In memoriam : Anna Karénine, sublime au-dessus des hommes, par Grégory Mion (02/08/2014)

Crédits photographiques : Ilya Naymushin (Reuters).
«Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. Je crois que j’ai quelque chose au foie. De toute façon, ma maladie, je n’y comprends rien, j’ignore au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais soigné, même si je respecte la médecine et les docteurs. […] Et, malgré tout, si je ne me soigne pas, c’est par méchanceté. J’ai mal au foie. Tant mieux, qu’il me fasse encore plus mal !»
Fédor Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol.

«La terre s’entrouvre et se tait : elle se tait en se refermant, et sa surface redevenant uniforme, laisse nos questions sans réponse et nos regrets sans consolation. Et nous marchons pourtant légèrement sur les tombes, et le jour qui luit encore nous captive; obscurci déjà par la nuit qui s’approche, il nous semble ne devoir jamais faire place à cette nuit épaisse à laquelle nous touchons.»
Benjamin Constant, De la religion.

Une écriture de l’indécision (Tolstoï/Levine)


De 1873 à 1877, Léon Tolstoï travaille d’arrache-pied à la composition d’Anna Karénine (1). L’écrivain alterne les phases d’intensité et les moments de lassitude, tantôt satisfait de son objet, tantôt persuadé d’aller nulle part. Outre la densité de son roman, outre les exigences qu’une telle entreprise suppose, Tolstoï est tourmenté par un violent conflit intérieur, ne sachant guère s’il faut pencher du côté d’une parole créatrice ou du côté d’une expression injonctive. Faut-il que le romancier se borne à la littérature ou faut-il qu’il utilise son art pour instruire la morale ? Ce tiraillement ne se résout pas d’un coup d’un seul. À vrai dire, Tolstoï ne clarifiera sa position d’artiste qu’après avoir terminé Anna Karénine. Ce n’est qu’au début des années 1880 que le romancier se prononcera sur la mission tutélaire de l’art : toute velléité artiste se doit de servir les intérêts du peuple en s’investissant d’un sentiment de civilisation, le reste n’étant qu’une méditation superflue et croupissante, ancrée sur des rapports d’agrément qui engourdissent les énergies de la société.
Ceci explique le constant souci pédagogique de Tolstoï envers le peuple. L’auteur n’avait pas trente-cinq ans qu’il était déjà le fondateur de la revue Iasnaïa Poliana (du nom du village où il était installé), dans laquelle il publia nombre de ses idées. Il était aussi le professeur des enfants des paysans qui œuvraient dans son domaine agricole. Bien que les théories pédagogiques de Tolstoï soient flexibles et qu’elles fassent preuve d’une incomparable humanité, il s’attire néanmoins l’hostilité des autorités. Mais Tolstoï ne cède pas aux pressions diverses. Il se consacre aussi bien à l’enseignement qu’à la tenue de ses affaires de campagne. Ainsi aperçoit-on en creux, dans le jeune Tolstoï, l’homme qui finira par renoncer aux suffisances sociales et à toute forme d’empâtement bourgeois. Alors même que l’activité enseignante et l’industrie de la terre peuvent paraître paradoxales quand on les considère d’un seul bloc, Tolstoï embrasse cette apparente dissonance professionnelle, acceptant de vivre sous l’égide d’une franche opposition. Quels que soient les signes extérieurs d’incohérence suscités par ces engagements, rien ne peut ébranler leur cohérence interne.
Ce sont finalement deux consciences en permanence actives qui existent dans le cœur de Tolstoï : d’une part le souci de la collectivité entière, d’autre part l’inquiétude de l’immensité spatiale où se repose la Russie. Quoi de plus admirable, en définitive, que cette appréhension totale du monde ? Alors qu’il aurait pu se contenter d’une vie oisive, Tolstoï, au contraire, repousse les formes molles de compromission. En choisissant de soutenir les «petits», en les rattachant aux palpitations essentielles de la nation, Tolstoï postule que la Russie ne saurait être grande si elle ne faisait que traduire sa grandeur en termes d’hommes illustres et de gros territoire. Dans les marges des villes, aux abords des champs, il se trouve des forces que l’homme de conscience a le devoir d’incorporer à son schéma de civilisation. Un impératif de cette envergure est évidemment difficile à tenir sur la longueur, c’est pourquoi Tolstoï est contraint d’osciller entre une production littéraire pure et la tentation de lui adjoindre un puissant ferment de moralité. Ainsi, dans les œuvres qui précèdent les années 1880, on ne sait pas toujours discerner entre une parole tellurique et une parole métaphysique.
Cette indécision dans l’écriture est précisément ce qui fait la richesse d’Anna Karénine. Les commentaires académiques ont souligné à juste titre que les sentiments de ce roman étaient pour la plupart absolus, portés par de hautes résolutions charnelles, aussi n’est-il pas évident d’établir une lecture d’emblée spirituelle des événements. Pourtant la clarté du propos n’empêche pas l’intrusion d’une matrice ambiguë où le mystère se questionne. À côté d’une «vue claire et nette [du] devoir» (p. 833) se tient la «terreur de l’ignorance» (p. 828). L’insoutenable cohabitation de la certitude et du doute s’incarne d’un bout à l’autre du livre à travers le personnage de Constantin Levine, double romanesque de Tolstoï à beaucoup d’égards.
Homme de la ruralité et être naturellement soucieux du peuple, Levine participe malgré lui aux intrigues de la ville, chamboulant sans arrêt ses convictions comme Tolstoï ne cesse de raturer son manuscrit afin d’en resserrer l’intention. Comme Tolstoï, Levine sera hanté par le suicide et par le malaise de la finitude, faute de savoir résoudre son état de perpétuelle incrédulité. Comme Tolstoï encore, Levine ne se résignera pas; il repèrera dans le suicide des autres l’empreinte philosophique d’une défaite morale. En effet, si l’on regarde d’un œil kantien la tentative de suicide de Vronski, l’amant d’Anna (cf. pp. 459-460), et le suicide de sa maîtresse (cf. p. 810), on en conclut que ces deux individus ont quoi qu’il en soit commis un meurtre, qu’ils ont entretenu avec leurs corps un préjudiciable rapport de propriété, et enfin, le plus grave, qu’ils ont abandonné par ce geste radical leurs obligations morales. Dans cette perspective, toute mort volontaire plonge celui qui la commet dans un état d’indignité multiple – c’est un avilissement juridique, matériel et intellectuel. C’est sans doute ce qui fait dire à la mère de Vronski, en évoquant le suicide d’Anna, que c’est «la fin d’une créature sans religion» (p. 820).
Conformément à sa nature irrésolue, le personnage de Levine constitue un matériau pratique pour interroger les résolutions des autres protagonistes. Cela dit, les flottements de Levine ne sont pas moins fonction d’une âme sincère et d’un caractère dépourvu de la moindre duplicité (cf. p. 300). Les enfants de Darie Alexandrovna (surnommée Dolly), en tant que symboles patents de l’innocence, ne se trompent pas lorsqu’ils se sentent en sécurité auprès d’un homme qui n’est pourtant pas leur père (cf. pp. 299-301). Par ailleurs, dès que Levine sera marié avec Catherine Alexandrovna (surnommé Kitty, sœur de la précédente), lui et sa femme feront office de critère évaluatif; ils seront mesure de tous les amours et de toutes les passions, qu’elles soient passagères ou qu’elles aient la vocation de durer. Même si Levine n’est pas épargné par les difficultés qui sont inhérentes au mariage (les petites jalousies, le ralentissement de la dynamique individuelle, la découverte de la paternité, etc.), son assiduité morale, en un mot sa vertu, le rend digne d’être heureux. Parce qu’il ne considère pas le devoir d’être un homme en le soumettant aux récompenses ou aux blâmes, Levine se donne la chance de cultiver le Bien pour ce qu’il est : un summum bonum qui soulage l’âme de ses troubles et le corps de ses douleurs. Ainsi l’accord de la vertu et du bonheur se concrétise dans le personnage de Levine. Ce dernier comprend à point nommé que Dieu est une «révélation au monde de la loi du Bien» (p. 856) et qu’il importe d’élaborer la réalisation de ce Bien partout dans le monde, indépendamment des formalités officielles de l’Église. Ce sont plus ou moins les conclusions auxquelles parvient Tolstoï à la suite de sa détresse morale et religieuse (1880-1882), fixant dans son esprit les actes qu’il n’a eu de cesse d’accomplir et quelques-unes de ses intuitions sur la transcendance.
Sans aller jusqu’à dire que ce sont là des résolutions tardives de la part du romancier et de son personnage, nous préférons plutôt argumenter en faveur d’un équilibre venu à-propos, un genre de stabilité dont les fondations menacent quand même de s’écrouler. À la fin du livre, Levine sait que la vie est une épreuve plus astreignante que la mort. À chaque journée le devoir de la vertu recommence, et c’est ce qui le rend si écrasant. La volonté que nous avons eue hier de dédaigner les inclinations néfastes ne nous garantit pas qu’elles ne reviendront pas demain. On peut manquer à toute heure le métier de la vertu, c’est-à-dire que l’on peut oublier quelle est pour nous la position la plus excellente et la plus serviable dans la société. L’homme juste ne revendique en cela aucun pouvoir sinon celui d’avoir atteint le maximum de son efficacité, quelle que soit sa fonction dans le monde.
En recherchant ces valeurs qui remontent à l’Antiquité grecque et plus exactement à la morale platonicienne, Levine suggère une opinion qui se détache des influences européennes de son temps. Comme il ne peut pas faire autrement que de poursuivre une recherche assidue de lui-même et dans la mesure où cette enquête concerne aussi le statut de la Russie, il est logique qu’il apparaisse incertain aux yeux de ses interlocuteurs, voire tout à fait confus, pour ne pas dire inadapté à la détermination occidentaliste des villes (2). Par contraste, il est clair que son frère Serge Koznychev, intellectuel de renom, a su s’adapter aux opportunités urbaines. Mais Koznychev est une marque d’excès. Ce trop-plein d’esprit ne cadre pas avec la pondération de Levine, tout comme son autre frère, Nicolas, exprime le défaut inverse – un trop-plein de frénésie corporelle qui s’achève dans une agonie intolérablement longue (cf. pp. 542-8). Reste à voir comment le perfectionnisme moral de Constantin Levine nous incite à évaluer les êtres qui gravitent autour de lui.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
Ce livre peut être commandé directement chez l'éditeur, ici ou bien, avec un bien meilleur résultat, chez Amazon, .


Mion2.JPG

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, tolstoï, anna karénine, gregory mion | |  Imprimer