parvienne à compenser les limites de l'écriture, elle qui ne semble pas parvenir à tendre à un lecteur un miroir où il «puisse voir, dans quelques lignes, sa confusion indicible et sa douleur» (30 décembre 1962, p. 161).
C'est en 1963 qu'Alejandra Pizarnik, qui admire, avec Cervantès et Rimbaud (avec lequel elle déclare portant avoir une relation très mauvaise, cf. 23 juillet 1966, p. 269), Dostoïevski, lit Les Carnets du sous-sol qui la plongent, durant des heures, dans un état de stupéfaction : «J'ai passé toute la nuit assise par terre, à regarder les lézardes sur le mur. Qu'est-ce que ce livre ?» (16 février 1963, p. 184).
Est-ce, justement, ce livre qui ramène à la conscience de la poétesse l'urgence de la problématique entre les mots et les choses et les êtres ? Seules les dates consignées dans le texte de Pizarnik peuvent nous donner une quelconque indication, la lecture, qui a eu lieu du 13 au 15 ou 16 février, est immédiatement suivie, à la date du 22, d'une méditation d'une lucidité extrême, qui entrelace la nécessité et l'impossibilité d'écrire, de maîtriser un langage, qui de toute façon n'a de sens que pour l'unique raison qu'il pallie l'absence d'une réelle présence : «Mots. C'est tout ce qu'on m'a donné. Mon héritage. Ma condamnation. Demander qu'on l'annule. Comment le demander ? Avec des mots. Les mots sont mon absence particulière [...] il y a en moi une absence autonome faite de langage. Je ne comprends pas le langage et c'est la seule chose que j'aie. Je le possède, oui, mais je ne suis pas ce langage. C'est comme avoir une maladie ou être possédée par elle, mais sans qu'il y ait aucune rencontre, car la malade lutte de son côté – seule – avec la maladie, qui fait de même. J'écris, faute d'une main dans la mienne, faute de deux yeux face aux miens, faute d'un corps extérieur au mien sur lequel m'appuyer – ne serait-ce qu'une minute – et pleurer» (22 février 1963, pp. 184-5), cet état insupportable, tension même de l'écriture et maladie à la mort, comme eût dit le philosophe, de l'écrivain étant ramassée par ces deux phrases : «Je ne comprends pas le langage. Je ne m'attache qu'au langage» (23 février 1963, p. 185), alors que, à la date du 2 mars, Pizarnik se demande ce qu'elle attend pour se suicider, elle qui se trouve dans la situation du personnage de Dostoïevski (cf. p185) et qui n'en tire aucune conclusion semble-t-il autre que plate, décevante, strictement psychologique : «Pourquoi écrivez-vous ? Pour qu'on m'aime» (23 mars 1963, p. 188), et quelques fadaises sur le paraître : «Que serait-il arrivé si Kierkegaard s'était cru beau et séduisant ?» (avril 1963, p. 190).
Alejandra Pizarnik redevient vite superficielle, à moins qu'elle n'ait jamais cessé de l'être. La superficie est l'apparence, et notre poétesse semble parfaitement incapable de s'échapper du piège, pourtant sommaire, de l'esthétique, elle qui nous décrit les raisons qui lui font critiquer la position éthique que Simone Weil, qui par ailleurs lui fait peur, nourrit sur la littérature, tout du moins la littérature grecque classique (cf. 28 avril 1963, pp. 195-6), elle qui semble souffrir et jouir tour à tour de sa «vocation la plus profonde qui est de nature érotique» (5 juin 1964, p. 218), elle qui, elle le sait et ne cesse donc de le répéter, manque de méthode, de discipline, s'obligeant à lire des textes classiques espagnols qui l'ennuient.
Pourtant, ce refus, de la part d'une poétesse, d'une certaine forme de réflexion autoritaire (dans ce sens qu'elle semble exclure tout autre forme de pensée que la sienne) qui postule les catégories de la justice et de la morale dans l'art, n'est qu'un leurre car, s'il est vrai que Pizarnik peut à bon droit s'inscrire dans la lignée des poètes existentialistes (plutôt que maudits) comme Rimbaud, c'est au plus profond d'elle-même qu'elle retrouvera la nappe de l'éthique : «Il y a quelque chose en moi qui accepte le mal et la souffrance du désordre si on a là la condition d'un beau poème» (28 avril 1963, p. 196).
Ainsi, le rapport au corps est-il essentiel pour Alejandra Pizarnik, et bien évidemment pour d'autres raisons que parce qu'elle se trouve laide (ou tout à tour, belle, bien souvent femme varie...) ou que sa seule préoccupation soit l'érotisme (cf. 28 décembre 1963, p. 204), puisqu'elle incarne la poésie, puisque c'est son corps, jusqu'à sa propre langue malhabile avec le langage selon ses dires, son corps, sa chair, son esprit, je veux dire sa vie tout entière, qui incarne le plus formidablement ses attentes esthétiques, et que c'est par sa vie même et la souffrance qui a été la sienne que Pizarnik, comme d'autres, comme Rimbaud qu'elle cite tant, a créé sa plus grande poésie.
Ce n'est donc pas étonnant qu'Alejandra Pizarnik affirme qu'elle n'a aucun maître spirituel, ou bien qu'elle n'a reçu «aucune parole de consolation, venue du dehors» (19 décembre 1963, p. 203), ou qu'elle se sent profondément déracinée (cf. 8 juillet 1964, p. 226 ou 13 mars 1965, p. 248) (5), le seul enracinement de Pizarnik ne pouvant être que sa langue, une langue maîtrisée après tant de luttes ou plutôt, une écriture reconnaissable entre toutes, comme cette très belle page où elle entremêle la puissance de sa nature érotique avec la poésie d'une langue qui, utilisée dans et pour ce qu'elle sait faire, chanter la magie de l'attente amoureuse, étincelle : «Partir de la confusion, de la ferveur sexuelle. Hâte de tout dire en une seule fois. Que veut dire tout ? La confusion, le désir sexuel. Je veux écrire comme la jeune fille qui se déshabille et court vers le lit de son amant. La distance minime qu'elle traverse en courant est la matière de mon livre. Quelle est cette urgence ? Elle court essentiellement pour arriver. Elle arrive dans un lieu où elle fera une autre avancée et où il y aura une autre arrivée. Cette distance sera l'objet de mon discours [...]» (28 juin 1964, p. 223), l'écriture d'Alejandra Pizarnik se faisant, à la suite de cet extrait, étrangement envoûtante, réalisant, en acte, le projet esthétique premier de la poétesse : fondre fond et forme, magnifier l'attente puis la rencontre inéluctable, bien que sans cesse procrastinée, des amants, source d'érotisme et de tension, ainsi évoquée : «Je veux écrire tranquillement. Il n'y a pas de raison de se presser pour arriver jusqu'au lit. Il m'attend, c'est sûr. J'avance donc lentement, comme un fantôme. Non. J'avance posément. Mon front est détendu, il n'y a pas de signe de crainte de l'avenir. L'avenir se trouve dans cette chambre, il m'attend [...]. Rien ne presse. Personne ne s'énerve. Aucun signe alarmant. Une jeune fille avance, nue. Elle se dirige là où l'attend celui qui l'attendra toujours».
Fond et forme, c'est bien le débat le plus ancien du monde qui pourtant est neuf toutes les fois qu'un artiste le convoque et, dans le cas de Pizarnik, souffre de ne pouvoir maîtriser sa propre écriture (et, plus largement, la langue espagnole, cf. p. 309), alors qu'elle s'astreint, les derniers mois de ses Journaux l'attestent, à consigner par le menu ses tentatives d'écriture et ses recherches formelles, elle qui semble comprendre que son absence de rigueur est la cause de nombre de ses maux littéraires : «Désordre, qui s'explique, en partie, parce que je ne range pas les choses dans les tiroirs, les étagères etc. Comme si j'avais besoin de m'entourer – au sens le plus littéral – de mes choses. Combien de livres hors de la bibliothèque ? Combien de lettres hors des tiroirs ?» (8 juin 1970, p. 350).
Et puis ce sont, enfin, tant nous sommes pressés que Pizarnik, pour sa propre délivrance, accomplisse le geste fatal qui n'a cessé de guider, selon toute vraisemblance, sa vie, et puis ce sont enfin les dernières pages de son Journal, finalement les plus impressionnantes, glaciales et horribles, entrecoupées de longues périodes de silence pendant lesquelles elle est internée en hôpital psychiatrique, elle qui n'en pouvait plus d'exister (6), elle qui a peut-être tout perdu parce qu'elle n'a jamais rien eu (7), elle qui a fini par chercher un poignard plutôt qu'une solution (8), peut-être parce qu'elle n'est jamais véritablement parvenue à ordonner ses propres visions (9), peut-être encore, aveu cruel, parce que les «mots sont plus terribles» qu'elle ne le pensait et que son «besoin de tendresse est une longue caravane» (9 octobre 1971, p. 356) qui apparemment n'a jamais fait halte pour se désaltérer.
Peut-être enfin parce que nous ne pouvons que nous réjouir que le suicide ait apporté un peu de paix au fantôme de cette femme tourmentée que fut Alejandra Pizarnik, elle qui jamais ne parvint à illustrer cette phrase magnifique sur laquelle se clôt son Journal insupportable, ridicule, désordonné, superficiel et grave, misérable et majestueux, humain et pourtant strictement féminin voire ridiculement femelle, moins brillant que sincère, moins profond que douloureux, moins sincère que bouleversant, moins douloureux que juste : «Écrire, c'est vouloir donner un sens à notre souffrance» (novembre 1971, p. 356).

Notes
(1) Notre édition est celle donnée par José Corti, comme toujours point dépourvue de fautes, en 2010. Elle a été établie et présentée par Silvia Baron Supervielle et bellement traduite par Anne Picard.
(2) Cet aspect de la personnalité de la poétesse représente à nos yeux la plus grande facilité, comme par exemple lorsque Pizarnik veut soumettre Macbeth à la psychanalyse (cf. 9 mars 1959, p. 27) au lieu de lire ce qu'en dira De Quincey (ce qu'elle finira par faire, heureusement, cf. 8 décembre 1964, p. 240) ou établir les liens entre la psychanalyse et Les frères Karamazov de Dostoïevski (cf. 29 juin 1959, p. 28).
(3) «Je n'écris pour personne. Je le ferais si l'on pouvait publier des livres sur du papier empoisonné qui puisse tuer tous les lecteurs. Mais quand bien même. Comment toucher ceux qui ne lisent pas ? Car s'il existait une façon de tous les faire sauter, de les exterminer, comme j'aimerais le faire, je ne reculerais devant aucun moyen» (12 août 1962, p. 127).
Ailleurs, Pizarnik écrit : «Complicité du mot que mes yeux encagent dans l'espèce de cloche de ma solitude» (11 août 1962, p. 124).
(4) Le comble du ridicule est atteint lorsque Pizarnik évoque le Christ comme «un petit juif épris de certaines idées (amour, charité, compassion), qu'il aime, parce qu'il ne les a jamais vues dans la dite réalité», l'auteur souligne et continue : «C'est la faute de Marie, typique mère juive, aussi typique que la mère de Freud. Pourtant, J. aimait aimait vraiment ces trois idées, mais en tant qu'idées (comme Dostoïevski, mais autrement). J'imagine tout à fait J. envoyant ballader [sic] les apôtres, frappant sa mère, mais pleurant tout seul dans son coin, et se livrant à ses élucubrations de bonté lumineuse. En dépit de l'histoire, j'affirme qu'il était laid. (Et pas homosexuel ou alors un homosexuel en conflit avec lui-même, impuissant ou qui [illisible] s'ignore» (25 septembre 1967).
(5) Du déracinement à la conscience de la malédiction, il n'y a qu'un pas, comme le prouve la méditation sur le hérem juif (cf. p. 281), c'est-à-dire l'exclusion ou encore le fait que Pizarnik déclare qu'elle veut écrire sur la figure du juif errant (cf. p. 285).
(6) Cette phrase est citée, entre guillemets, par la poétesse le 27 juillet 1962, p. 112.
(7) «Ce qu'on n'a jamais eu est perdu» (25 juillet 1962, p. 111).
(8) «Je cherche une solution alors que je devrais chercher un poignard» (10 août 1969, p. 335).
(9) Voici l'une de ces visions, pour le moins ridicule : «Quoique bref, ç'a été une [sic] regard pur, car P. R. [le docteur Enrique Pichon Rivière] m'est apparu seul, me faisant face, indépendant de moi, de mes miasmes imaginaires qui croissent au son de cantiques de miroirs, au soleil d'un labyrinthe en forme d'utérus (les murs gluants d'une mélancolie)» (ce dernier membre de phrase en français, entre les mois de mai et juin 1970, p. 349).

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