2666 de Roberto Bolaño, 2 : du mystère de l’homme à l’intuition de Dieu, par Gregory Mion (07/02/2014)

Crédits photographiques : Essdras M. Suarez (EMS Photography).
Essdras M. Suarez : EMS Photography.jpg2666 de Roberto Bolaño, 1 : au bord du précipice et du monstre romanesque, par Gregory Mion.




«Il ne fait pas de doute que, dès le premier moment, il voulut faire partie de ce monde. Il comprit vite qu’il n’y avait que deux manières d’y accéder : par la violence ouverte, dont il n’était pas question parce que c’était un homme au caractère doux et inquiet auquel répugnait la seule vue du sang, ou par la littérature, qui est une forme de violence occulte et offre de la respectabilité et, dans certains pays jeunes et sensibles, est un déguisement des différences sociales.»
Roberto Bolaño, La littérature nazie en Amérique latine.

«Rentrez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire; vérifiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus profond de votre cœur, répondez franchement à la question de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir.»
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète.

«Les philosophes de la nature rapportent qu’une certaine sensation déplaisante dans l’estomac précède l’appétit pour que, de la sorte, la nature qui a la capacité de se conserver saine soit stimulée à refaire ses forces. De même, je pense pouvoir dire avec raison que s’étonner, ce qui est commencer de philosopher, précède le désir de savoir afin que, de cette façon, l’intellect dont l’acte d’intelliger est tout l’être atteigne sa perfection dans l’étude de la vérité. Les choses rares en effet, fussent-elles monstrueuses, nous poussent habituellement à réfléchir.»
Nicolas de Cues, La docte ignorance


Lola et Oscar Amalfitano : le doute et la certitude, la nomade et le sédentaire

Le professeur Oscar Amalfitano enseigne la philosophie à l’Université de Santa Teresa. Il a joué un rôle de connecteur d’ambiance auprès de Pelletier, Espinoza et Norton dans la première partie. Quinquagénaire d’origine chilienne, il s’est précocement expatrié en Espagne, à Barcelone, où il a eu une fille (Rosa) avec sa femme Lola. Âgée de dix-sept ans, Rosa ne s’est jamais tenue loin de son père, contrairement à sa mère. Les époux Amalfitano ont vécu une complicité libérale, avec d’une part un mari enclin à se reposer, à se laisser porter par le cours des événements, et d’autre part une femme exaltée, aventureuse, qui s’est toujours promenée avec un couteau à cran d’arrêt (p. 255). Si l’une mord la vie à pleines dents, si elle fauche de ses tranchants les pièges ficelés du destin, l’autre, en revanche, consent aux mouvements du monde, en philosophe qui sait qu’il ne sert à pas grand-chose d’agir sur ce qui ne dépend pas de nous. Pour formuler cette union en termes philosophiques, on dira que Lola fait la sceptique, celle qui ne se contente pas de l’ordre établi, alors que son mari Oscar fait le stoïcien, celui qui accepte les surgissements sans cause, celui qui ne se préoccupe pas beaucoup des «pourquoi». Et c’est ce qu’il est volontiers resté jusqu’à ce qu’il plie bagage pour le Mexique, un stoïque, un homme rigide qui aime se relaxer dans ses raisons, un homme qui ne saurait même pas trouver une cause déterminante à son déménagement pour Santa Teresa (p. 253), outre que celui-ci a été le fruit d’une sollicitation professionnelle à l’époque où son contrat d’enseignement touchait à son terme à Barcelone. Est-ce une raison suffisante pour risquer d’emménager à Santa Teresa ? On verra plus tard comment envisager et revaloriser ce choix du Mexique.
Pour le moment, il convient de s’attarder sur le personnage de Lola Amalfitano, parce que son parcours nous servira à clarifier l’identité apparemment austère de son mari. Ce qui se dégage d’abord comme une évidence, c’est que Lola est une femme dont les sens écrasent les facultés de l’esprit, tandis que son époux Oscar, en bon professeur de philosophie, existe selon les modalités d’une raison qui sait se conduire et qui fait confiance à la vérité comptable des sciences. À eux deux, en un seul être, ils symbolisent le tiraillement de la nature humaine tel qu’il a été synthétisé par plusieurs siècles d’histoire des idées. Tout individu, en principe, éprouve deux façons concurrentes d’apprécier l’existence : soit il estime que les vérités ne sont pas accessibles et que la certitude est une erreur, dans ce cas il essaiera de résorber ce déficit de connaissance par un surcroît d’apprentissages concrets, soit il juge que sa raison est éminemment sage, et dans ce cas il peut considérer non seulement que la vérité n’est pas indécouvrable, mais qu’il est encore possible, en cumulant le vrai, de se faire l’égal de Dieu. Ces deux postures, quand elles deviennent excessives, correspondent respectivement à la conscience malheureuse de celui qui se sait mortel et à la conscience vaniteuse de celui qui place la raison au-dessus de tous les attributs humains. Cette répartition antagonique schématise la grandeur et la faiblesse qui cohabitent en tout être humain. Lola, parce qu’elle est entreprenante, avantage l’esprit de controverse. C’est une femme hors foyer qui expérimente le besoin de tester le monde. À l’opposé de cette disposition intentionnelle, Oscar se vit dans la droite ligne du mouvement des choses. Il entretient un rapport d’appartenance avec le monde. Ce qu’il ne sait pas de sa situation ou de celle d’autrui, la philosophie ou la littérature finira par le lui apprendre. C’est un homme qui pratique une sorte d’ontologie dans un fauteuil alors que Lola s’extériorise par le biais d’une phénoménologie des plus classiques – elle part en quête de descriptions pendant qu’Oscar se paralyse dans ses déductions.
La persévérance de ce conflit abstrait pousse Lola à se retirer de la vie domestique. Elle a été fascinée par un poète catalan, rencontré à Barcelone, et avec qui elle a sexuellement partagé la couche. Son objectif est de retrouver ce poète (qui, d’ailleurs, n’est nommé que par ce substantif, preuve que son langage n’est pas soluble dans celui des raisonnements philosophiques), ce qu’elle finit par initier avec son amie Inmaculada – l’Immaculée –, sorte de petit gnome duplicateur de Lola. En stoïcien qui devine l’absurdité qu’il y aurait à vouloir dérouter les projets d’investigation de Lola, Amalfitano laisse faire, sachant que la non-intervention est sûrement le meilleur moyen de vérifier ce que la main invisible du monde décidera. Que Lola aille creuser l’humanité, c’est son droit; lui doit plutôt ériger des raisons, ordonner des théories, d’autant qu’il ne semble pas chagriné à l’idée de s’occuper de la petite Rosa, totalement absente de l’horizon de sa mère, étant donnée l’attraction de Lola pour le poète.
Dorénavant la trinité des Amalfitano n’existera plus. La communication sera épistolaire et Lola inondera son mari de lettres profuses, exubérantes, emblématiques de son tempérament archéologique : «[Lola et Inmaculada] parlaient d’autres temps, de la lutte contre le franquisme, de la prison de femmes de Saragosse. Elles parlaient d’une cavité, d’un trou très profond d’où l’on pouvait extraire du pétrole ou du charbon, d’une forêt souterraine, d’un commando suicide de femmes» (p. 259). Pour Amalfitano, ce langage représente tout au plus un mignon charabia, l’effervescence de deux copines qui sont parties voir du pays, l’une certainement plus hallucinée que l’autre, comme Don Quichotte avait influencé Sancho en vertu de son délire chevaleresque. Ceci dit, quelle différence existe-t-il entre Don Quichotte et Lola ? Le premier poétise le monde en s’appuyant sur les lettres mortes de la chevalerie; la seconde embellit son univers avec le même degré d’aveuglement merveilleux, n’ignorant pas que la poésie n’a plus guère droit de cité, aussi est-il indispensable d’aller la chercher en profondeur, à rebours des mouvements, à l’endroit même où elle pourrait être ensevelie, parce qu’elle est la forme la plus immunisée du langage : «La poésie seule n’est pas contaminée, la poésie seule n’est pas dans le coup. Je ne sais pas si vous me comprenez […]. La poésie seule, et encore pas toute, que ce soit clair, est un aliment sain et pas une merde» (p. 348).

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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