Un Cahier de l'Herne Joseph Conrad encalminé dans les eaux troubles de l'Université Lyon 2 (04/03/2015)

Photographie (détail) de Juan Asensio
2132877036.jpgJoseph Conrad dans la Zone.





3402061153.jpgCœur des ténèbres et Le Transport de A. H. de George Steiner.





1659901380.jpgCœur des ténèbres et The Hollow Men de T. S. Eliot.





641179457.jpgCœur des ténèbres et Monsieur Ouine de Georges Bernanos.







IMG_0840.jpgÀ propos de Cahier de l'Herne Joseph Conrad (sous la direction de Josiane Paccaud-Huguet, Éditions de l'Herne, 2015).
LRSP (livre reçu en service de presse).

L'un des dangers les plus sournois qui menace un écrivain me semble moins résider dans le fait qu'il demeure à la merci des passants, comme Jean-Loup Bernanos l'écrivait de son père, qu'à celle des universitaires. Les premiers, après tout, ne s'arrogent que fort rarement le droit de détenir la vérité sur celui qu'ils ont lu. Les seconds, en revanche, feront tout ce qu'ils peuvent pour vous empêcher de pénétrer dans la citadelle pseudo-herméneutique et interprétative dans laquelle ils se sont enfermés avec leur idole, lui consacrant un culte non seulement exclusif mais fanatique. Le dernier Cahier de l'Herne consacré à Joseph Conrad illustre ce risque, et il est navrant que, parti de la Tamise, le fier yawl de croisière où Marlow raconte telle de ses sombres et énigmatiques aventures soit venu, assez lamentablement, s'encalminer sur les berges du Rhône, à quelques coudées à peine des grosses péniches chargées non pas de sable mais de la poudre de savoir universitaire, aussi ténue que de la gaze mais néanmoins étouffante, avec laquelle les écrivants colmatent leurs poussives galères.
IMG_1496 Conrad.jpgBien sûr, il y a de tout dans cette auberge espagnole éditoriale que représente un Cahier de l'Herne, et même de bons textes : dans celui-ci, les plus intéressants sont encore ceux de Joseph Conrad lui-même lesquels, sans être inconnus, sont parfois difficiles d'accès ou ont été ici traduits pour la première fois. Ce sont aussi ceux d'autres écrivains comme l'admirable Robert Penn Warren, qui jugent les œuvres de son confrère admiré. Les quelques pages, extraites de ses New and Selected Essays parus en 1989 chez Random House, intitulées Le grand mirage, valent à peu près l'ensemble des contributions, heureusement assez courtes, de nos universitaires rhônalpins ou apparentés.
Ces universitaires, conradiens à leurs heures comme on est moussaillon, semblent en effet presque tous être passés par l'Université Lyon 2, où même y exercer leurs talents en tant que professeurs. C'est le cas de celle qui a ordonné ce Cahier de l'Herne, Josiane Paccaud-Huguet, professeur au Département d’Études du Monde anglophone qui écrivit, voici quelques années de cela, un projet de lecture qui ne pouvait que me faire craindre le pire, pire qui se révéla concrétisé par la direction d'un volume publié par Minard et consacré à Joseph Conrad, dans lequel nous pouvions lire : «Lire Conrad selon une approche postmallarméenne du langage, éventuellement avec Freud et Lacan, ne visera donc pas à réduire le texte mais au contraire à l'ouvrir au regard d'une humanité qui aux dires de l'auteur lui-même «a dépassé le stade des contes de fées, romantiques, réalistes ou mêmes épiques»» (1). C'est, en même temps que se placer sous le patronage ridicule d'une modernité vaguement déconstructrice et libérée de soi-disant pesantes contraintes, ne strictement rien dire, si ce n'est planquer son évident manque de talent derrière les propos d'un écrivain, pour mieux l'affadir et prévenir toute critique pouvant être adressée à ce type de lectures.
Outre le nom de Josiane Paccaud-Huguet, nous trouvons dans ce volume ceux d'autres anciens étudiants / professeurs de Lyon 2 comme Patrick Tourchon, chercheur indépendant mais auteur d'une thèse à Lyon 2, Louis-Antony Martinez, docteur es lettres et auteur d'une thèse soutenue à Lyon 2, Claude Maisonnat, professeur émérite de littérature anglaise à Lyon 2, auteur d'une étude assez oubliable intitulée Utopie / dystopie : les avatars du sujet dans The Shadow Line, ce qui fait toujours plus snob que de donner le titre en français, La Ligne d'ombre, Pierre-Julien Brunet, qui étudie les lettres modernes et l'anglais à Lyon 2, et enfin Catherine Pesso-Miquel, professeur émérite de littérature britannique et de nouvelles littératures anglophones, exerçant comme il se doit son art à cette même université décidément conradienne jusqu'au bout de sa plus humble secrétaire, Lyon 2 bien sûr. Afin de faire bonne mesure, et de contribuer à la nécessaire synergie propédeutique entre Lyon 2 et son éternelle rivale (j'en viens) mais très proche voisine géographique Lyon 3, je signale le nom de Catherine Delesalle-Nancey, professeur, donc, à cette dernière université, elle-même auteur d'un texte dont je ne me souviens même plus quelques secondes après l'avoir lu.
Comme je le disais, tout est parfaitement banal, oubliable, parfois approximatif (2) dans ce volume, à l'exclusion des textes de Joseph Conrad et de ses pairs écrivains, et ce ne sont pas les ridicules pseudo-études de Josiane Paccaud-Huguet (bien évidemment intitulée L'artiste et le psychanalyste, pp. 210-15) et celle de la très féministe Nathalie Martinière (bien évidemment intitulée La pensée du féminin et le féminisme, pp. 226-8) qui établiront le contraire. Finalement, le seul texte à peu près passable, digne non pas d'une étude en bonne et due forme, mais d'un travail s'approchant d'un quelconque intérêt universitaire est celui du très brouillon Michel Arouimi, qui évoque les liens entre Joseph Conrad et Arthur Rimbaud. Comme dans son livre pratiquement illisible, Jünger et ses dieux. Rimbaud, Conrad, Melville (Éditions Orizons, coll. Profils d'un classique, 2011), que j'évoquais dans une note sur Héliopolis de Jünger, l'auteur semble pressé de tout dire, fondant son intuition d'un rapprochement de forme et de fond entre Rimbaud et Conrad sur la biographie de Charles Whibley publiée en 1899 sur l'homme aux semelles de vent, un texte que lut Conrad selon Arouimi. J'extrais de cette pourtant très courte étude le seul passage qui résiste tant bien que mal à une lecture à tête reposée : «Si Conrad et Rimbaud sont les poètes les plus fascinants de leur époque, il faudrait méditer sur le sens de leur exil africain, prétexte à une prise de conscience du fondement le plus «horrible» de la vocation poétique, autrement dit la violence obscure, mieux assumée dans le silence de Rimbaud» (p. 189). Propos lisible, pas moins vague cependant, mais enfin, la perspective d'un rapprochement entre les destinées de ces deux horribles travailleurs que furent Conrad et Rimbaud, perspective également mentionnée par Jacques Darras, dans sa préface aux Nouvelles complètes de Conrad dans la collection Quarto (Gallimard), est fascinante.
N'étant, comme il se doit, jamais mieux servi que par soi-même, j'ai indiqué mes propres travaux sur Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, un texte que j'ai rapproché coup sur coup de trois grands autres textes avec lesquels il me semble entretenir des relations troubles. En amont du fleuve remonté par Marlow si je puis dire, les Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre mais aussi, en aval, le Transport de A. H. de George Steiner. Je rappelle que cette étude, dont George Steiner lui-même me confirma la justesse, a paru dans un... numéro des Cahiers de l'Herne que Josiane Paccaud-Huguet aurait bien évidemment dû connaître, non seulement par simple curiosité intellectuelle, cette vertu qui n'est pas très répandue il est vrai au sein de l'Alma Mater, mais, tout bonnement, parce que son auteur préféré, Joseph Conrad, y figurait. Qui se prétend spécialiste d'un auteur se doit tout de même, dans la mesure du possible, de s'informer de ce qui a été écrit sur lui, quand bien même ces textes heurteraient ses plus profondes convictions intellectuelles. Ensuite, une fois encore en aval, tout d'abord The Hollow Men de T. S. Eliot, et, plus surprenant sans doute et en tout cas, à ce jour, un point de vue original, Monsieur Ouine de Georges Bernanos, une longue étude dont j'ai indiqué en note les références.
Les lecteurs un peu plus conséquents que Josiane Paccaud-Huguet, et peut-être même cette dernière nous pouvons nous prendre à rêver, pourront utilement consulter ces trois textes sans avoir besoin de débourser le prix assez élevé d'un volume des Cahiers de l'Herne, prix qui ne se justifie, dans le cas qui nous occupe, absolument pas à mes yeux. Ces mêmes lecteurs n'auront de toute façon qu'à se référer aux magnifiques travaux de Sylvère Monod sur Conrad, ainsi qu'à son édition des romans de cet auteur dans la collection de la Pléiade, et consulter dans une librairie, par simple curiosité, un Cahier de l'Herne sans intérêt et, comme toujours, assez mal relu et corrigé.

Notes
(1) Joseph Conrad 1. La fiction et l'Autre (Minard Lettres Modernes, coll. La Revue des lettres modernes, 1998), p. 2. J'avais exprimé quelques réserves sur la lecture psychanalytique ridicule d'une certaine Nadia d'Amelio-Martiello dans mon propre article rapprochant Cœur des ténèbres de Monsieur Ouine, cf. Bernanos 23. Monsieur Ouine 3, l'écriture romanesque et l'univers du Mal (Minard Lettres Modernes, coll. La Revue des lettres modernes, 2004), pp. 173-228).
IMG_0843.jpg(2) Comme le fait de ne même pas exactement retranscrire les propos, écrits dans le français quelque peu approximatif qui était celui de Conrad, ainsi qu'en témoigne cette photographie d'une de ses lettres, accompagnée, donc, de sa légende fautive.

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