Le guetteur halluciné de Geneviève Roch, par Gregory Mion (24/09/2013)

Crédits photographiques : Adrees Latif-Pool (Getty Images).
«Cicero dit que Philosopher ce n’est autre chose que s’aprester à la mort. C’est d’autant que l’estude et la contemplation retirent aucunement nostre ame hors de nous, et l’embesongnent à part du corps, qui est quelque aprentissage et ressemblance de la mort ; ou bien, c’est que toute la sagesse et discours du monde se resoult en fin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à mourir. De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doit viser qu’à nostre contentement, et tout son travail, tendre en somme à nous faire bien vivre, et à nostre aise, comme dict la Sainte Escriture. Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est nostre but, quoy qu’elles en prennent divers moyens ; autrement, on les chasseroit d’arrivée, car qui escouteroit celuy qui pour sa fin establiroit nostre peine et mesaise ?».
Montaigne, Essais, I, 20.


En littérature, le deuil est une affaire entendue : on meurt en laissant des personnages désemparés, ou alors la mort arrange tout le monde. Il y a des personnages qui prennent leur temps pour mourir, comme la grand-mère proustienne qui reçoit la maladie par petites touches de refroidissement, ou comme Adélaïde Fouque, la souche increvable des Rougon-Macquart, qui traverse l’histoire de la famille avec la hauteur de vue d’une gargouille. Les morts durs à cuire désencombrent ceux qui restent ; enfin ils peuvent exister à leur tour ! À l’inverse, des personnages sont précipités dans la mort; ils meurent sans agonie de vieillesse, souvent avec violence, puis de lentes négociations affectives s’engagent. Certains des survivants s’organisent dans le deuil, d’autres sont informés d’une décroissance de l’affliction à des dates très ultérieures, parce qu’ils ont de la difficulté à citer leurs cadavres. Dans le cas des retardataires du deuil, la littérature accouche de romans en sourdine, aux turbulences discrètes, écrits dans un tempo de funérailles, longs à mettre les mots au bon endroit.
Le guetteur halluciné de Geneviève Roch, publié par les éditions du Lavoir Saint-Martin en 2012, essaie de jouer la montre avant de s’exprimer en termes de «deuil» (p. 43). Il n’en répond que mieux à son sujet : la convalescence spirituelle d’un artiste peintre et d’un écrivain, qui, en perdant sa femme Mona à la suite d’une maladie, a aussi bien perdu la parole de l’auteur que l’éclat du créateur, lorsqu’il vivait dans l’époque «des mots et de la couleur» (p. 13). Saucissonné dans sa crypte mentale, ce personnage que l’on suit en deuxième personne du singulier, comme le détenteur d’un «Tu dois» qui s’adresse un impératif catégorique du calvaire, va se mettre en position d’attente. En convoquant la patience de la solitude et le souvenir de sa femme, il fait un vœu d’espérance autant qu’un sermon de terreur, car ses exercices de déréliction ne déboucheront peut-être sur rien, sinon sur une imprécision qui ne sera pas forcément la bienvenue (pp. 136-7).
Les effets concrets de cette expectative, laquelle n’envisage rien d’autre que la résurrection de la disparue, introduisent au problème de «l’injonction du dire» (p. 16), puisqu’il ne se passe pas un silence ou un néant sans que ne s’immisce le quelque chose plutôt que le rien. Ceux qui se ferment au quelque chose s’ouvrent à la mort volontaire, mais ce n’est pas le propos de cet endeuillé. Il a paradoxalement choisi la nolonté, donc il n’arriverait guère qu’à saboter son suicide. En revanche, étant donné qu’il est submergé par un capital d’expressions pathétiques, il poursuit la désagrégation de sa volonté en mimant l’enterrement, habitant son appartement comme la dépouille son cercueil. S’estimant «étranger aux épaisseurs du monde» (p. 20), il apparaît corrompu à toute forme de vivacité, criblé de pesanteur et d’empêchement d’être, anti-cinétique à souhait (pp. 31-2). Ce repli favorise l’aigreur envers un monde d’abondance tenu par des langages de troupeau. On ne compte plus les blâmes de l’Ancien contre les Modernes, ils courent un peu partout dans le livre, et parfois ils se contentent du truisme, lorsque la léthargie de cette vie désolante ne permet plus un mot d’esprit. À rebrousse-poil de l’excitation et de la frivolité mondaines, à contre-pied du tout-Paris puisque cet homme affligé est parisien, G. Roch écrit d’abord un mouvement malade, une durée de nonchalance qui donne à ce paysage une ambiance de «montres molles» où persiste une mémoire qui a pris le deuil à l’envers. Ne voulant rien sinon la mort du troupeau en échange de sa femme (et c’est déjà beaucoup !), ce Parisien romanesque se dés-attroupe avant d’halluciner.
Puisque l’hallucination a pour principe de faire advenir des êtres ou des objets qui sont étrangers à la vie courante, les tempéraments hallucinés sont des vecteurs de mondes supérieurs. Avec le sentiment d’être épié par une présence extra-mondaine, le personnage s’initie à une entrée en matière première, pris dans une sorte de frénésie du déplacement puisqu’il n’est plus question de s’attarder dans les coordonnées normales de sa vie momifiée (1). Il prévoit de déménager et cette résurgence d’activité préfigure des retrouvailles, ne serait-ce que le goût de parler, même pour exprimer une accusation (p. 112) (2). Dès qu’il se remettra en selle sur le «surprenant attelage obligé» de l’être et du corps (évoqué p. 46), cet homme connaîtra le demi-deuil après avoir connu une abjecte consternation. La supériorité de ses nouvelles perceptions lui fait quand même apercevoir des perspectives de redressement de soi et de blancheur dans le silence (pp. 172-3). Il doit désormais composer avec la menace d’un excès de clairvoyance, à la suite d’un rêve qui l’instruit des folies consubstantielles de la lucidité (pp. 55-8). Or dans la mesure où le rêve abolit le temps et l’espace tels que nous les pratiquons dans la vie réelle, cet épisode onirique sert de bascule narrative. Dorénavant, l’intrigue ne se joue plus dans le rapport impossible entre une âme morte (Mona) et un survivant (son mari), elle interfère plutôt dans une double relation dramatique et spéculative, entre l’acceptation du personnage devant «le scandale de la mort» (p. 204) et l’éveil d’une conscience aux possibilités d’un méta-monde, qui n’est à proprement parler que le monde esthétique, où l’hallucination peut trouver son symbole, voire son visage découvert.
Mais cette esthétique ne se regagne pas d’un coup d’un seul. Elle exige des confrontations de plus en plus directes avec l’ordinaire, parce que ce serait trop facile d’avoir nié le monde quotidien en se réfugiant dans celui de l’hallucination, trop pratique de prétendre à l’inutilité du premier quand le second n’est au fond qu’un lieu transitoire, comme le rêve est un défouloir précaire au milieu de nos mécanismes psychiques de censure. Parmi les confrontations escomptées, il y a la netteté d’un souvenir pénible, celui du jour où la mort est passée prendre sa femme (pp. 98-9). Cette récognition accentue le processus hallucinatoire. Le fait d’agréger à la conscience un phénomène longtemps bredouillé institue dans l’esprit une disponibilité nouvelle. La présence latente d’un guetteur devient un contenu manifeste (p. 108), et cette impression d’être épié a l’air cette fois de moins gêner le personnage ; au contraire, il commence à pressentir une habileté dans l’acte de participer au vivant. Ceci crée une coïncidence entre le langage continu de la réalité, pourtant décrié à maintes reprises (cf. par exemple pp. 99-101), et le langage discontinu de l’hallucination. Les deux langages pris en simultané corrigent les aberrations du deuil inaugural, quand l’accablement était constant, si régulier qu’il en était devenu grotesque, presque sans motif de ce qu’il fallait pleurer.
On ne s’étonnera donc pas des conversations absurdes que ce veuf sera capable de tenir avec un agent immobilier (pp. 121 et suivantes), ni de ce que la mort d’un de ses chats soit réduite à une mention à peine utile (p. 149), accompagnée de circonstances atténuantes. Passant au travers de ce qui l’aurait achevé au début de ses tristesses, ces rétablissements signifient l’amorce d’une longue escalade, mais celle-ci doit partir de la base, «à l’affût des seuils» (p. 149). Elle est là, peut-être, cette lucidité véritable qui ne confère pas à la folie, lorsque cet homme de la reprise revient sur ses manies de dés-attroupé, lorsqu’il se livre à un assez inquiétant réquisitoire contre le mouvement (pp. 162-5). C’est que tout ne se règle pas à la même allure que les hallucinations, et ses fragiles ententes d’âme et de corps ne sont pas une garantie à toute épreuve, comme en témoigne son horreur du contact physique malgré la désinvolture de celui-ci (p. 208).
La saturation de non-être qui fut la sienne au moment de sa mise en retrait a impulsé des processus de résistance. Ce qu’il révoque en doute, ce n’est pas tant la rudesse du réel que sa capacité à y revenir. Ce guetteur qu’il a adopté en se faisant lui-même l’espion d’un monde supérieur l’a condamné à s’en séparer, ce qui s’accomplira aussi progressivement que sa compréhension tardive de la mort scandaleuse. Sans cela, il demeurerait dans une espèce d’entre-deux-guerres de la signification, au milieu de mots et de couleurs qui appartiennent à deux mondes qu’on ne peut fréquenter durablement, sous peine de risquer un quotidien hallucinogène. Reste qu’il y parviendra, à la seconde séparation (3), et sans nécessairement convoquer des efforts complexes, en quoi ce roman ne dit jamais plus que ce qu’il est utile de rappeler quand la mort s’est appesantie sur le sort du vivant : le pouvoir d’auto-transcendance de ceux qui croient coûte que coûte à une vie esthétique.

Notes
(1) La première occurrence d’un regard qui surveille est mentionnée en page 49. Elle survient juste après ce constat : «Dès que tu rencontres quelqu’un que tu ne connais pas, tu te demandes quel genre de folie est la sienne» (p. 41).
(2) Ce moment est celui du premier vrai dialogue du livre.
(3) Seconde séparation, absolument : d’abord celle de l’être aimé, ensuite celle de l’être halluciné, qui n’est autre que l’être aimé passé à la représentation du deuil authentique. Vouloir vivre perpétuellement dans le secteur d’une hallucination de ce type, c’est non seulement manquer le devoir de mémoire comme on devrait pouvoir l’entendre, mais c’est aussi, et surtout, manquer les futurs contingents, c’est-à-dire rater la possibilité propre de notre événement.

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