Le danseur et sa corde de Jacques Bouveresse (08/06/2014)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
IMG_1612.jpgÀ propos de Jacques Bouveresse, Le danseur et sa corde. Wittgenstein, Tolstoï, Nietzsche, Gottfried Keller et la difficultés de la foi Éditions Agone, coll. Banc d'essais, 2014.
LRSP (livre reçu en service de presse).




IMG_3455.JPGLes Éditions Agone publient une nouvelle fois dans la collection Banc d'essais dirigée par Jane-Jacques Rosat, avec ce livre du spécialiste de Karl Kraus et de Ludwig Wittgenstein qu'est Jacques Bouveresse, une étude aussi claire qu'intéressante. Poursuivant les interrogations qu'il avait déjà évoquées dans ses précédents ouvrages comme Peut-on ne pas croire ? et Que faut-il faire de la religion ?, Jacques Bouveresse tente de comprendre l'attitude pour le moins empreinte de respect et fort complexe que Wittgenstein a développée sur la question de la foi ou, plus précisément, sur celle qui fait du croyant un homme dont l'attitude a changé face à la vie. La foi est donc moins objet de méditations que de décisions.
Interrogeant Tolstoï, Nietzsche mais surtout Gottfried Keller dont Wittgenstein admira le grand roman, Henri le Vert, Jacques Bouveresse déploie un savoir minutieusement sourcé, modeste dans ses avancées, mais pas moins essentiel, dont nous pourrions résumer l'esprit de la façon suivante : quelle est la voie étroite, peut-être secrète dans ses manifestations extérieures, d'un homme véritablement religieux ?
Ce caractère religieux, il faut bien le dire, n'est pas celui d'une foi triomphaliste, surhumaine, ou même, paradoxalement, d'une personne déclarant croire en Dieu, mais s'attache à sonder de quelle façon, modestement, l'impératif catégorique de la foi peut modeler le comportement quotidien, banal, d'un homme, fût-il un penseur aussi rigoureux que Wittgenstein.
Le pas gagné, comme dit Rimbaud, pourra sembler modeste voire ridicule aux athlètes de la foi, mais il existe et, surtout, il advient après la mort de Dieu constatée (regrettée ?) par Nietzsche, et par, dirait-on une espèce de seconde mort de Dieu, qui est, elle, intervenue dans le langage, comme Fritz Mauthner l'écrit dans sa monumentale Histoire de l'athéisme qui n'a hélas toujours pas été traduite en français : «Nous sommes à présent devenus plus tolérants que les libres penseurs qu XVIIIe siècle en ceci que, dans la conviction que nous avons de la non-valeur de tous les mots, nous n'avons plus de haine véritable, même contre le mot Dieu» (1).
C'est ce même Mauthner qui a pu écrire, dans l'ouvrage que nous avons mentionné, qu'une «histoire culturelle de l'Occident du point de vue de la libération religieuse», que l'auteur distingue d'«une libération de la religion», «serait à écrire», en pourchassant donc, jusque dans le langage, Dieu, ce petit mot de rien du tout continuant finalement à être employé par les croyants tout autant que par les incroyants. Dès lors, Jacques Bouveresse peut résumer la problématique de son ouvrage comme suit : «Que doit faire un philosophe qui tient avant tout à rester honnête si, par exemple, la vieille monnaie de la religion, bien qu'elle soit pour le moment encore en cours, a perdu sa valeur, et s'il ne veut ressembler ni à ceux qui essaient de la faire passer pour encore valable et même obligatoire, ni à ceux qui prétendent savoir avec précision ce que sera la nouvelle et s'occupent même déjà de la mettre en circulation ?» (p. 32). Cette interrogation est le corollaire d'une autre : «Quelle place peuvent désormais prétendre encore occuper, dans la vie individuelle et dans la société, le christianisme et la religion en général, et sous quelle forme peuvent-ils vouloir y rester présents ?» (p. 45).
Une fois posée l'admiration de Wittgenstein pour Gottfried Keller, et cela depuis sa jeunesse jusqu'à sa vieillesse (cf. p. 105), s'expliquant sans doute en partie par le soin que cet auteur a accordé à l'écriture et plus généralement à la question du langage (cf. p. 107), Jacques Bouveresse étudie quelles sont les implications, non seulement intellectuelles mais morales et surtout pratiques, que le philosophe a tirées de sa lecture de Henri le Vert, le texte le plus connu et remarquable de Keller; en effet, l'art «ne peut pas se contenter de travailler, à sa façon, au bonheur futur de l'humanité», mais doit être capable, selon Wittgenstein, «de nous rendre lui-même heureux, et cela en dépit de toutes les misères possibles de l'existence» (p. 114).
Je ne puis que renvoyer les lecteurs qui seraient intéressés par cette problématique et la réponse que le fascinant auteur qu'est Gottfried Keller en donne au livre de Jacques Bouveresse et, bien sûr, à Henri le Vert mais, en fin de compte, Keller ne fait que tirer, une fois encore, le constat pratique d'une foi et d'une croyance religieuses qui semblent avoir à ses yeux fait leur temps : «Keller pense, effectivement, que lorsque la religion des ancêtres ne suffit réellement plus, il vaut mieux, à tout prendre, la remplacer par ce qui lui est le plus opposé que par un hybride fabriqué complaisamment pour plaire à peu près à tout le monde et dont l'appartenance exacte est impossible à déterminer. Mais il ne suggère pas pour autant que ce sont les deux seules possibilités existantes et que les gens honnêtes, surtout lorsqu'ils sont de l'espèce ordinaire et incapables du genre de comportement «complaisamment édifiant» dans lequel donnent si facilement les intellectuels, sont en quelque sorte condamnés à choisir la première. La seule chose qui compte réellement, pour finir, est de réussir, avec ou sans religion, à rester humain; et c'est un mot d'ordre que Wittgenstein approuvait certainement sans réserve» (pp. 121-2).
Ainsi, dans une lettre du 27 mars 1851, peut-il écrire : «À quel point triviale me semble à présent l'opinion selon laquelle, avec l'abandon des idées dites religieuses, toute poésie et toute disposition d'esprit élevée disparaîtraient du monde ! Au contraire ! Le monde est devenu pour moi infiniment plus beau et plus profond, la vie est plus précieuse et plus intense, la mort est plus sérieuse, donne plus à penser et me pousse seulement maintenant à accomplir ma tâche et à purifier et apaiser ma conscience, car je n'ai aucun espoir de rattraper dans un coin quelconque du monde ce qui a été manqué» (p. 181).
Gottfried Keller est, d'abord, un homme pratique, qui semble ne concevoir rien de pire, «en matière d'éthique et de religion, que «la pénombre pleine de larmes et de sentiments», mais également de mots et de phrases sans contenu, dans laquelle tout devient indistinct» (p. 124).
Wittgenstein semble bien souvent se contenter de prolonger les questions auxquelles Keller s'efforça de répondre, lorsqu'il écrit ainsi : «Cependant, en dépit de toutes les différences éventuelles, je me joindrai malgré tout à la propagande; car j'aime mieux ne voir aucune croyance régner que la croyance forcée crevant de dépit, haletante et meurtrière. Dans le premier cas, tout homme, toute âme plus fervente peuvent à la fin sortir d'eux-mêmes pour s'élever et trouver leur chemin vers leur créateur, ce qui me semble être la religion la plus solide et la plus pure; alors que l'homme qui pense dans le deuxième cas est justement, du fait de la croyance forcée qui l'opprime, toujours repoussé dans l'attitude négative et l'amertume; mais l'homme qui ne pense pas est abusé et maltraité par les traîtres à l'âme et au corps, par les obscurantistes» (p. 137, l'auteur souligne).
Wittgenstein, cet incroyant paradoxal plus croyant que bien des chevaliers de la foi, cet auteur, comme Keller, d'une religiosité profonde, intime, réelle, cet homme qui peut finalement être considéré, à sa façon, de même que tout penseur religieux honnête, «comme un danseur de corde» (p. 243), désireux de mener de front, «en se consacrant exclusivement à ces trois tâches, le travail philosophique, la réflexion sur soi-même et la recherche de la vraie vie» (p. 203), est-il cet homme qui est parvenu à sortir de lui-même pour trouver le chemin de son créateur ? Les derniers mots, admirables, du philosophe, adressés à la femme de son médecin, sont connus : «Vous leur direz que cette vie a été pour moi merveilleuse» (p. 174), le terme wonderful recouvrant plus d'acceptions que l'adjectif merveilleux, du moins tel qu'il est désormais compris, cette phrase belle et mystérieuse, si on la considère par rapport à ce que fut, objectivement, la vie pour le moins difficile (2) de Wittgenstein, répondant en somme à l'interrogation de Jacques Bouveresse : «Si c'est essentiellement par la connaissance de soi qu'on accède au sentiment religieux véritable, il reste encore, cependant, à se demander dans quelle mesure la connaissance en question est en mesure de transformer réellement celui qui a fait l'effort de l'acquérir» (p. 162).
Ainsi Wittgenstein, qui jamais ne s'est payé de mots, a-t-il raison d''écrire qu'une question religieuse «est seulement ou bien une question de vie ou bien un bavardage» (p. 236), le bavardage commençant, aux yeux de l'auteur du Tractatus a la pensée extraordinairement concentrée, dès les épîtres de Paul, alors que les Évangiles, «tout est moins prétentieux, plus humble, plus simple. Là, vous trouvez des cabanes; chez Paul, une église. Là, tous les hommes sont égaux et Dieu lui-même st un homme; chez Paul, il y a déjà quelque chose comme une hiérarchie» (p. 239).
En somme, Keller, tout comme Wittgenstein qui ne cessa jamais de l'admirer, pensent que «la vie elle-même, ou peut-être, plus exactement, une certaine façon de vivre, peut être une condition préalable à la découverte de la vraie religion», une vie plus vraie si l'on peut dire finissant peut-être, du moins selon Jacques Bouveresse, par rendre Wittgenstein à ses propres yeux «plus capable de comprendre et d'accepter certaines choses que les textes religieux à eux seuls étaient tout à fait incapables de lui transmettre réellement» (p. 255).
Et ainsi Wittgenstein d'être frappé par la profondeur et, plus que cela, la puissance d'une prière comme le Notre Père : «Souvenez-vous que la religion chrétienne ne consiste pas à dire une quantité de prières, ce qui nous est ordonné est justement le contraire de cela. Si vous et moi nous devons vivre des vies religieuses, cela ne doit pas consister seulement dans le fait que nus disons une quantité de choses sur la religion, mais que d'une certaine façon notre vie est différente» (p. 262).
Au terme de cette enquête passionnante, Jacques Bouveresse dégage tout l'intérêt de l'humilité, je ne vois pas d'autre mot susceptible de mieux caractériser l'étrange piété du philosophe, mais aussi des limites de la pensée de Wittgenstein : «Ce dont il nous parle à chaque fois est plutôt la façon dont nous réussissons pas à adopter une attitude déterminée à l'égard de certaines paroles et de certaines images religieuses, en laissant presque toujours dans l'ombre la question, qu'il ne donne pas l'impression de considérer comme cruciale, de savoir si elles ne pourraient pas, au moins pour certaines d'entre elles, être d'origine divine, et non pas simplement humaine» (p. 277).
Finalement, peu nous importe, en effet, cette origine, pourvu que nous ne perdions pas dans les arrières-monde de pacotille, religieux ou pas, et que notre vie, hic et nunc, puisse être vraie.

Notes
(1) Fritz Mauthner, Der Atheismus und seine Geschichte im Abendlande (Heppenheim, m-presse, 2010, vol I, p. 47), cité par Jacques Bouveresse à la page 27 de son ouvrage. Afin de ne point trop alourdir l'apparat critique de cette note, j'ai choisi de ne pas indiquer à quels textes de Wittgenstein, bien souvent n'existant qu'en allemand, Jacques Bouveresse faisait référence.
(2) Ainsi Wittgenstein peut-il écrire cette très belle et surtout juste pensée, témoignant d'une souffrance intérieure qui ne pu être simplement imaginée, mais a été au contraire vécue jusque dans sa dernière parcelle de solitude et de douleur : «Un cri de détresse ne peut pas être plus grand que celui d'un seul homme. Ou encore aucune détresse ne peut être plus grande que celle dans laquelle peut se trouver un être humain individuel. Un homme peut, par conséquent, être dans une détresse infinie et donc avoir besoin d'une aide infinie. La religion chrétienne n'est faite que pour celui qui a besoin d'une aide infinie, donc que pour celui qui éprouve une détresse infinie. Le globe terrestre tout entier ne peut pas être dans une détresse plus grande qu'une seule âme» (p. 128).

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