L'Aménagement du territoire d'Aurélien Bellanger (13/11/2014)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
À propos de Aurélien Bellanger, L'Aménagement du territoire (Éditions Gallimard, 2014).
LRSP (livre reçu en service de presse).

IMG_2743.JPGBien des critiques peuvent être adressées à Aurélien Bellanger, comme je ne manque pas de le faire dans cette note, mais certainement pas celle d'avoir écrit, avec L'Aménagement du territoire, un roman dépourvu d'ambition. Il est d'abord frappant de constater que les mêmes thématiques unissent le second au premier roman de ce jeune auteur, La Théorie de l'information que j'avais évoqué lors de sa parution : fascination, jusqu'au ridicule, pour les sciences, dimension post-apocalyptique indéniablement prégnante, figuration des dernières traces, dévoyées ou grotesques, d'une religion, d'une histoire et d'une culture chrétiennes qui n'en finissent pas de mourir, curiosité, moins amusée qu'il n'y paraît, pour un ésotérisme intelligent (il y en a de très sots) et, bien sûr, maîtrise, en tout cas en superficie, de la technique narrative, complexité des différentes pièces du puzzle, patiemment assemblées par un fin ordonnateur qui, sans la moindre hésitation, déroule chacun des innombrables fils composant l'image dans le tapis.
Avouons-le : le métier à tisser, la science narrative d'Aurélien Bellanger démontrent une maîtrise assez rare, composent la figure pour le moins trouble d'un jeune écrivain mélangeant sans trop d'efforts Raymond Abellio et Michel Houellebecq, l'actualité récente ou plus ancienne avec d'audacieuses hypothèses (bien que les innombrables digressions qui parsèment son texte ne possèdent pas toutes, comme celle sur le... micro-onde, cf. p. 279 !, loin s'en faut, une cohérence interne, instinctive, s'inscrivant dans la trame générale du roman), et sont de fait plus impressionnants, en fin de compte, que le motif composé à si grand renforts de signes et de pistes entrevues, d'aperçus sur la paléontologie, l'historiographie, la géographie, la politique, la technologie, etc. Un historien du futur pourra se référer n'en doutons pas aux textes d'Aurélien Bellanger, s'il souhaitait disposer d'un résumé de l'histoire industrielle de la France de ce dernier siècle, et la plus petite invention de procédé industriel n'aurait alors plus aucun secret pour lui.
Reste une lecture, assez prenante toutefois, malgré bien des passages qui ressemblent à des incrustations de volumes de la célèbre collection Que sais-je ?, et dont l'utilité ni même, je l'ai dit, la cohérence, ne sont forcément visibles : quel intérêt, ainsi, de détailler par le menu les propriétés de tel essieu de train ou de telle invention de boulon (j'exagère à peine), si ce n'est pour tenter d'étayer la révélation finale, qui parodiera justement le langage et les codes de la science, mais n'en restera pas moins nébuleuse ? Cette révélation, assez décevante du reste, ce sont près de 500 pages qui l'ont préparée, qui ne parviennent pas toutes, loin s'en faut, à maintenir intacte notre concentration (car il en faut) et notre hâte pour trouver le fin mot de l'histoire.
Un tel défaut, outre qu'il alourdit le roman d'une bonne centaine de pages au bas mot, nuit à sa rigueur et à son implacable logique et même renforce l'espèce de maniaquerie avec laquelle Aurélien Bellanger, tel un ingénieur devenu fou, systématise par le menu chacun de ses personnages. On croirait parfois lire un Zola tombé dans le gâtisme, lorsque le moindre second couteau a droit à une généalogie en règle, qui semble s'étendre jusqu'au néolithique. Et pourtant, nous ne savons pratiquement rien des pensées et des émotions de ces personnages, comme s'ils n'étaient que les ventriloques peu récalcitrants de l'auteur pressé de tout dire et, surtout, écrire.
Un tel défaut rend en outre confus le propos de l'auteur : son roman semble tiraillé entre des forces contradictoires (passé / présent; progressisme à tout crin / survivance aristocratique et même secrète d'anciens rites; expansion / contraction, force centrifuge / force centripète; intérieur, profondeur de la terre / extérieur, surface de la planète, etc.), forces qui, exposées de manière plus secrète, plus elliptique, eussent fait du roman un bolide alors qu'elles n'accouchent que de pages qui finissent par se perdre en digressions infinies, qui aboutissent finalement à des explications moins complexes que vaseuses, durant les toutes dernières pages du roman par exemple, sur une découverte censée révolutionner l'histoire du monde.
Le premier chapitre, efficace et ample, donne ainsi la clé du roman, puisqu'il entremêle ces différentes thématiques, y ajoute la dimension apocalyptique qui caractérise l'écriture d'Aurélien Bellanger, et résume son propos théorique sur le «rebond armoricain» (cf. p. 17), qui aura des conséquences jusqu'aux temps modernes, par la découverte finale d'une grotte qui présente toutes les caractéristiques d'une de ces réalités si chères à Maurice G. Dantec, et qu'il n'est jamais possible de nommer autrement qu'en employant des négations et des analogies (1).
Ces dernières pages me semblent constituer un échec narratif, malgré des apparences pouvant laisser croire que la tension interne du roman, bien réelle au vu des forces qui l'animent, s'est enfin résolue par le biais d'une explosion symbolique (celle de la grotte, censée empêcher le passage de la nouvelle ligne de LGV inaugurée en grande pompe, voire un projet d'attentat au moment où passera le train présidentiel), mais aussi réelle, celle de l'écriture d'Aurélien Bellanger, point dépourvue de qualités (2).
En somme, l'explosion finale, qui empêche la France, l'humanité entière de connaître l'existence d'une grotte qui eût définitivement consacré la grandeur (et l'indépendance) de la terre armoricaine, cette «Marche de Bretagne» (p. 130) si mystérieuse et toujours pressée de se séparer du continent et d'un «pays aussi mort qu'un étang gelé» (p. 72), comme si elle était attirée par une force la conduisant à une tout autre destinée que celle de faire coïncider, discrète allusion à Houellebecq, «la carte du pays avec son territoire» (p. 59), cette explosion dynamite la patiente et complexe architecture du roman lui-même.
Tout reste ainsi trop abstrait et, malgré des dizaines de pages évoquant par le menu les origines des nombreux personnages, ceux-ci ne sont que des ombres qui d'ailleurs parlent très peu (les dialogues directs eux-mêmes, très rares, semblant répugner à l'auteur), comme si, en effet, Aurélien Bellanger n'avait rêvé son roman à la «structure abstraite» qu'à la façon dont un ingénieur fantasmerait, allez savoir, sur des «cuves pressurisées en acier blindé», des «tuyaux bleus et rouges», des «turbines et de[s] transformateurs» (p. 79). La tête plutôt que le cœur, même si celle de ce jeune auteur est indéniablement bien faite. Il en faut cependant plus (ou moins, c'est selon) pour être un écrivain.
Alerte apocalyptique, théories ésotériques mais aussi, et c'est sans doute l'aspect le plus réactionnaire du livre (réactionnaire, au sens que donnent à ce mot les journalistes, qui, visiblement, n'ont pas lu le roman d'Aurélien Bellanger, car ils l'eussent alors vertement critiqué), énonciation des conséquences d'un christianisme en déclin qui, en France, ne survit qu'à l'état de signes et d'inversions, comme s'il avait été presque définitivement vaincu par le progrès, ainsi que l'indique cette image superbe : «Les cartographes avaient réussi à épingler à leur table, comme la peau retournée du cadavre d'une religion morte, les espaces vides du ciel et les laves infernales des profondeurs de la Terre pour leur donner une forme plane» (p. 142), la vision que déploie l'auteur est cohérente, sans doute fort juste, mais elle ne convainc pas, parce qu'elle manque son but : un roman ne convainc pas, il émeut ou bouleverse, enseigne, aussi, à sa façon trouble qui ne peut en tout cas être celle d'une thèse, avec laquelle se confond trop souvent l'entreprise de l'auteur. Certes, nous avons lu quelques thèses moins maîtrisées que celle d'Aurélien Bellanger, mais de bien meilleurs romans, et infiniment plus simples.
C'est justement cette planification, cette réification méthodique et rationnelle de la réalité qu'Aurélien Bellanger critique, qui n'est autre qu'une course au progrès lancée, du moins selon lui, depuis des milliers d'années, et qui ne cesse de provoquer l'ébranlement des structures de la civilisation, des transports, de l'argent, mais aussi, et c'est le point le plus littéraire de cette tension, l'écriture de l'auteur, jamais plus efficace que lorsqu'elle semble se replier sur elle-même, et être vaincue par une force d'attraction mauvaise qu'il s'agit alors à tout prix de contrer, de conjurer, de battre en brèche, pour empêcher que le roman ne s'effondre comme un de ces astres occlus (ou trous noirs) qui hantent les profondeurs de l'espace et les songes des astrophysiciens : «Clément voulait écrire le roman complet de l'histoire des hommes. Il rêvait d'individus ressuscités d'entre les morts, et connus jusque dans leurs structures mentales, dans leurs économies domestiques, dans leurs projets interrompus par la mort, connus jusque dans leurs maladies génétiques non déclarées et dans leurs rêves oubliés au réveil» (p. 162). C'est bien sûr là, à peine transposé, le projet romanesque d'Aurélien Bellanger lui-même, que Zola eût applaudi sans réserve, mais que notre jeune romancier, lui, s'efforce (sans doute comme son prédécesseur) de déjouer à tout prix. Je crains qu'il n'y soit que fort imparfaitement parvenu.
De là la permanence, comme dans le meilleur roman de Houellebecq, d'une dimension religieuse, apocalyptique, eschatologique, évidente dans le roman d'Aurélien Bellanger, l'explosion finale pouvant être interprétée comme la figuration du jugement dernier tant de fois évoqué dans L'Aménagement du territoire. Il s'agit ainsi, à tout prix, de trouver une porte de sortie, d'explorer, d'entrevoir seulement même, une trouée sur un lieu, un temps, qui ne soient pas ceux que nous connaissons. Pourtant, Aurélien Bellanger, comme d'ailleurs son si visible inspirateur Michel Houellebecq, s'ils possèdent l'intelligence de comprendre que le christianisme continue d'infuser la moindre veine des organismes exténués français et même européen, paraissent tout gênés devant ce monstre qu'ils ont attrapé non par la queue mais par sa plus minuscule écaille, et ne savent plus que faire de lui. C'est ainsi que, comme je l'ai écrit, Michel Houellebecq ne fait plus que se répéter, et son domaine se réduire drastiquement, sombrant même dans l'insignifiance de vers de mirliton. Dans le doute, ils enfilent leurs gants de latex, posent un masque chirurgical sur le nez et procèdent à l'exercice qui n'a plus aucun secret pour eux, ce qu'ils savent faire le mieux, je veux parler de la dissection. Disséquer, du moins pour un romancier, ce n'est pas écrire, et il faut posséder une science consommée, voire, tout simplement, du génie, pour parvenir à établir et construire un de ces romans monstrueux sur les bases-mêmes que leur écriture ne cesse de saper.
De fait, Aurélien Bellanger semble éprouver toutes les peines du monde à s'extraire d'un paradoxe ou plutôt, dans ce cas, d'une aporie, qu'il a lui-même mise en scène. D'un côté, la puissance du mouvement, de l'invention, l'exaltation de l'espace, de la hardie migration de populations entières vers l'Ouest, de l'invention, de la machine, comme le «tunnelier et la construction de viaducs de très grande portée» permettant ainsi «au train d'écrire son histoire librement, loin des contraintes originelles de la géographie physique» (p. 164), la «carte de la grande vitesse étant une carte autonome» (p. 165), les automobiles étant elles aussi, «dès le commencement libres et autonomes comme des satellites en orbite basse» (p. 194), la Bretagne elle-même étant animée d'un mouvement centrifuge qui l'éloigne de Paris (cf. p. 203) et même du continent, toute l'histoire imaginée par Aurélien Bellanger n'ayant d'autre finalité que la grande explosion apocalyptique de la fin du monde (cf. p. 225), comme si l'ange de l'Histoire de Walter Benjamin ne pouvait, décidément, pas s'arrêter, le vent furieux du progrès le poussant vers l'avant sans relâche, l'Apocalypse étant encore, dirait-on, une forme de progrès paradoxal plutôt que la révélation de toutes choses, donc la fin de l'Histoire. De l'autre, un constat de permanence, en dépit ou peut-être à cause de la géographie secrète longuement évoquée au chapitre 18 : une fois que «l'eau s'est retirée, que l'opération chimique a fini de dégager sa chaleur, il reste cette pierre, dure et illimitée, le miroir de la volonté des hommes» (p. 183) qui sera de nouveau figurée, sous la forme d'une dalle immense d'or pur, dans les toutes dernières pages du livre, et qui contrebalance et même met en échec les tentatives de dissidence, y compris territoriales (cf. p. 246), d'une terre sacrée désireuse de se désamarrer d'une France qui, «comme fiction, a assez vécu, et s'est embaumée seule dans un progressisme dévitalisé et une fiscalité mortuaire» (p. 243). Il y a dans le roman d'Aurélien Bellanger une aspiration secrète, battue en brèche par les dernières lignes, consistant à ne plus bouger, ne plus s'étendre, ne plus avancer, retrouver les rythmes solennels d'une Histoire désormais perdue, singée dans le miroir inversé du progrès. D'un côté donc, les forces antagonistes du progrès et de la réaction (dont la description, concernant les crises toutes récentes de la France gouvernée par les socialistes, ces idéologues incompétents, est ramassée à la page 254; voir aussi l'analyse de l'extrême droite comme «lent poison qui servait à détruire la machination progressiste qui s'était emparée de l'Histoire», p. 289), forces qui se livrent une guerre sans merci au travers des siècles d'une France et d'une Europe devenue «le continent de la fin de l'Histoire» (p. 258), de l'autre l'évidence de la fin de partie, de la mort du christianisme, des «premiers signes d'épuisement de la race humaine» (p. 272), la certitude d'être parvenus, comme l'un des personnages, Pierre, dans un «endroit honteux, sans signification et vide» (p. 259), alors que nos conspirateurs auront été bien incapables de casser la bouteille fermée de l'Histoire, «d'en casser le col d'un geste simple pour rétablir le temps dans ses droits» (p. 289).
D'un côté encore, la force centrifuge animant les indépendantistes «en Corse, en Bretagne et aux Pays basque» (p. 302), force capable de «provoquer une cassure inédite à l'extrémité ouest du continent eurasiatique» (p. 378), la marche inéluctable du progrès qui fait du pétrole la grotesque incarnation, sur Terre, de Dieu (cf. pp. 320-1), d'un côté donc, présenté en une magnifique image, ce qu'Aurélien Bellanger appelle le «piège démoniaque de la modernité, celui d'un présent perpétuel retenu à une anse morte du temps, bague folle coulissant sur le rebord extérieur des choses, comme les mains d'un technicien de laboratoire utilisant toute une verrerie de délicatesse pour se protéger de la tragique acidité des choses qu'il manipule» (pp. 411-2), de l'autre un présent où le Christ et Dieu ne peuvent s'inscrire que de façon détournée, grotesque (cf. pp. 365, 415, 438), où les hommes sont bel et bien bloqués, selon la théorie du «rebond armoricain» mais inversée cette fois-ci, et ne peuvent plus avancer, et restent alors incapables de construire «des péninsules de substitution, d'abord secrètes et verticales, les mégalithes, puis seulement symboliques, avec l'apparition des sociétés hiérarchiques» (p. 454); d'un côté enfin l'idée que «l'histoire existe et ne recommence pas toujours», le progrès étant en fin de compte «l'idée que tout cela possédait un sens et une direction» (p. 459), de l'autre l'explosion finale qui volatilise le château s'enfonçant dans la grotte elle-même détruite, le village d'Argel restant à tout jamais en dehors de l'Histoire, le roman d'Aurélien Bellanger, lui, ne parvenant pas à incarner de façon romanesque une belle ambition qui doit tout, ultime retournement, à la modernité moquée et exécrée, et d'abord sa singularité ou, version moins aimable, son échec : ne jamais parvenir à s'incarner, ne disséquant, mais avec quelle minutie nous l'avons vu, le rebord extérieur des choses, condamné, comme une machine devenue autonome, «sans conducteur ni passagers, pendant l'éternité du temps» (p. 478), à ne jamais pouvoir faire halte.

Notes
(1) Ainsi apprenons-nous tour à tour, dans la partie sans doute la moins convaincante du roman, que la grotte est «une sorte de banque centrale», et aussi «une sorte de superordinateur destiné à effectuer des projections et des simulations» (p. 460) et aussi «Fort Knox et le pavillon Breteuil : l'endroit où sera stocké ce qui garantit la valeur de tout le système» (p. 463) et aussi qu'elle possède «un pouvoir de destruction quasi instantané» (p. 465) et aussi qu'elle serait «une sorte d'interrupteur du temps» (p. 466). Autant dire que nous ne savons pas bien ce qu'elle est, sinon une singularité près de laquelle les lois de la physique, et apparemment aussi le pouvoir de description de l'auteur, n'ont tout simplement plus cours.
(2) Métaphoriques par exemple, tant sont nombreuses les belles images : «Pierre eut à Fougères l'impression de toucher l'histoire de France du doigt, une histoire aussi aiguë que le fuseau de la Belle au bois dormant» (p. 48) ou bien «Les ardoises du toit bougeaient comme les écailles d'un poisson de rivière» (p. 121) ou encore «Laval, au nom réversible fait pour coulisser autour de son fleuve comme la barre d'un verrou» (p. 125).

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