Benito Cereno de Herman Melville (25/01/2014)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
benito 1.JPGC'est à partir de Mardi ayant paru en 1849 que Jean-Jacques Mayoux estime que Melville, auquel il consacre un des chapitres de ses Vivants piliers, est devenu «un symboliste pleinement conscient, nourri à l'école allégoriste et poursuivant dans le monde ce [qu'il a] appelé l'interrogation des signes» (1). Mayoux poursuit son propos par une notation qui convient parfaitement à la nouvelle Benito Cereno publiée en 1855 et qui, à la différence de l'ambitieux mais par trop digressif em>Mardi, intègre parfaitement la fluidité d'une narration en apparence parfaitement banale avec l'évocation de trouées dans un univers mystérieux qu'il s'agit de déchiffrer, sans pour autant que nous parvenions à lire un message dont le sens serait obvie : «Le grand effort de Melville et sa marque c'est d'affirmer d'abord le mystère irréductible du monde, que l'homme pourtant s'efforce sans cesse de s'assimiler» (2), cet effort d'assimilation passant par «un style caméléonique et mimétique, se modelant sur la réalité en cause ou en cours, et donnant d'elle une image hiéroglyphique» (3).
Cette image de la réalité toujours rétive à se laisser lire, donc déchiffrer, est inquiétante, d'abord parce que Melville, quelques lignes seulement après avoir commencé l'histoire vue par les yeux du placide capitaine Amasa Delano (4), écrit, parlant d'oiseaux gris volant au-dessus de la mer, qu'ils sont «inquiets, côtoyant des nuées de vapeurs grises, inquiètes, auxquelles ils se mêlaient», puis clôturant mystérieusement cette description par cette remarque à valeur de sentence qui enténèbre plutôt qu'elle n'éclaire l'histoire, qui d'ailleurs jamais ne parut très claire aux yeux de ses innombrables commentateurs : «Ombres présentes, présages d'ombres plus sombres dans le futur» (5). Joseph Conrad, évoquant les ténèbres amoncelées au-dessus de La Tamise dans Cœur des ténèbres, n'aura sans doute pas oublié la leçon subtile de Melville.
Ce n'est bien évidemment pas la seule notation ou image inquiétante dont Melville sature sa nouvelle puisque, quelques lignes seulement après notre premier extrait, nous trouvons une comparaison rapprochant le soleil, «voilé par les mêmes nuages bas et rampants», qui n'est pas sans luire «comme l’œil unique et sinistre d'une intrigante de Lima lorgnant la Plaza à travers l'ouverture pratiquée dans sa sombre saya-y-manta» (p. 62, l'auteur souligne).
Puisqu'il s'agit de déchiffrer la réalité interlope, grise, à laquelle Delano est confronté, mais aussi, surtout, le narrateur qui sans cesse se permet de pallier les manques intellectuels du capitaine et de poser les questions qu'il faut se poser, et de mener les raisonnements corrects que Delano ne tient qu'imparfaitement, tout est dans ce texte affaire de regard et de déchiffrement.
Curieux regard d'ailleurs, qui semble voir plus que la réalité même n'offre à la vision, qui la déchiffre par le biais d'images, de comparaisons et de métaphores nombreuses, souvent religieuses (6) et qui pourtant ne voit rien, joue même de sa cécité : «Mais la principale relique de cette grandeur passée était cette pièce de poupe en forme d'écusson, dont l'ovale majestueux était gravé aux armes de la Castille et du Léon savamment entrelacées, entourées de médaillons représentant des motifs mythologiques et symboliques, avec, en haut et au centre, un satyre noir, masqué, le pied posé sur le cou prostré d'une figure contorsionnée, également masquée» (p. 65).
Cette cécité redoublée, ce masque sur le masque en somme rejoint la thématique de l'imposture, que le capitaine Delano (à moins qu'il ne s'agisse du narrateur qui semble l'accompagner, comme un personnage invisible, sur le pont du navire qu'il arpente, interrogeant du regard ce qui l'entoure et tentant de déchiffrer le moindre signe (7)) soupçonne plus d'une fois, l'image du masque étant de nouveau utilisée à propos de Benito Cereno lui-même : «L'homme était un imposteur. Quelque aventurier de basse race, paradant sous le masque d'un grand seigneur de l'océan" (pp. 88-9). Ailleurs, le capitaine Delano, nous dit le narrateur, ne peut résister «à l'idée saugrenue consistant à voir dans le Noir un bourreau, et dans le Blanc, un homme au billot». Mais c'était là, ajoute l'auteur immédiatement, «l'une de ces fantaisies capricieuses qui apparaissent et disparaissent en un clin d’œil, et dont l'esprit le mieux réglé ne saurait sans doute point toujours se garder» (p. 120).
Rien n'est donc certain et l'innocence, après tout, rejoint la culpabilité selon le narrateur, comme le Noir rejoint le Blanc, tous deux inextricablement mêlés sur le navire (cf. p. 124, ou encore p. 127, où ce sont les deux sangs qui se mêlent), Benito Cereno n'étant pas aussi bon qu'il semble et Babo point aussi maléfique qu'on le suppose, comme Judas rejoint le Christ pour le trahir (cf. p. 137), ce même narrateur employant, sans doute pas par hasard, l'image du sceau lorsqu'il affirme ainsi : «de même que chaleur et froid intenses, malgré leur différence, produisent des sensations semblables, de même, innocence et culpabilité, lorsqu'elles s'associent accidentellement à la souffrance mentale, pour imprimer une empreinte visible, usent un seul sceau – celui de la dévastation» (p. 100).
La scène cruciale de la nouvelle est toute proche, où le capitaine Delano vient au devant d'un «vieux marin assis en tailleur», ayant «les mains encombrées de cordages qu'il assemblait pour faire un nœud imposant». Voyons quelle étrange description l'auteur nous donne de ce nœud selon toute logique impossible à réaliser, et qui a donc valeur symbolique, tout comme la réponse que donnera le vieux marin à la question que lui posera le capitaine Delano peut être comprise à l'instar d'une formule incantatoire : «Pour ce qui était de son enchevêtrement, il n'avait jamais vu pareil nœud sur un navire américain, ni à vrai dire sur aucun autre. Le vieillard ressemblait à un prêtre égyptien en train de fabriquer des nœuds gordiens pour le temple d'Ammon» (p. 106).
C'est alors qu'a lieu cet étrange dialogue, qu'on dirait être de nature parabolique :
«Qu'êtes-vous en train de nouer là, mon brave ?
- Le nœud, répondit l'autre brièvement, sans lever la tête.
- Soit; mais dans quel but ?
- Pour qu'un autre le débrouille, murmura le vieillard, en guise de réponse, faisant courir ses doigts de plus belle, le nœud étant maintenant presque achevé" (p. 107), à la suite de quoi le vieillard lance le nœud complexe qu'il a assemblé au capitaine Delano, en lui disant : «Débrouillez, tranchez, vite» (ibid.).
Les sceaux continuent de se briser puisque c'est ensuite le «linceul de toile enveloppant» l'étrave du navire qui se révèle soudain, «tandis que la coque blanchie se tournait vers le large, la Mort en guise de figure de proue, sous la forme d'un squelette humain, commentaire de craie aux mots de craie tracés en contrebas : Suivez votre chef» (p. 142, l'auteur souligne), ce squelette, savamment, monstrueusement préparé par les Noirs dirigés par le maléfique Babo ayant curieusement remplacé «l'effigie de Christophe Colomb, l'inventeur du Nouveau-Monde» (p. 154), comme si Melville voulait signifier la réalité d'un Mal s'étendant non seulement à tous les lieux de la planète mais à toutes les époques.
La déposition elle-même que Benito Cereno fera aux autorités chargées de recueillir des explications sur son aventure sera qualifiée par le narrateur de «clef pour pénétrer les rouages compliquée qui l'ont précédée», la coque du bateau, «tel un caveau dont le vantail serait poussé», étant «à présent ouverte» (p. 165) et cette ouverture ne révélant rien d'autre que la Mort, celle de Benito Cereno qui ne tardera pas à s'éteindre, alors même qu'il n'a pas trente ans, l'homme rejoignant pour y mourir, trop ébranlé par son aventure et surtout bien incapable de l'oublier (cf. p. 167), «le monastère du mont Agonia» (p. 164), et cette ouverture du secret, cette résolution de l'énigme, révélant le Mal, la tête de Babo qualifiée bizarrement de «ruche de subtilité» étant «fixée sur une perche dans la Plaza» et soutenant le regard des Blancs qui plongent à la fois sur l'église Saint-Bartholomé où reposent «les os recouvrés d'Aranda» (qui sont ceux composant la sordide figure de proue que nous avons indiquée) mais aussi, «par-delà le mont Rimac, le monastère du mont Agonia, dans lequel, trois mois après avoir été renvoyé par la Cour, Benito Cereno, porté en terre, ne manqua point, cette fois, de suivre son chef» (p. 168), cette dernière image purement cinématographique (8) évoquant merveilleusement la ligne subtile, infiniment contorsionnée, qui unit la perversité à la bonté, la lumière aux ténèbres, Don Benito Cereno à Babo.

Notes
(1) Jean-Jacques Mayoux, Vivants piliers. Le roman anglo-saxon et les symboles (Julliard, coll. Les Lettres nouvelles, 1960), p. 66.
(2) Ibid., p. 70, l'auteur souligne.
(3) Ibid., p. 81, l'auteur souligne.
(4) Rappelons que Melville s'est inspiré du récit, publié à compte d'auteur par Amaso (et non pas Amasa) Delano en 1817, à Boston, intitulé Relation de croisières et de voyages dans les hémisphères Nord et Sud, comprenant trois voyages autour du monde, ainsi qu'un voyage de reconnaissance et de découverte dans l'océan Pacifique et les îles orientales. Amasa Delano, rappelons-le, est le capitaine d'un navire qui s'appelle le Bachelor's Delight, soit le Ravissement du célibataire.
(5) Herman Melville, La Véranda. Benito Cereno. Le marchand de paratonnerres (traduction et édition de Jean-Pierre Naugrette, Flammarion, coll. GF, 1991), p. 61. Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(6) «On eût dit que sa quille avait été posée, sa membrure assemblée, et lui-même [il s'agit du navire sur lequel Delano est monté] lancé depuis la Vallée des Os Secs d’Ézéchiel» (p. 64). Ailleurs, il est fait mention du célèbre épisode du songe de Nabuchodonosor (cf. p. 130). Bien des comparaisons établissent encore des rapports entre les membres du navire et des religieux, «Frères noirs» (p. 64), frères mendiants «de l'ordre de saint François» (p. 78) ou encore, sans autre précision, «frères mendiants» (p. 117). Remarquons en outre que le terme benito signifie béni en espagnol et, bien sûr, en guise de prénom, il équivaut à Benoît.
(7) Signes encore que cette «signification cachée» que Delano croit lire dans le regard qu'un jeune matelot échange avec des hommes du navire qui chuchotent, «comme si, tels des signes maçonniques, de silencieux signaux avaient été instantanément échangés» (p. 92).
(8) Ce n'est sans doute pas sans raisons que Jean-Pierre Naugrette qualifie ainsi Melville comme étant «l'écrivain de l'optique» (op. cit., p. 31).

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