L’image de cinéma chez Deleuze : sa nature et ses vertus, par Gregory Mion (23/01/2014)

Crédits photographiques : Mathieu Candaele.
«L’art, dit-on, est le règne de l’apparence, de l’illusion, et ce que nous appelons beau pourrait tout aussi bien être qualifié d’apparent et d’illusoire.»
G.W.F. Hegel, Esthétique.

«La réception des œuvres d’art se fait avec divers accents, et deux d’entre eux, dans leur polarité, se détachent des autres. L’un porte sur la valeur culturelle de l’œuvre, l’autre sur sa valeur d’exposition. La production artistique débute par des images qui servent au culte. On peut admettre que la présence même de ces images a plus d’importance que le fait qu’elles soient vues. L’élan que l’homme figure sur les parois d’une grotte, à l’âge de pierre, est un instrument magique. On l’expose sans doute aux regards des autres hommes, mais il est destiné avant tout à des esprits.»
Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.

«Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais.»
Saint Augustin, Confessions.


Depuis L’image-mouvement (1983) et L’image-temps (1985) de Gilles Deleuze, il n’est plus vraiment possible d’étudier le contenu et la conformation du cinéma sans au moins procéder à un détour deleuzien, c’est-à-dire un détour philosophique. Peut-être aussi que cela sous-entend une complète réforme de méthode, pour le plus grand plaisir ou le plus grand soupçon de ceux qui commencent dans les études cinématographiques, ce qui n’est pas sans provoquer du contentement, des désillusions, des colères, et, pourquoi pas, le plus important au final, d’improbables consolations. Certes le film en tant que tel pourra conserver ses affinités et ses langages, celles et ceux qu’on aura débusqués au cours d’un exercice de lecture pluridisciplinaire ou d’analyse sémiologique, mais il n’en sera pas moins le lieu d’une intrusion vers quelque chose de plus aigu, le lieu pour ainsi dire d’une majoration des facultés qui prend le nom d’«empirisme supérieur» dans le corpus deleuzien. Il faut donc se demander ce que suscite le cinéma quand on cherche à joindre sa dynamique au travail d’une production conceptuelle qui, à l’origine, dépend du philosophe. En outre, une fois que cette alliance entre le cinéma et la philosophie se sera légitimée, il faudra comprendre les fonctions de l’empirisme supérieur, ses destinations et ses bénéfices, que ceux-ci nous enrichissent ou nous déroutent. C’est ce que s’est imposé Serge Cardinal (1), dont la réflexion consulte l’ensemble des œuvres deleuziennes, au premier rang desquelles on retrouve sans surprise la prédominance de L’image-temps, point d’aboutissement d’une pensée des images, point d’ancrage des images pensantes.
On justifiera d’abord les rapports du cinéma et de la philosophie à travers un partage d’inquiétudes communes. Parmi ces inquiétudes, l’une des plus saillantes concerne la question de la représentation. Au sens premier, le repraesentare latin signifie un «rendre présent». Ce processus de mise en présence permet de porter à la sensibilité des phénomènes ou des actions absentes, sinon des choses qui ne sont pas immédiatement montrables ou qui ne pourront plus être montrées. La représentation est par ailleurs tributaire de ce qui fait écran lorsqu’elle manœuvre : c’est éventuellement l’œil de la caméra, le récit d’un personnage témoin d’un meurtre, la mémoire imaginative de celui qui voyage dans ses souvenirs rêvés, bref autant de moyens de ramener le lointain à la présence et qui s’accommodent d’une allure d’organe-obstacle, faisant de la représentation une image aussi bien sincère que possiblement fragile. Aussi la représentation, en tant qu’elle renvoie à l’idée d’une seconde présentation, est susceptible de trahir la vérité de ce qu’elle instancie, d’où l’écart qui se creuse entre les véritables puissances de l’objet investi et l’image qui en découle au moment du «représenter». Au cinéma, cet écart interroge la distance entre la réalité d’un objet et la nature de son devenir une fois qu’il est posé sous l’objectif de la caméra. En philosophie, on parlera d’unité de connaissance entre l’absent et le présent, de la façon dont la vérité se transfère d’un temps à un autre, interrogeant en filigrane l’endurance de la pensée et la résistance des perceptions. À lui seul, ce faisceau de problèmes scelle les relations du cinéma et de la philosophie.
Avec Deleuze, c’est le «mouvement» et le «temps» qui font office de notions privilégiées pour saisir l’activité primordiale des images. Par conséquent, au lieu de réfléchir d’abord aux conséquences épistémologiques de la représentation, Deleuze suggère de recommencer l’expérience originaire à laquelle nous confronte le cinéma. Au sens brut, le cinéma nous encourage à nous précipiter dans les images sans les charger de coordonnées ou d’intentions. Philosophiquement, cette posture induit que le mouvement échappe à des critères de position, tout comme le temps doit s’extraire de sa mathématique afin d’atteindre la profondeur d’une durée. Les images deviennent alors des seuils d’excitabilité qui outrepassent le champ des actions concentrées sur nos besoins. Nos perceptions changent de cap : il ne s’agit plus de les calibrer en vue de concevoir un maximum d’utilité dans nos actions ultérieures, il s’agit au contraire de percevoir pour percevoir, d’accepter l’insoutenable tautologie de cette activité gratuite. Ainsi sera-t-on capable d’affirmer que les images «suscitent» le concept, qu’elles entretiennent moins un lien de parenté avec le profitable ou l’efficace qu’avec la naissance d’une pensée et la restructuration probable, et même souhaitable, de nos valeurs absolues.
Il suit de là que le mouvement et le temps peuvent être définis comme des manifestations pures dont l’image est le corrélat, en quoi le cinéma se transforme en lieu d’amplification de nos facultés, nous invitant à cerner les dispositions d’un empirisme supérieur. En d’autres termes, le cinéma peut se dire à l’instar d’un arbitre des perceptions pures, se faisant le médiateur de nos idées les plus tenaces avant de se faire le justicier de nos sensations directes. Pour y parvenir, il adoptera des intelligences qui savent parler autrement à nos yeux et nos oreilles, il fomentera des situations qui nous instruisent d’un envers du visible. S’il faut représenter, le cinéma, de préférence, ne s’engouffrera pas dans les espaces laissés vacants par les portes ouvertes; il préfèrera supposer une contiguïté entre plusieurs natures hétérogènes, c’est-à-dire qu’il pourra par exemple montrer la mort sans le cadavre, dire l’enfermement ailleurs que dans une prison, jouer le coït hors des gesticulations explicites de celui-ci, comme si, en fin de compte, nos sens devaient procéder au désapprentissage de toutes les sensations acquises au cœur du monde factuel, ceci afin de retrouver l’extrême pureté des phénomènes, ou du moins les conditions de possibilité d’une pratique du réel qui ne serait plus fondée sur un espace hodologique.
Conformément à cela, le régime de vérité des images, une fois qu’il s’est affranchi de ces sensations, traite moins d’une valeur objective de la représentation que d’une capacité de falsification positive. Après les créations louables d’un cinéma de la rationalisation des sens qui a plus ou moins culminé jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, particulièrement avec Eisenstein, Deleuze indique les dimensions d’un cinéma qui se dresse dans le temps pur de la durée, en plein centre de l’instabilité du devenir, compromettant de la sorte les manifestations du vrai en tant que discours organisé. On n’exprime donc plus une retranscription de la vérité, ni même la prolixité d’une pensée qui viendrait s’étoffer et se modeler dans l’image filmique, mais plutôt la vérité du cinéma, un «cinéma-vérité» pour parler comme Rouch, où l’image fabule jusqu’à conférer à l’événement qu’elle traduit une contenance propre, indépendante d’un modèle formalisé par telle ou telle appréciation encyclopédique. Ce qui importe désormais, c’est la construction progressive du «vrai», et surtout que la vérité puisse se construire à travers la participation informelle du «faux», engageant des séries de détours et d’amendements, comme pour nous révéler à quoi ressemblent nos habitudes réelles dans un monde trop vite structuré ou trop rapidement soumis à un mode de pensée.
De ce point de vue, le cinéma propose un genre de conversation informelle et pourtant ambitieuse avec nos sens, les incitant à identifier ce qu’il y a d’éminent en eux, c’est-à-dire ce qui nous rend dignes de penser au lieu de calculer les coûts et les bénéfices de nos actions, occasionnant en nous une forme de sagesse antédiluvienne. Ceci étant, poser que le cinéma constituerait une illustration recevable de la discussion socratique serait un parti pris, néanmoins son exigence de réfutation a quelque chose de semblable à ce qu’un dialogue avec Socrate implique : la saisie parfois honteuse de nos contradictions, puis le choix de tester d’autres hypothèses au lieu que de perdurer dans la voie de l’opinion. C’est tout le sens du passage de l’image-mouvement à l’image-temps, bien que les deux s’entre-nourrissent : l’image-mouvement habite un espace organiquement descriptible et immédiatement saisissable, elle stipule une configuration du visible sans pour autant tout relater, tandis que l’image-temps met en évidence ce que la représentation de l’image-mouvement laisse à l’état de présentation actuelle. L’image-temps, en corollaire, rend compte de «conjonctions virtuelles» qui facilitent la concordance des temps. À ce titre, elle investit le mouvement dans un rapport à la fois non chronologique et non mécanique. Ainsi les images transportent en elles l’enveloppement de toutes les couches de la temporalité, produisant un registre de différences instructives. Les images soulignent des intensités, des rapports de forces et des frictions à la place d’insister sur des disparités formelles. L’image évolue donc comme une «tendance» à caractériser la différence : «L’image-temps, comme tendance, est la différence de soi avec soi : passé qui coexiste avec soi comme présent, coexistence de toutes les nappes de passé, simultanéité des pointes de présent, etc. C’est cette différence interne qui rend possibles les différences externes; le pouvoir de faire la différence étant du côté de l’image-temps, elle comprend de jure sa différence avec l’image-mouvement et même la distinction des régimes de l’image-mouvement : l’universelle ondulation de la matière-écoulement est l’un des degrés de différence du temps» (p. 121).
Toutefois la différence sous-tendue par les images ne plaide pas en faveur d’un dualisme entre ce que révèlerait l’image-temps et ce qu’apporterait l’image mouvement. S. Cardinal attire l’attention sur la générosité d’un «monisme» des images : «[…] Sur le plan de l’histoire du cinéma, l’image-mouvement précède l’image-temps, mais, sur le plan des conditions transcendantales ou des tendances, l’image-mouvement n’est qu’un degré actualisé ou une différenciation de l’image-temps. C’est en s’altérant elle-même que l’image-temps produit son autre, l’image-mouvement. (ibid.).
Puisque le cinéma moderne s’effectue dans la durée (cinéma-vérité) et non au travers d’une juxtaposition de segments temporels (le temps mesurable qui se confond dans l’espace métrique), l’imagerie deleuzienne simplifie d’une part la régénération de nos façons de voir et d’entendre, et d’autre part elle produit une source inépuisable de sensations dans la mesure où elle évalue des forces vives, abandonnant la prestation d’une expertise formelle ou d’une lecture analytique. Après tout, l’œuvre d’art comme matériau infini de sensations n’est autre que la définition préférentielle d’un objet artistique, mais encore fallait-il se donner les moyens d’y raccorder le cinéma. Car le cinéma n’a pas toujours été le préambule d’une expérience significative où les sens devaient entrer en contact avec l’authenticité du temps. On a pu naguère le percevoir pendant la course effrénée vers le progrès, symptôme d’une modernité qui pensait assouvir les promesses d’un monde fossilisé, notamment quand le cinéma a servi les intérêts de la propagande. À ce moment-là, il était compliqué de distinguer dans l’image cinématographique une dialectique unanimement créatrice. On s’attachait davantage à repérer l’influence des autres arts sur le cinéma, comme si ce dernier n’était pas encore prêt à fonder son autonomie, réduit momentanément à la valeur d’un instrument de reproduction, victime de sa jeunesse et de son absence relative de direction esthétique malgré les énergies théoriques d’un Eisenstein ou d’un Vertov (2).
C’est vraiment l’après-guerre et l’actualisation de l’épouvante concentrationnaire qui ont engendré une «scission» générale des représentations, en l’occurrence un véritable schisme culturel, que ce soit dans l’opinion publique ou dans la pratique des arts. Les atrocités de la guerre, en définitive, ont offert des résolutions et des programmes aux arts qui cherchaient tacitement à se relancer, ou du moins à réorienter quelques-uns de leurs principes fondateurs. L’étourdissement successif à la découverte des camps était tel que les images entraient désormais au cœur du débat, tant et si bien qu’elles semblaient appeler à leur prolifération pour ne plus jamais s’absenter de la scène intellectuelle. Dans le même temps, les charniers du nazisme présupposaient des limites morales : on interrogeait les devoirs de la représentation, on se demandait ce que pouvait le cinéma dans de telles conditions, exigeant en creux la refondation du rôle de l’image. Les créateurs de tous bords ressentaient l’urgence d’exprimer la part incommensurable du réel car, à la suite de l’Holocauste, la notion d’imprescriptible sous-entendait certains défis dans les manières de dire et de montrer, mais de juger aussi. Parallèlement au besoin de multiplier le texte du réel après le choc de la Seconde Guerre mondiale, sans doute pour mieux en restituer la texture, l’écriture cinématographique a gagné en consistance, le cinéma a de nouveau inondé l’espace public après la déferlante Welles, pour ne citer que lui et son génie instinctif. Ce n’était plus alors la littérature qui imposerait ses codes, mais le cinéma qui dictait à la littérature des stratégies de dynamisation du texte. En tant que «texte incitable» et «introuvable», pour reprendre les expressions de Bellour, le cinéma se signalait comme le lieu de la découverte des conditions de la nouvelle image. Quelque chose comme la «cinécriture» (Varda) commençait même à entrer en résonance.
On peut cependant schématiser les missions successives du cinéma afin de mieux le situer dans ses forces, ses inconstances éventuelles et ses inventions (pp. 124-5). Dans un premier moment, le cinéma fut l’occasion d’un enjolivement de la Nature. C’était l’ère d’une recension encyclopédique du monde. Au milieu de ce décor épistémologiquement chargé, le cinéma traquait l’homme et celui-ci pouvait à son tour refléter le tout-organique de la Nature par l’intermédiaire de son «image privilégiée». Ensuite, le totalitarisme a fait bifurquer l’organicité du monde en déchirant la figure de l’homme. Le mot d’ordre n’était plus de sublimer la Nature et de la supporter dans ses extensions décoratives, mais de la «spiritualiser», d’en récupérer les survivances et les facteurs de rémission, si bien qu’il a littéralement fallu apprendre à lire les images au-delà des pouvoirs de l’apparaître. Somme toute, il a fallu arranger un itinéraire de lisibilité dans un monde, une pédagogie du regard où les «possibilités en mouvements et en intensités» préfiguraient l’avènement d’un nouvel esprit. Enfin, les progressions techniques du cinéma, adjointes à celles de la télévision, ont favorisé un contexte de rivalité avec la Nature, «faisant de l’image même une nature naturante.» Loin d’une pédagogie des perceptions et d’une vérification exhaustive des données du monde, le moment de la technique introduit une ergonomie restrictive du regard, un endormissement des capacités cérébrales, ce qui aboutit nécessairement à une société de contrôle où règnent les lois discrètes de la biopolitique, flanquées de tous leurs dispositifs de domestication des corps. En outre, quand l’œil subit l’anéantissement en fonction de ce qu’on lui donne à voir, on entre dans une situation critique où «l’image-action [capture] l’image-cerveau et la [re-territorialise] sur sa ligne la plus dure, l’automatisme des schémas d’action». Cela est évidemment indigne d’un cinéma qui voudrait aiguillonner le cerveau vers les pentes ascendantes de ses pouvoirs. Le programme de l’image-temps, c’est de faire en sorte que le cerveau puisse être chaque fois embryonnaire vis-à-vis des sources inépuisables captées dans les images. Autrement dit, le cinéma revigore le cerveau en conjurant le spectre de «l’œil vide». Le cinéma réussit ce tour de force en valorisant la plénitude iconographique. Ceci étant, l’accomplissement de cette plénitude passe par l’idée positive d’une «rupture du schème sensori-moteur».
Par schème sensori-moteur, il faut entendre le paradigme d’une manière de sentir le monde, c’est-à-dire un écho de ce que le sens commun raconte lorsqu’il hiérarchise les impressions sensibles recueillies par le corps. Rompre avec cette accessibilité élémentaire du monde, c’est non pas se détourner du réel en brandissant l’espérance d’un arrière-monde, c’est au contraire ajouter à nos vécus respectifs la possibilité d’expérimenter le vivre. À proprement parler, la rupture du schème sensori-moteur est moins une dépossession qu’un additif d’ordre supérieur : «La rupture du schème sensori-moteur ne signifie pas seulement que le personnage et le spectateur ne sont plus capables de certaines choses, auquel cas le schème ne serait que défaillant ou relâché, mais aussi, et pour les mêmes raisons, qu’ils sont capables désormais d’autre chose. Si l’irruption de la situation optique et sonore fait événement, c’est qu’elle ne clôt pas une époque de la perception, de l’affection et de l’action sans inaugurer une autre qui donnera un nouveau sens à ces trois facultés» (p. 135).
Il est donc question d’une vision et d’une audition visitées par ce qui fait événement dans l’image. À certains égards, c’est l’instant où la monade ouvre ses portes et ses fenêtres pour entrer dans un mode d’être qui apprend à recevoir le fait primitif de la différence. Une brèche se creuse sur l’organicité de l’image-mouvement, ramenant à la surface tout le régime de variation qui sous-tend cette organicité. La répétition de la matière-écoulement, par-delà sa redondance, ne cesse d’annoncer ce qui revient différemment, un peu comme si l’objet le plus banal se représentait en étant chaque fois accompagné d’une ombre insolite qu’il conviendrait d’estimer, comparable à un readymade auquel on associerait tous les jours un jeu de lumière différent. Peut-être s’agit-il ici d’une injonction à se saisir de l’inédit au sein de ce qui a pourtant l’air de se manifester dans l’ordinaire. Ce serait alors dans la plus grande prévisibilité que naîtrait la nouvelle époque de la perception, une époque, rappelons-le, corrélative à la crise du schème sensori-moteur. L’événement aurait en ce sens un fondement négligeable et son irruption serait discrète. Reste à savoir comment cerner la notion d’événement dans cet ordre d’idées.
En premier lieu, en tant qu’il instaure une optique et une acoustique d’exception, n’oublions pas que l’événement modifie les trois mandats de la subjectivité – perception, action, affection. À partir de là, cependant, rien ne nous indique que l’événement doive être violent pour en être un – ce serait un contresens fâcheux que de le penser. En effet, la violence entraînerait une paralysie et plutôt que de cristalliser la subjectivité, elle la détruirait et l’inciterait à se retirer du champ perceptif. Le type de violence auquel se réfère Deleuze concerne le jaillissement d’une intensité (p. 146). Ce profil de la violence est limité dans le temps car il propose des images insoutenables au sens où celles-ci sont étrangères à l’institution subjective de base. Dans le cas de cette violence, l’image n’a plus d’aspérités immédiatement pratiques, elle s’est enrichie en faussant la donne, elle s’est vitalisée en dégénérant.
Néanmoins la falsification et la dégénérescence relatives d’une image incite au dialogue empiriquement supérieur parce que tout ce qui apparaît en première instance est vraisemblablement indigne qu’on y accorde le moindre intérêt – songeons par exemple aux natures mortes d’Ozu, voire à la passion de Loach pour les sociétés désaffectées, lesquelles se retranscrivent dans des intérieurs immondes de banalité. Or, comme on aime l’affirmer, c’est bien parce que Socrate était laid que sa présence nous propulsait directement vers un dialogue consistant. On rejoint en quelque sorte ici la dimension réfutative de l’image. Celle-ci provoque chez le spectateur une correction subjective ainsi qu’un réacheminement de son «drame éthique». Au vu des exemples que nous avons cités, est-ce à dire que l’événement cinématographique habite un ordinaire inépuisable ? C’est forcément le cas si on le pense dans les termes d’une irruption qui modifie la représentation de l’actuel tout en continuant à se régénérer dans le virtuel. L’événement fait coexister l’acte et la puissance d’une image sans encourager l’esbroufe d’une réalisation habile ou la prodigalité d’un plan-séquence. L’événement ne dure pas une éternité, c’est à nous de le saisir et de le comprendre derechef lorsqu’il fait retour au plan suivant, coloré d’une ombre différente et chargé d’une laideur, d’une difformité ou d’une aberration qui ne disent pas leur nom. Ainsi l’événement est sempiternellement autre; il dissipe le semblable afin de prélever l’impermanence de la différence.
En second lieu, nous avons la confirmation que l’événement, en plus d’être vécu dans la rupture du schème sensori-moteur, constitue une échancrure dans la trame globale du devenir. La fugacité de l’événement le contraint à n’avoir que le surgissement pour mode d’existence. On aurait presque besoin d’une accidentologie pour cerner l’événement, toutefois c’est le cinéma qui se saisit de l’accident événementiel en vue de le réintégrer, si possible, à l’intérieur d’un système causal. En outre, la causalité dont on parle maintenant n’a rien de commun avec les coordonnées d’un espace classique où l’action est dominée par un calcul des intérêts. L’événement cinématographique s’inscrit plutôt comme une condition de possibilité pour nous réorienter dans la durée du temps non chronologique. Cette conception est très voisine d’un sentiment messianique. Si le Christ impose l’intégration d’une Loi inédite, l’événement au cinéma introduit du «jeu» dans la subjectivité. L’événement est tel qu’il incorpore en nous un «dérèglement de tous les sens» rien moins que rimbaldien, inaugurant tant chez le personnage que le spectateur une faculté de «voyance» qui réinscrit la perception au cœur d’une substance pensante (res cogitans), après justement que nous avons assimilé la finitude de la substance étendue (res extensa). En reformulant, on obtient que l’événement suscite un acte de pensée non prédéterminé, et ce faisant, il pourra possiblement nous faire réviser l’articulation générique de nos perceptions, en nous ayant montré au préalable les richesses de la durée, fût-ce dans l’extrême particularisme de l’ordinaire, telle la caméra de Zviaguintsev qui filme la pluie et le coulis d’un ruisseau dans Le Bannissement. En conséquence, c’est l’événement qui précède l’agitation de la pensée et non l’inverse. N’importe quelle approche deleuzienne doit toujours avoir à l’esprit que le concept est «suscité» par l’image dès lors qu’on positionne la philosophie dans l’environnement du cinéma. Si la construction du concept devançait l’image, alors nous n’aurions qu’une application de vaines analogies, nous ne ferions que dupliquer des systèmes en dépit du fait que les images contiennent une pensée sui generis. C’est pourquoi J. Aumont a parfaitement raison quand il attribue aux films la faculté de penser.
Il manque toutefois à ces pouvoirs de l’image un personnage pour les endurer. Nous avons évoqué la figure du voyant; il faut à présent l’affiner. D’abord, à propos de la faculté de voyance, soyons vigilants. Est-ce à dire que toutes choses deviennent visibles, que les forteresses ontologiques s’écroulent, qu’une autre science se laisse pressentir ? En aucun cas. L’objet de cette nouvelle «physique» induite par l’image de cinéma consiste à promouvoir la rentabilité d’un espace spirituel qui était jusqu’à présent comme en veilleuse, brouillé derrière une pratique consensuelle des images, ou bien encore ralenti par une ascendance de la subjectivité. La conséquence accessoire de cette nouvelle promotion de l’image est que l’on réussit à emmagasiner des lois inédites à l’égard des images, justement parce que nous ne leur avons rien assigné de prélogique. Puisque notre pensée est déclenchée par l’image, elle se redécouvre, elle se met en position de voir au-delà du filtre actanciel.
Ceci transfigure complètement le mandat de l’acteur : il ne perd pas forcément son rôle d’actant, cependant il l’augmente en vertu d’une clause de voyance. L’effet immédiat est que l’action est différée par la qualité intensive d’une vision. Du point de vue du spectateur, on pourra dire que sa réaction se reporte au profit d’un discernement hallucinatoire (pp. 224-225). En repoussant les catégories standards de la physique, l’image qui suscite la vision voyante se charge d’une vertu de prudence (phronêsis). Il s’agit d’une prudence préalablement intellectuelle, une gratification noétique qui empêche les jugements péremptoires et conséquemment les actes à l’emporte-pièce. On s’approcherait dès lors de la «raison juste» que prônait Aristote, une raison qui entrait en scène dès l’instant où l’on devait se prononcer sur ce qu’il était convenable de faire dans l’optique d’une sauvegarde de l’humanité. En d’autres termes, la vision contemporaine d’une rupture du schème sensori-moteur impulse un autre genre de description du monde, ne serait-ce que parce que le monde a provisoirement quitté l’espace des valeurs communes. Cette description, nous l’appelons «description cristalline», et elle est fondée sur l’image-cristal. Cette description cristalline est encore un acte de générosité parce qu’elle a su s’engager en situation d’ignorance. La falsification contemporaine de l’image-cristal induit un degré d’ignorance dont le dessein suppose une reconstruction patiente du «vrai». Savoir au début que nous ne savons rien, mais qu’une partie du mystère peut se déplier au contact d’une image pas tout à fait alléchante à cause de ses «aberrations» intrinsèques, c’est une posture de pensée proche de la méthode socratique. Pour le dire autrement, «l’empirisme supérieur» n’est accessible qu’à celles et ceux qui peuvent prétendre ne rien savoir des images avant que ces dernières ne les hallucinent. C’est la raison pour laquelle le «voyant» se redouble d’un «amnésique» des souvenirs localisables (pp. 212-213) : après la vision toujours croissante en résultats de la description cristalline, la mémoire entre dans un ressouvenir fortifiant par cela même qu’elle s’agrandit en s’éprouvant. Et dans ce ressouvenir, nous aimerions y voir non pas des séries de vérités, mais des repères, des proportions de différences, des captations de singularités en vue d’une réédification de nos vertus.
Aussi le personnage du film peut-il se dire «esthétique», au sens où sa perception s’empare d’un monde purgé de ses logiques simplificatrices, et ce personnage nous introduit à une «esthétique de l’existence», en même temps qu’il se réélabore lui-même dans l’espace déterritorialisé de l’image-cristal. Le personnage de fiction, inapte à endosser tout seul les degrés d’intensité, se complète avec le personnage esthétique : «Le personnage esthétique n’apparaît pas toujours, et pas toujours distinctement. Mais qu’est-ce qui le fait apparaître, ou transparaître, ou disparaître ? Le personnage esthétique apparaît, ou disparaît pour devenir d’autant plus actif hors champ, quand le héros du récit est forcé de porter des sentiments, des états ou des vices à leur énième puissance» (p. 217).
Un tel personnage ne saurait donc s’enticher d’une complexion ordinaire quand bien même il pourra alimenter ses facultés vis-à-vis de l’ordinaire : «Alors de quel homme le temps a-t-il donc besoin pour produire du nouveau ? Le temps a besoin de géants, de surhommes, qui incarnent la forme supérieure de ce qui est : le devenir, le processus de subjectivation corrélatif à la production du nouveau» (p. 218).
Ceci étant, la sémantique du «surhomme» ne doit pas exacerber les interprétations fallacieuses. L’übermensch de la philosophie nietzschéenne traduit un cheminement par lequel l’homme devient ce qu’il est. C’est précisément ce qui est à l’œuvre dans la méthodologie deleuzienne de l’empirisme supérieur. L’homme devenu ce qu’il est se fait le messager des êtres singuliers qui sont susceptibles d’intéresser nos facultés une fois que celles-ci sont augmentées, «voyantes» et «amnésiques» si l’on veut. Par conséquent, le surhomme n’est nullement extérieur à l’humanité – il souhaite a contrario la faire persévérer autant qu’elle le pourra en lui faisant voir des intensités créatrices de nouveauté. En rapatriant des singularités qui ne sollicitent pas les instincts naturels des individus, le surhomme propose des valeurs qui déjouent la tentation objective d’un monde ronflant de certitudes. S’il y a une volonté de puissance, elle n’est pas une compétence d’annihilation, elle est proprement sacrificielle et auto-régénératrice en tant qu’elle revient toujours différemment, ceci afin de mieux appréhender les inquiétudes que la nouveauté suggère. S’il y des «forts» et des «faibles» chez Nietzsche, c’est parce que les premiers acceptent la possibilité d’une revalorisation complète du monde tandis que les seconds préfèrent la durabilité factice de quelques valeurs improductives. Tout porte ici à condamner la volonté de conservation, tout nous prédispose à apprécier la force d’un perspectivisme. S’appuyant sur ces principes, l’image-cristal ne se fixe aucune destination de longue durée parce qu’elle est consciente, à travers la pensée qu’elle suscite, que son intensité procède d’un déploiement qui n’encourt ni achèvement, ni parachèvement. L’image-cristal participe alors de l’éternel retour : elle représente le surhomme qui nous annonce le constant retour des petites ou des grandes singularités, inférant que si le devenir surclasse le demeurer, il n’est guère d’autre solution que de devenir ce que nous sommes. «Deviens ce que tu es», c’était la vive prescription de l’übermensch; ce sera dorénavant la tâche du cinéma qui souhaitera continuer l’épreuve des images dissidentes, en l’occurrence des images résistantes à la maladie de l’œil vide et de l’action calculée.

Notes
(1) Toute notre réflexion se réfère au travail de ce dernier : Serge Cardinal, Deleuze au cinéma : une introduction à l’empirisme supérieur de l’image-temps (Presses de l’Université de Laval, 2010). Évidemment, la pagination de notre article se rapporte à ce livre.
(2) Nous avons conscience, ici, de nous exprimer un peu vite. La question de l’autonomie du cinéma est historiquement complexe et nous renvoyons, pour plus de clarté, à l’un des ouvrages qui en explique magistralement les enjeux : André Gaudreault, Cinéma et attraction : pour une nouvelle histoire du cinématographe (CNRS, coll. Cinéma & Audiovisuel, 2008).

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