La monnaie des défaites : Renaud Camus, Richard Millet, cœurs brûlants dans une fumée de mots (12/01/2014)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Rappel
2681642119.jpgRichard Millet dans la Zone.





2956742538.jpgRenaud Camus dans la Zone.





1808614730.jpgContre Alain Soral, par Frédéric Dufoing.





IMG_5752.JPGLa lecture de l'ouvrage absolument passionnant de Jeannine Verdès-Leroux intitulé Refus et violences (1) doit être vivement recommandée à celles et ceux qui penseraient, bien à tort, que quelque chose a changé fondamentalement en France depuis la période de l'entre-deux guerres qui fut immédiatement suivie par celle de la Seconde Guerre mondiale.
L'atmosphère de notre époque, que nous pourrions caractériser comme étant une espèce de déflation générale des esprits, absolument pas compensée par la nullité profonde, intellectuelle, politique, viscérale même, de nos hommes politiques, est assez comparable à celle qu'analyse méticuleusement l'historienne, en citant précisément et d'abondance les textes et les auteurs de ces années-là, années qui continuent d'alimenter, comme une nappe souterraine contaminée moins profonde qu'on ne le pense un cours d'eau en apparence calme, les nôtres.
Lisons ainsi Maurice Blanchot, à l'époque où il n'était pas encore devenu le gourou éthéré et reclus des universitaires poussifs et de tous ceux qui, ne comprenant rien à ses études faussement ésotériques ainsi qu'à la littérature qu'il n'a cessé de commenter puis de parasiter, trouvent bon de citer l'un de ses propos énigmatiques et creux entre deux paragraphes de Derrida et d'Agamben : «Il est nécessaire qu'il y ait une révolution, parce qu'on ne modifie pas un régime qui détient tout, qui a ses racines partout, on le supprime, on l'abat. Il est nécessaire que cette révolution soit violente, parce qu'on ne tire pas d'un peuple aussi aveuli que le nôtre les forces et les passions propres à une rénovation par des mesures décentes, mais par des secousses sanglantes [...]. Cela n'est pas de tout repos, mais justement il ne faut pas qu'il y ait de repos. C'est pourquoi le terrorisme nous apparaît actuellement comme une méthode de salut public» (2).
Cette rhétorique volontiers guerrière, d'autant plus surprenante et comme délégitimant tout ce qu'écrirait par la suite de vague et de faussement profond l'apôtre de l'effacement que fut Maurice Blanchot, ne nous étonne guère : elle est exactement celle de la réacosphère, qu'il s'agisse de sites, de blogs ou de forums (et maintenant de pages et de murs sur les réseaux sociaux), et c'est bien évidemment proférer une platitude que de répéter qu'Internet a provoqué ou favorisé, provoqué et favorisé une formidable explosion de ce type de propos, et de bien pires car enfin, n'est pas Maurice Blanchot, qui veut, pour ce qui est de l'écriture en tout cas.
Plus même car, de cette réacosphère aussi peu homogène qu'une chorba oubliée au soleil de midi grouillante de bestioles, nous pourrions affirmer, toutes proportions gardées cela va de soi, ce que l'auteur écrit de la collaboration, qu'elle présente comme «un agrégat de petits milieux», composé non pas d'une seule idéologie, «mais des thèmes faits de haines et de chimères dont chacun se construit une constellation particulière, en en accentuant certains, en en mettant d'autres en sourdine, voire en en occultant d'autres. Les idées des collaborationnistes, c'est le national-socialisme pour certains, et l'antidémocratisme, l'antisémitisme, l'anticommunisme, le pacifisme, le progermanisme, le goût d'un chef, d'une hiérarchie, d'une élite, d'un ordre, un désir de violence, de rééducation, le mépris haineux et puéril de son propre pays» (p. 250).
Description plus vraie que nature, n'est-ce pas, de notre théâtre virtuel rempli d'esprits macérés, de ratés, de grooms et de vieilles grues, de roulures et de paillasses de la réaction, de bouvières maurrassiennes, de rivettes et de gitons camusiens, de bardaches et de folles, de garcettes la culotte perpétuellement baissée entre deux hommes, la croupe ouverte entre deux ruades enrubannées de motifs savamment abscons, description plus vraie que nature de ce sous-milieu d'animalcules animés, en fin de compte, des mêmes intentions que celles qu'Alain Robbe-Grillet prête à son propre père dans Le miroir qui revient (Éditions de Minuit, 1984, p. 242), qui déteste cordialement, la Libération venue : l'inévitable «laisser-aller, la démagogie, le profit individuel, la mascarade parlementaire, la «politique du chien crevé» [...] et la dégradation française», à laquelle un Maurras cru pallier en se mettant sans beaucoup d'hésitations aux ordres de Pétain, garant, lui au moins, d'une forme de gouvernement rappelant la monarchie et, surtout, osant secouer la Judée comme il disait.
J'ai bien des fois écrit que celles et ceux qui, le plus souvent derrière des pseudonymes ou, version doublement apeurée de ces poltrons, des noms de plume, écrivaient des propos racistes, suprématistes, antisémites, n'étaient que des lâches ou, pour le dire avec Jeannine Verdès-Leroux, des «littérateurs», des «semi-intellectuels qui cherchent leurs émois dans «la politique» [et qui] savent, au fond, de manière sourde, qu'ils ne sont pas les vrais, importants écrivains, intellectuels» (p. 33). Ainsi, il me semble que le jugement que Jules Romains prête à Georges Mandel sur Charles Maurras pourrait bon an mal an parfaitement convenir à un Renaud Camus : «Il n'est pas très dangereux parce qu'il n'est pas un homme d'action, parce qu'il est le contraire d'un tribun ou d'un entraîneur d'hommes, parce qu'il se nourrit de phrases, parce qu'il a peur du danger» (3).
Renaud Camus, combien de divisions ? Fort peu à vrai dire, l'essentiel de sa grosse centaine de lecteurs français (je ne sais rien de ceux de Navarre) étant constituée de vieux grisons et de rombières quasiment momifiées, de petites pédales plus ou moins déclarées amatrices de musique de chambre, de Lolitas creuses qu'attire son goût pour l'art contemporain et la politesse proverbiale du Châtelain de Plieux et qui sont pressées, pour une ou deux nuits, de se dénicher un amant qui les sodomisera oui mais, en levant le petit doigt je vous prie, à moins qu'elles ne se cherchent, entre deux galipettes ou pas même divorcées de leur cher époux, l'homme de leur vie qui les comblera de bonheur, d'extase et de marmots, de bonnes femmes intouchables tellement elles sont laides, pseudo-intellectuelles s'extasiant devant son usage du point-virgule, et de quelques déclassés, le plus souvent d'une laideur frôlant la caricature, qui enroberont leur racisme et leur antisémitisme banals d'une gaze d'innocence, pardon, de non-nocence. La peur, une ignoble trouille, voilà ce qui constitue l'unique ciment liant cette théorie disparate de demi-soldes de la réflexion politique et de vivandiers de la France éternelle s'enthousiasmant de combats jamais menés, la grande peur de Renaud Camus pouvant ressembler, pour ce que j'en sais, à celle que confia Drieu dans son Journal, en juin 1944 : «J'étais faible, profondément faible. Fis de petits-bourgeois peureux, pusillanimes. Je rêvais dans mon enfance d'une vie lente, confinée. J'ai toujours eu peur de tout. Mais il y avait un autre homme en moi qui rêvait de plaies et de bosses, comme chez la plupart des petits-bourgeois. Mais le «goût» de la force ne pouvait plus s'exprimer chez moi qu'intellectuellement» (cité par l'auteur, p. 222, je souligne).
Que cherche donc Renaud Camus ? Les demeures françaises et étrangères où se nicherait l'esprit des vieux maîtres et leur si inimitable style de vie ? Une France préservée des laideurs publicitaires et des horreurs solécistiques détruisant la grammaire ? Un pays offrant quelques centaines de milliers de billets retour, pour commencer, à toutes ces racailles qui osent le traiter de petit Gaulois et le toiser de haut lorsqu'il monte dans une rame de métro parisien ? Les consonances juives des noms des journalistes de France Culture, réminiscence étonnante du jeune Maurras débarqué à Paris en 1885, et s'étonnant de la présence un peu trop voyante à son goût des «lettres juives» envahissant les enseignes commerciales chargées de noms en K, W et Z : «Les Français étaient-ils encore chez eux ?» (Au signe de Flore, Grasset, 1933, p. 31; l'auteur souligne), propos qui exsude littéralement de la moindre ligne écrite par l'auteur ? Renaud Camus cherche-t-il aussi une société enfin débarrassée, comme il nous le dit lorsque j'osai lui rappeler quelque terrible vérité historique ayant pour nom l'extermination, du poids insupportablement mémoriel des Juifs réduits par millions en cendres ? Renaud Camus se cherche, avant tout, un maître bien vivant, et qui le rudoie, et qui le soumette, au charisme duquel, au sens que Jean-Luc Evard a donné à ce terme, il faut à tout prix succomber en faisant mine de résister car, ma foi, une coquette a toujours de ces prétentions-là, et ne peut consentir à céder au vertige de la prise qu'à l'unique condition d'estimer qu'elle a tout fait pour résister au délicieux ravissement. Il est tout de même étrange que l'écrivain français dont la vie quotidienne, méthodiquement exposée dans ses innombrables volumes de journaux, est l'une des plus plates qu'il m'a été donné de lire, soit, pour un certain nombre de ses lecteurs, le synonyme enthousiasmant de la vitalité de penser et, qui sait, d'agir. Ces jeunes camusiens, comme il est comique tout de même de les voir récuser «un régime qui n'offre à la ferveur de jeunes Français que le frigidaire et l'automobile» si platement démocratiques, selon la réponse donnée à Philippe Ariès dans L'Esprit public (juillet-août 1961, p. 21) au nom d'un pantouflard qui n'a jamais hésité à décrire en 200 pages un problème de tuyauterie domestique bouchée, voire de couille gauche affreusement pendante, défigurant la fière tenue générale, malgré un usage intensif si l'on en croit lesdits journaux, d'un autre type de robinet.
Ces semi-intellectuels, ces nonistes transis (non aux Arabes, aux Noirs, aux Juifs, aux conspirations financiaro-tsahalistes, aux panneaux publicitaires, à la vulgarité, au remplacisme, à l'immigration, etc.) que sont Renaud Camus, Richard Millet, Alain Soral, Marc-Édouard Nabe, Alain Finkielkraut de plus en plus, à mesure qu'il journalise sa pensée, le pullulement des barbouilleurs de Causeur, des échotiers du Salon beige, de NOVOpress, des rubricards des Nouvelles de France, les plumeux à sextuple pseudonyme de tant d'autres petits cloaques haineux où le talent est plus rare qu'un Arabe ou un Noir maurrassiens, sont indirectement le sujet de cette note, comme ils constituent celui de l'auteur, selon ses propres termes (cf. p. 33).
Certes, ils nous répéteront, ces petits blancs malaimés et méprisés dans leur propre pays, que l'époque est à la violence, devant le vide politique, la faiblesse, sur la scène internationale, de la France, la paupérisation sociale qui s'y accélère, l'irresponsabilité et l'incurie des différents gouvernements qui se sont suivis depuis quelques dizaines d'années déjà. Ils parleront même de décadence et, pour les plus érudits d'entre eux (mais il y en a si peu, dans cet attroupement de faibles geignards), citeront un grand livre aujourd'hui oublié et paru en 1979, Politique étrangère de la France, La Décadence. 1932-1939 (4). L'auteur pouvait ainsi y écrire des mots encore valables aujourd'hui, moyennant la prise en compte évidente d'un changement de contexte historique : la France, «privée d'une partie de ses élites morales par le carnage de 1914-1918, n'a pas su trouver les hommes qui auraient pu infléchir le destin» (5). Des hommes, en 2013 ? Des commis, des énarques, des technocrates, des idéologues, des intellectuels, des littérateurs, des bonnes femmes, mais pas d'hommes ou alors, qu'on me les désigne du doigt et qu'ils osent sortir du rang !
Si les mots ont un sens, nous devons leur prêter une grande attention, et trouver ainsi pertinente la distinction que l'auteur opère entre certains de ces auteurs de l'entre-deux guerre, comme Maurice Blanchot mais aussi Thierry Maulnier, qu'il range dans la catégorie des nationaux-révolutionnaires (6), et les autres, la tourbe quasiment indistincte des collaborateurs enragés, dont Brasillach (7) ou l'antisémite démentiel, le haineux Céline («Une immense haine me tient en vie. Je vivrais mille ans si j'étais sûr de voir crever le monde», écrit-il ainsi dans une lettre à Albert Paraz, cf. p. 257), l'immonde Maurras sont les parangons.
Pourtant, force est de constater que Jeannine Verdès-Leroux ne cesse de s'interroger sur son sujet même, point aisément qualifiable : comment des hommes ont-ils pu, à force de mots, pouvoir désirer l'éradication des Juifs de France (8) et même d'Europe, comment «concilier cette volonté de changer le monde avec la volonté d'être minoritaire, à contre-courant» ? Et d'ajouter : «Ces énoncés renvoient plus aux angoisses, aux refus, à une envie d'échapper à l'étreinte du monde (l'auteur cite Thierry Maulnier) qu'à une explication de choix politiques» (p. 88). Et Jeannine Verdès-Leroux, de caractériser assez bien la nébuleuse extrémiste française de cette époque lorsqu'elle écrit : «Ils rejettent avec violence, insolence, la démocratie, le présent, et en appellent à un «homme nouveau»; ils suivent de manière qui leur paraît irrésistible une Histoire européenne, une flamme qui s'allume un peu partout en Europe, les images de cette flamme à qui la guerre d'Espagne a donné «leur pouvoir d'expansion, leur coloration religieuse» [comme l'écrivait Brasillach]. Bien sûr, certains, éblouis par cette flamme, évitent de voir, ou d'apercevoir, bien des épisodes, des actes, des cruautés du fascisme, tandis que d'autres (comme Rebatet) voient et aiment les camps et les férules... Il faut remarquer enfin que ces fascistes français n'avaient pas de chef, élément pourtant crucial d'un vrai fascisme» (p. 104).
Pas de chef, là est toute la question, nous l'avons dit. Ces hommes, nos hommes actuels se cherchent un chef, la trace d'un charisme aujourd'hui disparu, l'étreinte d'une foule où se fondre, dont suivre les mouvements, profonds et invisibles, qu'on dirait être ceux qui animent une puissante vague, mais ne le trouvent pas, car, derrière les paravents intellectuels de leurs adhésions plus ou moins sincères, se cache l'envie d'être conduits, d'être les serviteurs de ce qu'ils considèrent comme étant un grand homme (ou une grande femme; n'oublions ainsi pas que Renaud Camus a appelé à voter pour Marine Le Pen lors des dernières élections présidentielles) : «La force des attachements à ces régimes qui apparaissent à un individu ordinaire uniquement haïssables et redoutables ne s'explique jamais par des intérêts matériels ou une adhésion à des idées» (p. 109, l'auteur souligne).
Parmi tant d'autres comme Gustave Le Bon ou Armand Robin, Raymond Abellio, a magnifiquement décrit ce mouvement de vassalisation, en lui conférant une dimension sexuelle troublante : «Si l'on voit dans tout remuement de foules un acte sexuel, il en est de son issue, quand la fièvre de l'éloquence retombe, comme d'un orgasme : si l'amour, des deux côtés, a été réussi, on entre de régions inconnues mais sacrées, où cohabitent une ardeur et un effroi qu'on ne domine ensemble, après, que par le respect. [...] Et certes, il reste un prix à payer. Autant la descente de l'homme est facile, car l'espèce est toujours ouverte à qui vint à elle, autant le retour de l'homme à lui-même est difficile, et il faut payer ce retour. C'est Orphée remontant des Enfers en y laissant son Eurydice. Il en est alors de l'orateur, quand il cesse de parler, comme de l'amant se retirant du corps de sa maîtresse et posant sur elle un regard de trop, un regard d'amant mais à nouveau un regard d'homme, un regard en arrière qui ne sait pas se perdre dans la distance infinie de l'arrachement et revient en tremblant sur lui-même» (9).
La question sous-jacente de la très belle étude de Jeannine Verdès-Leroux est celle de l'impact réel de paroles extrêmes sur les actions politiques et même, plus largement, sur le climat intellectuel d'un pays. Car, s'il est évident qu'un «Zola solitaire n'aurait pas changé le sort du capitaine Dreyfus», si les «intellectuels qui lançaient des appels et des condamnations, dans L'Insurgé ou L'Émancipation nationale et autres journaux, savaient bien l'absence d'effets de leurs actions», puisque des «écrits n'ont du poids que quand ils reprennent, amplifient, martèlent des opinions diffuses» et qu'ils ont du succès parce qu'ils «épongent des réactions, des sensibilités, des intolérances et leur donnent forme, jamais quand ils «inventent» une pensée, jamais quand ils sont singuliers», nous devons toutefois admettre que ce type d'écrits ou de paroles «auront de l'effet sous l'occupation quand ils reprendront des préjugés, des peurs, des égoïsmes, des réflexes bas, leur donnant ainsi un statut» (p. 123, l'auteur souligne). L'écrit, ici, est considéré comme la caisse de résonance de pensées plus ou moins consciemment acceptées, dévoilées au grand jour, et qu'un homme doué d'une perception aigüe du mal, comme le mystérieux Prince des Harmonies Werckmeister ou le Marius Ratti du Tentateur d'Hermann Broch, saura comprendre, amplifier puis lâcher sur les foules galvanisées comme des bêtes hurlantes.
Ainsi, certains qui, avant la guerre, «avaient manifesté leurs humeurs face aux juifs sentirent que des paroles pouvaient être meurtrières, et ils se turent», comme Jérôme et Jean Tharaud s'en expliquèrent dans un article paru dans Le Figaro du 12 septembre 1944, alors même que «ceux qui, à L'Action française, à Je suis partout, multiplièrent leurs attaques seront responsables, même si les actes criminels n'avaient pas trouvé leur source dans leurs aberrantes doctrines, dans les haines, leurs effrois théorisés, qui pourtant avaient facilité les mesures d'exclusion, les rafles, les morts» (pp. 123-4, l'auteur souligne).
Il est ainsi vrai de constater que c'est la haine que ces auteurs vouèrent à la République et à la valetaille qu'elle ne pouvait que produire immanquablement qui constitua «une des sources de l'affaiblissement de la France», une «fraction des nationalistes» ayant été, «à son insu, indulgente pour l'ennemi héréditaire» (p. 131), l'Allemagne bien sûr. En 1937, Roland Dorgelès, l'auteur des Croix de bois, pouvait à bon droit écrire que «L'on dirait que des insensés, las de cette quiétude, s'efforcent de nous pousser dans les mêmes aventures pour trouver au bout le même destin. [...] Chaque parti souhaite une poigne qui materait l'adversaire, sans réfléchir que le jour viendrait vite où il serait maté à son tour, et la haine qui les anime est telle qu'ils désirent moins la victoire pour elle-même que pour l'écrasement du vaincu» (10).
Citons encore un passage de Robert Brasillach, qui traite la République de «vieille putain agonisante» et la décrit de si plaisante façon : «En finira-t-on avec les relents de pourriture parfumée qu'exhale encore la vieille putain agonisante, la garce vérolée, fleurant le patchouli et la perte blanche, la République toujours debout sur le trottoir ? Elle est toujours là, la mal blanchie, elle est toujours là, la craquelée, la lézardée, sur le pas de sa porte, entourée de ses michets et de ses petits jeunots aussi acharnés que les vieux. Elle les a tant servis, elle leur a tant rapporté de billets dans ses jarretelles : comment auraient-ils le cœur de l'abandonner, malgré les blennorragies et les chancres ? Ils en sont tous pourris jusqu'à l'os» (11).
De tels termes ne sont plus franchement utilisés, pour la simple et bonne raison que les exécrateurs des institutions républicaines n'ont bien souvent aucun talent littéraire, celui que nous pouvons reconnaître à certains des textes de Brasillach. Surtout, aussi, il est indéniable qu'une nouvelle censure s'exerce de nos jours, par le biais de lois contre l'injure, la diffamation ou des propos racistes, antisémites ou négationnistes, qui condamnent ses propos à ne pouvoir, le plus souvent heureusement, bénéficier d'une quelconque publicité de large échelle.
La haine, pourtant, est toujours là, palpable, bien réelle : un grand nombre de Français, qui ne savent peut-être rien de Brasillach ou de Drieu, pourraient toutefois faire leurs ce type de propos, où l'auteur des Mémoires de Dirk Raspe par exemple, affirme qu'il déteste les Français, «joueurs de belote et pêcheurs à la ligne, buveurs d'apéritifs à bedaine» (12), et expose son programme politique en quelques termes bien balancés : «Ce que nous voulons, nous, c'est une France qui corrige sans cesse le national par le social et le social par le national, qui oblige les vieilles classes à abandonner leurs préjugés et leurs querelles, qui brise toutes les catégories où étouffe l'esprit français depuis un siècle, qui renvoie dos à dos les bourgeois et les prolétaires, les secondaires et les primaires avec leurs prétentions et leurs gourmes particulières» (13). De telles phrases, de la part d'un écrivain qui, rappelons-le au passage, s'est toujours prétendu socialiste, tant d'autres propos encore (14), pourraient je pense sans peine être reprises par un grand nombre de nationalistes exprimant leur droit à la préférence nationale, surtout depuis que l'extrême droite politisée ne manque jamais une occasion de rappeler qu'elle est devenue le premier parti ouvrier de France, faisant de fait, de la conquête d'abord sociale de populations aujourd'hui fragilisées, l'une de ses missions les moins cachées.
Dégoût de ce qu'est devenue la France, absence de chef, qui ne peut ainsi faire sien ce constat désespéré de Robert Brasillach ? : «Il n'y a rien, parce qu'il n'y a personne. Personne que la France. Qui n'est incarnée par personne» (15).
Un Renaud Camus, un Richard Millet, ne pourraient-ils, à quelques détails près (comme l'importance du biologique si chère à un Laurent Obertone), partager l'analyse de l'exalté cacographe Alphonse de Châteaubriant déclarant, dans un article intitulé Le national-socialisme et nous (paru La Gerbe du 5 mars 1942) que les Français refusent le salut que représente Hitler parce qu'ils tiennent à leurs «vieux péchés» que sont, précise Jeannine Verdès-Leroux, ces vilains insectes déjà répertoriés depuis belle lurette : «individualisme, intellectualisme, libéralisme; ils ont peur du national-socialisme, une révolution qui tranche dans le vif. Une révolution change l'homme. La Révolution française avait changé l'homme : sous l'Ancien Régime, son centre de gravité était dans le Roi, il est maintenant «en lui-même»; pour cela, il lui a fallu beaucoup de droits, «tous les droits de l'homme» : «Le Français est ainsi passé, dans sa conception du monde, du plan organique dans le plan juridique.» Or le national-socialisme est une réaction «des puissances nobles de la vie contre l'extension du juridisme [...] en vue d'un total rétablissement du monde dans l'organique, c'est-à-dire l'invalidation de tous les principes de 1789. Le Français sent que le «juridisme cartésien» ne suffit plus, qu'il faut un autre homme, un «homme cosmique»; cet homme cosmique «s'ébauche en nous»; le national-socialisme est «profondément biologique», il est «substance et lumière». «Il a mis les puissances du cœur intelligent à la place des subtilités vaines de l'intellect [...]. Il a le culte de la santé, de l'intégrité, de la force pure [...] un culte de conviction sacrée qui s'est acharnée contre le mal» (p. 194). Dans la rhétorique creuse d'un Renaud Millet s'alimentant à un filet limoneux d'intellectualisme à vide, c'est bien ce désir de force que nous voyons. Un chef, un chef, qui redonne à la France sa grandeur perdue, mate les hordes d'immigrés et de vendeurs de tapis de prière, préserve les si beaux monuments de la laideur rapace et publicitaire tant décriée par Renaud Camus (16), qui fasse enfin de notre pays une terre où les Français, de préférence de souche, aiment de nouveau se prélasser !
Ce même Renaud Camus ne pourrait-il faire siennes, au vu du programme politique de son parti de l'In-nocence, certaines des propositions sociales, économiques et politiques contenues dans le message du 10 octobre 1940 que Pétain renonça à lire, ce privilège si je puis dire revenant dès lors à Jean-Louis Tixier-Vignancour, alors chargé de l'Information, et cela treize jours seulement avant l'entrevue de Montoire (cf. pp. 199-201), et ces mêmes auteurs ne pourraient-ils reprendre à leur compte l'alpha et l'oméga du pétainisme, c'est-à-dire le redressement national, l'esprit de sacrifice au lieu de celui de la jouissance, voire le programme du national-socialisme tel qu'il a été évoqué par Marcel Déat, écrivant : «Le national-socialisme a sauvé la personne, il a maintenu le jeu de l'initiative, de commandement, de la hiérarchie justifiée par le mérite, de la responsabilité qui n'écrase pas mais qui exalte, de l'obéissance qui n'amoindrit pas mais donne le sens de la valeur humaine, éclairée par celle de l'acte. Il a maintenu la propriété, en lui enlevant la puissance abusive de domination que le capitalisme lui avait conférée, il a restitué au Travail la primauté sur le capital» (17) ?
Je sais bien que cette note ne peut aucunement prétendre avoir réalisé un travail de mise en perspective, proposition par proposition, et cela dans tous les champs que recouvre une politique, entre les idées défendues par les extrémistes de l'entre-deux guerre puis de la Collaboration et celles de ceux qui, aujourd'hui, parviennent à fanatiser quelques imbéciles réfugiés derrière leur écran, car la simple perspective de devoir relire l'ensemble des textes d'un Camus ou d'un Millet est tout bonnement au-dessus de mes forces. Je pourrais certes me contenter de piocher ici ou là des extraits des textes, nombreux, que j'ai lus de ces deux auteurs, à maintes reprises évoqués sur ce blog, mais je serais à coup sûr taxé de parti pris ou d'amateurisme. Un tel travail, dont les résultats seraient sans doute assez éloquents, ne peut être mené, et à fond, que par quelque hardi ou horrible travailleur, s'il y en a encore. Reste une communauté de propos (et même de pensées ?) indéniable cimentant les textes de ces auteurs, et peu importe que Camus et Millet aient lus ceux que je cite, l'histoire de l'infamie étant non seulement universelle mais pérenne, tout comme celle de la grande peur de ces mal-pensants qu'ils font passer pour du courage politique, alors qu'elle n'est que la face grossière, parodique et ridicule de ce dernier. Grossière, parodique et ridicule, meurtrière qui sait, puisque nul ne connaît le poids des mots qu'il emploie et que ceux-ci, lancés dans le vide, peuvent bien attendre une heure ou mille ans avant de toucher leur cible, un esprit et un cœur, les ternir de façon passagère, ou bien faire grandir en eux les germes d'actes odieux et lâches.
En fin de compte, le sujet véritable du beau livre de Jeannine Verdès-Leroux, bien davantage que la complexité fascinante d'hommes qui ont joué leur peau (et bien souvent, hélas, volontairement ou pas, celle des autres) en plongeant dans une Histoire (18) dont ils n'admettaient pas la pente, c'est le poids réel de la parole, l'action secrète ou visible des mots écrits, qui, comme ceux de Céline, Rebatet ou de Maurras, n'ont jamais hésité à appeler au meurtre (19). Ce livre pourrait donc être lu ainsi qu'une sorte de parabole shakespearienne évoquant, comme dans Macbeth, l'infime distance qui sépare la pensée de l'acte, sa vision dans la nuit de l'hallucination ou bien avec la froide logique d'un Maurras, de la réalisation de ce même acte, le dernier chapitre du livre de Jeannine Verdès-Leroux évoquant la sordide légende des vaincus (20) et le climat de sidération propre à la Libération dans lequel sombrèrent les collaborateurs plus ou moins actifs des nazis, ce type d'hommes à «cœur brûlant dans une fumée de mots» (21), à quelques exceptions près (22), n'ayant en fin de compte jamais osé qu'en paroles.
Comme Camus, Millet, Finkielkraut et tant d'autres finalement, dont nous ne savons d'ailleurs même pas si le cœur est brûlant.

Notes
(1) Paru chez Gallimard en 1996. Il est sous-titré Politique et littérature à l'extrême droite des années trente aux retombées de la Libération. Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(2) Maurice Blanchot, Le terrorisme, méthode de salut public, revue Combat, 1936.
(3) Jules Romains, Les Hommes de bonne volonté, tome 23, Naissance de la bande (Flammarion, 1942), p. 279.
(4) De Jean-Baptiste Duroselle (Éditions du Seuil, 1979, puis, dans la collection Points-Histoire, 1983).
(5) Jean-Baptiste Duroselle, op. cit., p. 27.
(6) «J'ai usé du mot national-révolutionnaire pour parler des jeunes intellectuels qui attrapent des vocables, des idées, des angoisses de l'époque, ils témoignent de désarrois sans issue : ils ne tomberont pas dans le fascisme» (p. 73).
(7) Voir Dominique Arban, Je me retournerai souvent... (Flammarion, 1990) : «Brasillach était mon compagnon en poésie, nous nous trouvions souvent tous deux seuls vers dix heures, premiers arrivés [...] récitant en riant de plaisir L'Hymne au soleil de Chantecler ou Le Cimetière marin ou Le Bateau ivre». C'est l'antisémitisme de Brasillach qui les séparera, l'auteur écrivant ainsi de l'auteur de Notre avant-guerre qu'il avançait «de crime en crime toujours sachant ce qu'il faisait, signant et propageant l'indicible» (ibid., p. 70). Avouons tout de même que Jeannine Verdès-Leroux se trompe assez visiblement sur la qualité littéraire d'un texte comme celui de Notre avant-guerre (cf. p. 436).
(8) Rappelons ainsi que Robert Brasillach, dès 1938, réclame une révision des naturalisations et la promulgation d'un statut des Juifs, cf. son article intitulé Dictature de la France paru dans le numéro de Je suis partout du 3 juin 1938. Signalons ici un point de divergence conséquent, tenant sans doute à la situation que créent en France les derniers rejetons des populations maghrébines installées depuis quelques générations, car les antisémites qu'évoque l'auteur, en toute logique, affirmaient leur sympathie pour les Palestiniens : «Tout ce qui va contre les Arabes va contre la France» écrit ainsi Georges Roux dans un article intitulé Quand Israël est roi, Je suis partout, 7 juillet 1939.
(9) Raymond Abellio, Ma dernière mémoire, tome 2, Les Militants (Gallimard, 1975), pp. 210-1.
(10) Roland Dorgelès, Vive la liberté ! (Albin Michel, 1937), p. 283.
(11) Robert Brasillach, La conjuration antifasciste au service du Juif, paru dans Je suis partout du 7 février 1942.
(12) Pierre Drieu La Rochelle, Notes pour comprendre le siècle (Gallimard, 1941), p. 27.
(13) Idem, Ils n'ont rien oublié ni rien appris, Je suis partout, 23 juin 1941.
(14) Par exemple ceux d'un Lucien Combelle, déclarant qu'il retrouvait, dans Les Décombres de Lucien Rebatet : «ses pitres ou pleutres ou imbéciles : les antifascistes, les curaillons, les conservateurs, les tâcherons de la plume, l'immense cohorte de médiocres, de vaniteux et de paltoquets», Scandale de la vérité, Révolution nationale, 15 août 1942.
(15) Nous ne voulons pas avoir honte de la France, Je suis partout, 11 décembre 1942.
(16) Il est ainsi très drôle de constater que, après le débarquement du 6 juin 1944, la presque totalité des journaux collaborationnistes s'est indignée du fait que des villes, des monuments et des peintures n'ont pas manqué d'être détruits, alors que Jean Anouilh pouvait écrire, au rebours de cette toute camusienne attention à la conservation de la beauté des paysages et des œuvres : «Je hais la guerre et je hais la violence : TOUT de la guerre et TOUT de la violence. Et je crois seulement que si les dérisoires moyens matériels des guerres précédentes avaient pu le permettre, il y a beau temps qu'il n'y aurait plus de cathédrales et que le massacre des pierres nous serait devenu aussi familier et naturel que celui des hommes» (in Les élites... Une déclaration de M. Abel Bonnard, Ministre-Secrétaire d'État de l'Éducation nationale, La Gerbe du 3 août 1944). Ajoutons, pour faire bonne figure, qu'il y a du maurrassisme dans l'écriture de Renaud Camus, surtout lorsque ce dernier s'extasie devant la beauté des paysages français saccagés par la laideur de la banlieue universelle. Rappelons ainsi que Mauuras, dont les goûts littéraires m'ont toujours semblé du plus haut ridicule, n'a pas manqué de saluer le centième anniversaire du très inconnu Émile Pouvillon, «prophète du Régionalisme sauveur» (comme l'est Renaud Camus en fin de compte), dont il évoquait dans L'Action française du 19 octobre 1940 avoir lu avec ravissement certains des livres que son Césette, Jean de Jeanne, Les Antibel ou encore Bernadette de Lourdes, «beaux livres où l'âme du pays flambe à tout bout de champ, tantôt dans la molle terre de labour et de pâturage, tantôt sur le roc nu et dur» (cité par l'auteur, page 327 de son livre).
(17) Marcel Déat, Bolchevisme et national-socialisme, L'Œuvre, 19 janvier 1943.
(18) Les interrogations de l'auteur sont nombreuses et belles, comme celle-ci : «Cette époque de détresse a entraîné des désarrois, des hésitations, des contradictions, des glissements inconscients, des mûrissements lents. En retrouvant l'épaisseur du temps, on voit certes de l'opportunisme et des lâchetés horribles et trop nombreuses, mais on voit plus encore une terrible recherche angoissée, une recherche qui ne savait pas ce qu'elle cherchait» (p. 332).
(19) À ce titre, le réquisitoire de l'auteur contre l'antisémitisme forcené de l'Action française est accablant et toujours fondé sur le rappel d'innombrables textes : «L'ensemble des attaques est d'une extrême violence. Les héritiers de l'Action française atténuent l'antisémitisme maurrassien; que leur mémoire soit déformante ou qu'ils réécrivent volontairement l'histoire est secondaire : sans jamais faiblir, ce journal [L'Action française], Maurras en tête, a appelé à interdire, proscrire, déporter. Jugeant les juifs «inassimilables», le journal appelait à l'«unité» : rendre «la France aux Français» (p. 321).
(20) Je me demande si l'état d'esprit de la communauté des parias que composent ces auteurs ne pourrait pas s'expliquer, non seulement par des accointances évidentes avec l'extrême droite, laquelle se distingue, selon Robert Poulet (Les «récupérateurs» à l'ouvrage, in Écrits de Paris, octobre 1980, p. 86) par «un éloignement, une méfiance et une ironie à l'endroit des zones moyennes de l'humanité», mais aussi par une espèce de pose esthétique, comme dernier rempart face à la barbarie, dans l'attente de l'envahisseur avec lequel il faudra bien collaborer une fois qu'il aura pris le pouvoir (car ces auteurs, Millet, Camus et consorts, souvenons-nous en, sont avant tout des lâches), ou bien dans l'attente de la mise en place, au sein même de la France comme l'a magnifiquement imaginé Julien Capron dans Amende honorable, d'un pouvoir fort voire dictatorial, dont elle attend plus ou moins secrètement la survenue. Politique fiction me diront-ils... Oui, sans doute, mais qui sait ? Une belle évocation littéraire de ce climat propre à la Libération est donné par Michel Déon par ses Poneys sauvages.
(21) Cette belle formule pour décrire celui qui fut son ami, Armand Petitjean, est de Claude Roy, dans Moi je cité par l'auteur, p. 352 de son livre.
(22) Exceptions qui, si elles existent, ne peuvent être évoquées que par de grands écrivains. J'ai été heureux de voir que Jeannine Verdès-Leroux tenait en haute estime La Plage de Scheveningen de Paul Gadenne (cf. pp. 483-4).

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