L'Apprenti sorcier de Hanns Heinz Ewers (25/05/2014)

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Photographie (détail) de Juan Asensio.
IMG_6204.JPGLe grand connaisseur de littérature décadente qu'était Hubert Juin pouvait déclarer, à propos du roman le plus connu de Hanns Heins Ewers : «L'ouvrage le plus inquiétant d'Ewers – né en 1871, mort en 1943 – est assurément L'Apprenti sorcier. Là, chacun peut parler d'une prémonition. Dans ce village paisiblement installé aux rivages d'un lac, les forces du mal sommeillent. Un homme peut venir, l'apprenti sorcier, qui déchaînera les monstres et sera, ensuite, incapable de les maintenir. Ce livre, très étrange et très beau, se rapproche – pour une similitude du propos central uniquement – du célèbre roman d'Hermann Broch, Le Tentateur, à propos duquel Broch dans son Autobiographie écrivait : Je me propose de mettre au jour les racines des événements qui se passent en Allemagne avec tous leurs arrière-plans magiques et mystiques, avec leurs tendances qui ressemblent à des illusions collectives, avec leur aveuglement terre à terre et leur ivresse terre à terre...»
Il est tout d'abord parfaitement juste de rapprocher le thème de l'un des plus beaux et puissants romans de Broch, Le Tentateur, de l'histoire inventée par Ewers, l'auteur de La Mort de Virgile étant allé jusqu'à se souvenir, pour le nom de son vagabond ventriloque (Marius Ratti) du nom d'un des personnages du roman d'Ewers.
Tous les rapprochements formels (comme le cadre dans lequel se déroulent les deux aventures) que nous pourrions analyser ne nous renseigneraient toutefois guère sur l'impression tenace découlant de la lecture de ces deux romans. Certes, malgré le fait que le roman Broch soit d'une tout autre ampleur que L'Apprenti sorcier, ces deux œuvres semblent puiser à une nappe très profonde qui est mythique chez Broch, et qui semble être encore plus ancienne chez Ewers, qui ne craint pas de se livrer à d'étranges spéculations sur les races humaines (ou pré-humaines) de la préhistoire : «Il existe, affirme au prêtre Don Vincenzo Frank Braun, l'inquiétant personnage faustien du roman d'Ewers, dans les vallées profondes de vos montagnes, une force mystérieuse, fomentatrice d'extases. Chaque année, elle se consume maladroitement, en feux de paille. On ne devrait jamais laisser une force inexploitée» (1).
IMG_4077.jpgDe fait, cette plongée dans les temps les plus anciens est indissociable, chez Ewers, d'une méditation sur les races, mentionnées une première fois lorsqu'il s'agit de distinguer les trois qui composent l'Europe (2), les races ayant, selon l'auteur, un poids bien plus insoupçonnable et imposant qu'on ne le pense et constituant quoi qu'il en soit un critère différenciant à l'évidence plus efficace que ne le sont les langues, lorsqu'il s'agit de distinguer les peuples. Ainsi, «La langue est une chose, la race en est une autre. Tous les systèmes qui différenciaient les peuples d'après la langue sont donc nécessairement faux» (pp. 61-2), la langue étant en fin de compte aux yeux de Frank Braun «la peau de lion de tous les ânes !» (p. 63), ces ânes qui pensent sans doute que les «nègres haïtiens [seraient] de race latine parce qu'ils parlent français» (p. 61).
Quoi qu'il en soit, Frank Braun, qui se décrit lui-même comme étant un «charlatan» qui seul «est capable de miracles» (p. 83), ou bien encore comme un «apprenti sorcier» (p. 140), décide de captiver les volontés pour le moins peu évoluées des habitants d'un village reculé appelé Val di Scodra et situé près du lac de Garde dans les Alpes italiennes, en se proposant de les faire sauter «à travers son cerceau» (p. 107) et, puisque la pâte de ces villageois semble prête à gonfler par l'action d'un illuminé revenu des États-Unis, Pietro Nosclere, en leur offrant un miracle (cf. p. 109) dont on se doute qu'il ne pourra qu'être sacrilège.
Le miracle ne tarde pas à se produire, en effet, Frank Braun ayant suggéré à Pietro Nosclere qu'il était en fait une réincarnation du prophète Élie, lorsqu'une mendiante, autrefois très belle, Sybilla Madruzzo, retrouve son ancienne beauté, alors que tous les villageois, mais aussi la jeune femme que Frank Braun n'a pas mis très longtemps à transformer en sa maîtresse voluptueuse, Térésa Raimondi, se livrent à des cérémonies censées célébrer la puissance du Christ et ne tardent pas à s'enfoncer dans l'ivresse, la bestialité puis le meurtre d'un jeune homme.
Par l'irruption de ce miracle, nous pourrions croire que Frank Braun se fait le serviteur pour le moins diabolique de Dieu, puisqu'il ne cesse de prétendre qu'il est incapable de vivre dans la foi naïve (3), en fait monstrueuse, dans laquelle sa jeune maîtresse est tombée (cf. p. 150). Certes, il se veut toujours le maître des pantins arriérés : «Il avait bien distribué les rôles et saurait parer ses poupées d'oripeaux si bigarrés et si sauvages que le monde n'aurait encore jamais assisté à un tel carnaval !» (p. 173) et ne se prive pas de spéculer sur les richesses qu'il pourrait amonceler en transformant le paisible village d'illuminées en une sorte de cirque pseudo-religieux à ciel ouvert : «Des processions au goût de la masse, genre confréries de Séville à la Barnum; des Mystères de la Passion, d'une sottise raffinée, dosés pour activer le travail des glandes lacrymales, des exhibitions de flagellants, auprès desquels les derviches les plus sensationnels ne seraient que des mazettes; des chœurs de castrats, si suaves qu'ils fondraient toutes les âmes dans le ravissement céleste» (p. 175), ces quelques lignes annonçant le spectacle permanent qu'est devenu le monde dans lequel nous vivons, y compris dans ses manifestations les plus sacrées, mais aussi servant de modèle au caractère de charlatan inspiré qu'est, aux yeux de Hermann Broch, le torve Marius Ratti qui, comme Frank Braun, pourrait se parer du titre de «plus grand charlatan» devenu le roi du monde parce qu'il aurait réussi à monopoliser la folie «comme on monopolise le tabac, l'alcool ou les allumettes» (p. 177), devenu roi du monde et même Dieu car, comme Lui, il aurait le pouvoir de créer (cf. p. 190).
Il s'agit donc, pour Frank Braun qui se sait appartenir à la race des seigneurs (cf. p. 229) de transformer Val di Scodra en une «nouvelle Sion de tous les fous du monde dont il serait le roi : cette escroquerie fantastique qui devait lui rapporter des milliards !» (pp. 195-6), puisqu'il joue avec les paysans frustes «comme avec des poupées dont [il] tire les ficelles à [son] gré» (p. 245). Pourtant, Frank Braun semblera dépassé par ses créatures puisque, ayant suggéré à Térésa que la véritable foi consiste dans l'exemple pour le moins aussi édifiant qu'extrême des tourments endurés par les plus grandes saintes, cette dernière ne tardera pas à se transformer en véritable goule constituant la volonté du «monstre sans cervelle» (p. 244) qu'est la population de Val di Scodra et, ainsi, échapper à la volonté de son ancien amant, condamné à devoir être surveillé nuit et jour dans le village duquel il est désormais le prisonnier.
Pourtant, si nous nous conformions à l'explication strictement évolutionniste par laquelle Frank Braun explique les visions et délires religieux (cf. p. 251 et sq.) (4), les marionnettes de notre Faust moderne ne devraient aucunement échapper à son emprise, et continuer d'obéir à ses suggestions.
Ainsi, même si la religion s'explique, une nouvelles fois selon Frank Braun, par des motifs d'ordre strictement évolutionnistes (5), quelque chose a échappé à notre apprenti sorcier, la clé du bonheur, qu'il place dans l'avenir, lorsque l'homme sera capable de comprendre que «l'âme et la conscience seraient intensément convaincues que le monde extérieur embrasse tout, excepté l'âme elle-même» (p. 280) alors que, dans le présent, il se trouve pris au piège des habitants qu'il a fanatisés par jeu, étant réduit à n'être rien de plus qu'un «élément de cette foule bestiale» (p. 317).
Frank Braun parviendra toutefois à s'enfuir du village, juste après avoir assisté à la scène sacrilège où celle qu'il a aimée, Térésa, a été crucifiée par ses pseudo-apôtres ivres de vin et de sang, notre Faust de village devenu à moitié fou de terreur, méditant sur le sens de son aventure, se demandant même si elle a été vraiment vécue par lui ou s'il ne s'est agi que de l'écriture d'un roman (cf. p. 340), Frank Braun rêvant action pure, volonté véritable et non rêves nietzschéens de volonté et d'action (cf. p. 335), finissant par retrouver une de ses anciennes maîtresses aux «cheveux roux, les yeux verts, les sourcils noirs, les ongles teints au henné, et les petits seins de vierge vicieuse» (p. 38), le couple méphitique s'accordant finalement bien à la pourriture de Venise minutieusement décrite par Ewers dans les dernières lignes de son roman, et cette pourriture généralisée annonçant elle-même sous quels auspices sera, peut-être, conçu l'enfant que la catin réclame à Frank Braun. Ainsi, sans doute, la race des diables d'opérette pourra-t-elle se perpétuer, à moins que l'influence néfaste de tels parents ne trouve son ultime gonflement de baudruche dans l'art de ventriloque pitoyable dont le Marius Ratti de Broch est l'un des exemples littéraires les plus aboutis.

Notes
(1) Hanns Heinz Ewers, L'Apprenti sorcier (Der Zauberlehrling oder die Teufelsjäger, 1909, adaptation de l'allemand de Marc Henry et Charlette Adrianne, Christian Bourgois, coll. Dans l'épouvante, 1970), p. 26.
(2) «Il n'y a pas de Germains, pas de Slaves,pas de races latines... Il n'y a ni Celtes, ni Juifs, ni Grecs, ni Albanais, ni Arméniens... Il n'y a que trois races en Europe... La race nordique, dolichocéphale, aux cheveux blonds, aux yeux bleus... sa race à lui [Frank Braun]... la race méditerranéenne, semée autour de la mer et, entre les deux, la race des montagnes qui ne forme qu'un seul peuple : les Kurdes, sauvages, les tribus des Karpathes et de Balkans, les montagnards des Alpes, du Tyrol, du Salzbourg, de Suisse et de Bavière; puis les Auvergnats et, enfin, dernier anneau de cette longue chaîne, les Bretons... tous brachycéphales, de petite taille, les cheveux plutôt châtains...» (pp. 44-5). Notons que, suivant immédiatement cette étonnante méditation sur le classement des peuples, Ewers évoque les Juifs qui semblent presque constituer à ses yeux une quatrième race (à laquelle, comme Henri Heine, il appartient) dans ses différentes composantes (cf. p. 45), à moins que les Juifs, le texte n'étant pas forcément clair dans sa traduction (ou plutôt adaptation, précise notre livre), ne constituent les représentants de la race nordique précédemment évoquée.
(3) «Le miracle est une magie légitime, obtenue avec l'aide céleste. [...] La magie, au contraire, est un miracle illégitime, obtenu par les forces de l'abîme et cet abîme est la cervelle humaine. Adepte de la magie noire, jamais il n'apprendrait cette magie blanche qui, seule, apportait le bonheur avec la foi» (p. 193). L'opposition, du moins dans la première partie de l'histoire, est constante entre le pouvoir de Térésa qui peut «marcher dans l'au-delà» et, en se consumant en Dieu, devenir Dieu (cf. p. 241), alors que Frank Braun, lui, est «obligé de fouiller dans le cerveau des autres» (p. 223) pour dépasser les limites de la nature. En fait, Frank Braun peut sembler être l'envoyé du de Dieu, bien qu'il soit aussi le seul habitant du village à ne pas croire en sa puissance, comme le lui déclare Térésa (cf. p. 246). Ainsi Frank Braun se désespère-t-il de pouvoir trouver «la brèche qui lui [permettrait] d'entrer dans ce temple d'élection et d'y jeter la torche audacieuse de la négation» (p. 250).
(4) L'extase elle-même est considérée comme «le stade le plus bas de la conscience humaine» donnant «le bonheur suprême» (p. 256) et Frank Braun, est, lui, affligé du démon de la connaissance ou du signe de Caïn (cf. p. 335), et il ne peut en somme retrouver, fallacieusement, le bonheur des premiers âges privés de conscience.
(5) «Il eut l'obscure intuition, tout au fond de lui-même, que religion, volupté, cruauté sont de même essence. Cette folie furieuse, cette soif de sang, ce plaisir à contempler des victimes martyrisées, l'ivresse du vin, la danse frénétique, cette musique obsédante étaient, parmi tant d'autres, les moyens que l'homme emploie pour remonter vers les sources ancestrales, vers la conscience primitive de l'univers, vers l'origine de toute chose, jusqu'à Dieu» (p. 273). De la même manière, c'est pas l'atavisme que Frank Braun explique l'aptitude d'un des villageois, saisi de transe, à parler dans une langue qu'il ne peut connaître puisqu'il s'agit du latin (cf. p. 299).

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