2666 de Roberto Bolaño, 5 : les origines de la littérature «monstrueuse», par Grégory Mion (21/03/2014)

Crédits photographiques : Chiwi Giambirtone (Reuters).
Essdras M. Suarez : EMS Photography.jpg2666 de Roberto Bolaño, 1 : au bord du précipice et du monstre romanesque.




3148159795.jpg2666 de Roberto Bolaño, 2 : du mystère de l’homme à l’intuition de Dieu.




3041142804.jpg2666 de Roberto Bolaño, 3 : hommes sans qualités et femmes sans destin.




1845295150.jpg2666 de Roberto Bolaño, 4 : la nécrologie d’un inframonde.





«Un groom les conduisit à leur chambre. Dès qu’il fut parti, Alice jeta un œil dans la salle de bains et ouvrit les rideaux de la fenêtre à guillotine. La fenêtre donnait sur un mur de brique mais, quand la jeune femme la souleva, elle put entendre le bruit de la circulation; on aurait cru, comme à la gare, entendre la voix irrésistible et titanesque de la ville elle-même.»
John Cheever, Déjeuner en famille.

«Non loin d’une montagne coupée qu’on appelle le Pas-de-l’Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l’endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d’un parapet pour prévenir les malheurs : cela faisait que je pouvais contempler au fond et gagner des vertiges tout à mon aise […]. Bien appuyé sur le parapet, j’avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j’entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche et de broussaille en broussaille à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j’en allais chercher au loin d’aussi gros que je les pouvais porter; je les rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l’un après l’autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d’atteindre le fond du précipice.»
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions.


L’apprentissage des abysses

Au début du roman, les protocoles de recherche universitaire échouent dans leur tentative d’élucider le mystère de l’écrivain allemand Benno von Archimboldi. L’œuvre du romancier est tordue dans tous les sens, surinterprétée, assujettie à un système, et comme si ce n’était déjà pas suffisant, elle est aussi confondue avec les jeux de pouvoir qui dénaturent l’enseignement supérieur. Ainsi le premier segment de 2666 ne s’est pas contenté d’interroger l’énigme d’Archimboldi, il l’a également embrouillée en posant un nombre considérable de mauvaises questions. Les résultats sont catastrophiques. Les intrigues universitaires ont rendu la littérature exsangue. La critique savante a embaumé Archimboldi, elle lui a érigé une stèle d'enterré vivant puisque le romancier est vraisemblablement encore de ce monde. Par conséquent, au sortir de cette première partie, nous sommes en face d’une véritable demande littéraire. Le ronronnement de la rhétorique professorale a fini de pousser le lecteur dans les retranchements de sa patience. Ce n’est qu’à la fin de ces cogitations laborieuses que le roman peut commencer. Après avoir tourné autour du sujet, après avoir épié avec prudence les indices du «monstre romanesque», l’habitus universitaire se retire et l’écrivain entre en scène. Celui-ci ne tremble pas quand celui-là existe en fonction d’un mode frileux et ridiculement timoré. Beaucoup de questions laissées en suspens vont peu à peu rencontrer leurs solutions respectives, et la dernière partie du roman, consacrée à la figure d’Archimboldi, constitue un acte de bravoure littéraire qui disqualifie définitivement les inhibitions préliminaires. Ce que peut la littérature, l’Université ne le peut pas ou ne le peut plus. Il y a une différence incommensurable entre le monstre du romanesque qui s’exprime depuis les profondeurs et la médiocrité du ventre mou dont la parole exige de se dire ex cathedra.
Les profondeurs, en l’occurrence, Archimboldi les apprivoise très tôt. Né Hans Reiter en 1920, l’enfant s’initie à la plongée sous-marine dès l’âge de six ans. Il est captivé par le grand silence de la mer et par les êtres qui le composent. Entre ses lectures et ses expériences concrètes du milieu subaquatique, l’apprenti Reiter se met dans la peau d’un naturaliste des abysses (pp. 970-2). Déjà de haute taille par rapport à sa classe d’âge, le jeune Reiter est moins attiré par le désir de s’élever que par la volonté de grandir en s’immergeant. Ses amours sous-marines préfigurent en quelque sorte ses futurs évanouissements de la société civile : «Ce qu’il aimait, c’était le fond de la mer, cette autre terre, pleine de plaines qui n’étaient pas des plaines, de vallées qui n’étaient pas des vallées, et de précipices qui n’étaient pas des précipices» (p. 968). L’enfant pousse vers le fond, comme un foret qui s’enfonce pour sonder la terre. Son goût pour la densité aquatique lui inculque probablement des manières de retenue. On devine que sa parole sera précieuse, plus précieuse en réalité que sa personne. Attiré par l’engloutissement alors que les enfants de six ans ont toujours un certain besoin de crier et de s’exalter, Hans Reiter prépare sa philosophie de la discrétion au profit de la seule parole littéraire. Le nom de l’auteur, son apparence, ses origines, tout ceci compte moins que son langage. C’est en cela que le style de celui qui deviendra Archimboldi semble prendre racine à la source même de ce qui ne peut pas être immédiatement entendu ou signifiant : le fond indétectable de l’abîme, l’embouchure du langage, le cratère d’un en-dessous, autant de lieux terrifiants qui singularisent d’emblée ceux qui ont le cran de les surmonter et de les accueillir, des lieux qui donnent à la parole la tournure rare d’un idiolecte et qui font de chaque mot employé la possibilité d’écrire monstrueusement, à savoir d’une écriture qui ne rapporte du monde que ce qui peut éprouver nos croyances les plus pesantes, les plus opiniâtrement vulgaires, bref une écriture dont le souffle emporte sur son passage tout ce qui relève d’une sécurité ontologique. C’est la raison pour laquelle le roman, dès lors qu’il est à cet égard monstrueux, ne saurait se ranger parmi les livres parfaits, les livres aux constructions efficaces, parmi les textes populaires, parmi les œuvres qui se construisent pour le succès et qui ne font que souscrire à la tyrannie d’une critique littéraire mondanisée, tellement pitoyable qu’elle fait de ses jugements des critères essentialistes, et tellement putassière, à tout le moins en France, qu’elle n’a pu que conclure, au contact de ce chef-d’œuvre de Roberto Bolaño, que nous étions aux prises avec un «roman-monstre», formule désormais consacrée et qui dédouane n’importe quelle pseudo-cervelle d’envisager la lecture sérieuse d’un livre un tant soit peu riche de pages et de contenu (1).
Formé au contexte des fonds marins, il n’est pas vraiment étonnant que le petit Hans Reiter, à huit ans, souffre d’une prononciation défectueuse. Sa langue ne correspond pas à celle des échanges verbaux typiques. Ce qui se dit du mouvement ondulatoire des êtres marins ne se dit pas des êtres qui s’agitent en surface. Il n’est pas non plus surprenant que le jeune garçon ait survécu à la noyade par deux fois. La première fois, il est confondu avec une algue, comme si sa morphologie ne pouvait déjà plus s’expliquer autrement que par l’intermédiaire de la science phycologique. On imagine du reste assez bien ce garçon au corps élancé, à la plastique ténue, un corps aussi alambiqué que l’algue qui se laisse remuer par le courant. On dirait de ce corps qu’il est doté d’une croissance inversée, qu’il ne grandit qu’en étant sous l’eau, que les agitations du monde normal ne font qu’ajourner le plein développement de cet organisme. Façon de justifier, peut-être, que le corps de Reiter est comparé à un «poisson-girafe» (p. 988). Façon de montrer que la vie qui gouverne ce corps s’apparente à une étoffe exceptionnelle, que cette vie se réclame d’une époque insondable, que sa nature plurielle résiste aux prédicats des choses habituelles. Quant à la seconde noyade, elle n’est pas accidentelle. Hans Reiter s’est volontairement jeté à l’eau, attiré par le vide compact, aussi bien tenté par une promesse de tranquillité que par la rumeur des abysses (cf. p. 980). Les profondeurs marines ont appris à Reiter à se rendre à la fois homme d’exception et homme introuvable. On a vu comment les universitaires se sont épuisés à le chercher. Mais il n’existe que très peu de caractères qui pourraient suivre les routes empruntées par l’homme-algue. Cinquième et dernier temps de 2666, La partie d’Archimboldi nous propose un parcours sinueux sur les traces du romancier, sans doute la partie la plus chargée de littérature, et donc la plus insoumise du point de vue de la critique.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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