L’Amérique en guerre (2) : l’Irak de Phil Klay dans Fin de mission, par Gregory Mion (15/06/2015)

Crédits photographiques : Carlos Barria (Reuters).
À ma grand-mère, Marguerite Giordano-Mion, disparue le 9 juin 2015.

2578865313.jpgL’Amérique en guerre, 1 : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien.




3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





L’homme défiguré, symbole d’impossibilité morale


On a coutume de penser que la guerre idéale serait celle qui n’impliquerait que des soldats et qu’elle devrait idéalement se dérouler en mer ou au désert, loin, donc, de toute présence civile. Ce serait une guerre à l’état pur, soucieuse des règles de combat, peu disposée à la démesure des hommes et forcément attentive à l’égalité morale du champ de bataille. Dans ce type de guerre, tout civil tué relève d’un acte meurtrier et toute violence gratuite et hasardeuse devient l’objet d’une condamnation ferme. On peut lire cet argument de droit dans Guerres justes et injustes de Michael Walzer, en même temps que l’on y trouve sa déconstruction par les faits puisque la guerre est rarement le lieu d’un comportement stationnaire. Plus la victoire se fait pressante, plus la défaite a tendance à faire peur, et dans cet ordre-là de considération, on observe que l’inflation de la fin produit une inflation des moyens, comme s’il s’agissait ici d’une formule imparable de proportionnalité (1). En d’autres termes, s’il faut gagner à tout prix, la stratégie s’adapte et suggère un dépassement des règles morales de base, ce qui est susceptible de favoriser la manifestation typique d’un hubris militaire. Quand les hommes sont à ce point garants de la nécessité de vaincre, leurs critères moraux perdent en indépendance et aspirent à se confondre avec le chaos d’un ordre pulsionnel. Cela engendre évidemment une transfiguration négative de l’humanité. Tout soldat porte en lui l’identité d’un civil, et le visage qu’il montre à la guerre ne saurait pleinement nous autoriser à le nier au prétexte qu’il serait volontairement engagé sur le champ de bataille. À suivre la philosophie de Levinas dans Totalité et Infini, on dira que le visage, quel qu’il soit et quel que soit son propriétaire, doit nous inspirer l’interdiction morale suprême, c’est-à-dire le commandement absolu qui doit nous empêcher de tuer autrui. L’idée même que la guerre puisse envisager l’autre comme l’objet d’une pure défiguration soulève n’importe quel cœur et donne d’emblée l’impression d’une incomparable dilapidation d’intelligence. En réalité, qu’un visage puisse être légalement défiguré par la guerre en dit long sur les arrangements que nous sommes prêts à passer avec notre sens moral.
Ainsi toute bonne littérature ayant pour sujet la guerre décrit admirablement le dispositif qui consiste à dissoudre le sujet humain à travers le filtre d’un combat qui se veut toujours légitime, mais qui, à bien y regarder, ne semble l’être que par une trop grande promptitude à affirmer que le légal signifie le juste. Or cette équivalence un peu précipitée du légal et du juste est d’autant plus problématique qu’elle est interrogée par la méthode exploratrice de la littérature, car l’hypothèse fictionnelle apporte une plus ample compréhension de la question par rapport à tout autre traitement classique, qui privilégiera naturellement le registre de l’explication. L’intérêt d’une telle préférence se justifie quand l’auteur a lui-même connu la guerre. Vétéran de l’US Marine Corps, Phil Klay a combattu plus d’une année en Irak entre janvier 2007 et février 2008. À l’instar de son prédécesseur Tim O’Brien, vétéran du Vietnam dont la carrière des lettres a atteint son apogée lors de la publication de The things they carried en 1990 (2), Phil Klay est remarqué lorsqu’il publie en 2014 son recueil de nouvelles Redeployment (3), immédiatement acclamé comme un livre qui compte outre-Atlantique. Composé de douze nouvelles, ce livre fait essentiellement incursion dans le quotidien de la guerre en Irak, l’Afghanistan n’étant évoqué qu’une fois, dans une histoire intitulée «À moins que ce ne soit une plaie aspirante au thorax» (cf. pp. 253-287). Autre récurrence, extérieure au territoire irakien, la mention du Camp Lejeune, base des Marines située en Caroline du Nord, lieu de rassemblement des troupes dites «en préparation», antichambre de la guerre, zone de formalisation des esprits et d’affûtage des corps. Le Camp Lejeune est aussi le point de retour des soldats qui ont achevé leur mission, sas de décompression avant la réimplantation civile officielle (cf. pp. 9-25).
La description du retour au pays après des mois d’affrontements est éloquente sur l’état général du soldat. Que le premier texte du recueil s’ouvre sur la perspective d’un retour à la civilisation donne le ton, comme si c’était là le résultat brut d’une addition de traumatismes que les autres nouvelles auront à raconter. Le personnage qui revient est le sergent Price. Ses souvenirs du champ de bataille sont épars, mais ils sont marqués par certaines violences caractéristiques, comme par exemple le fait de tirer délibérément et gratuitement sur des chiens, preuve que l’humanité s’est effondrée dans le mental des hommes en guerre. Bien qu’il avoue apprécier les chiens (cf. p. 9), le sergent Price saisit à rebours la dimension pour ainsi dire transformationnelle de la guerre : il a fallu que quelque chose fasse rupture dans son appareillage conscient pour se livrer à l’absurdité d’une tuerie animale, soit qu’il valait mieux qu’il en fût ainsi car l’animal était devenu l’ennemi de substitution, soit qu’il ne pouvait en être autrement, la guerre n’étant de toute façon qu’un procédé de déshumanisation durant lequel l’homme est prêt à chosifier n’importe quoi pour en faire une cible de soulagement. S’en prendre aux animaux revient donc peut-être à faire un double aveu : celui, d’une part, d’une reconquête de puissance car l’animal apparaît toujours comme étant vulnérable, si bien qu’il est facile de le tuer et de se sentir revivre à travers l’acte d’ôter la vie ; celui, d’autre part, d’une dévastation morale du sujet, qui ne peut que renoncer à respecter ce qui l’entoure, lui-même se croyant menacé par le moindre mouvement. Une autre idée consisterait à poser que les hommes, parfois, tuent des animaux pour se donner des émotions fortes, néanmoins cela nous éloigne du contexte de guerre et sous-entend que tout homme, quelle que soit sa position dans le monde, n’échappe pas à la corruption morale et incline à la démesure (4).
Bornons-nous par conséquent aux effets potentiels de la guerre sur l’homme plutôt qu’à la nature supposée de celui-ci. Il ne fait aucun doute que la guerre est un puissant agent de transformation. Elle attaque la santé psychique avec véhémence, aussi n’est-il pas vain, en ce sens, de partir du principe que la guerre libère un certain nombre d’interdits que le Surmoi a intériorisés. Les circonstances d’un combat humain, capitalisées dans la violence littérale de la guerre, sont autant d’éléments déclencheurs de ce que les hommes s’abstiennent de faire en temps normal. Par exemple, l’un des interdits les plus communément recensés pendant une période de guerre concerne le viol. Les récents soupçons de viols que des soldats français auraient commis en Centrafrique ne sont qu’une affaire parmi tant d’autres. Mais, encore une fois, c’est la fiction qui nous livre un meilleur compte-rendu du phénomène, et quiconque s’intéresse à l’irruption de la folie guerrière appréciera avec retenue le film Flandres de Bruno Dumont, dans lequel on voit partir à la guerre un groupe de jeunes hommes bourrus, événement qui précipitera leur maigre Surmoi à sa perte et qui fera d’eux une horde violente complètement désinvestie de sa mission présumée. Presque tous punis par une justice à la fois improvisée et terrifiante, l’un d’entre eux fait son retour en France et laisse entrapercevoir une probable reconstruction, aussi poussive et pénible que celle que nous rapporte le sergent Price, conscient de l’ambiguïté que la guerre a jetée entre les soldats et leurs compagnes respectives (cf. pp. 19-20). Les femmes se demandent ce que les hommes ont vu ou fait, et les hommes, quant à eux, sont obligés de négocier avec l’altération de leur identité. Price fait allusion au changement de ses perceptions, à l’état d’hyper-vigilance dans lequel la guerre l’a poussé (cf. pp. 21-2).
Un autre candidat à la réadaptation sociale évoque un retour aux «choses élémentaires» (p. 37), lorsqu’il faut assister un camarade à l’heure du repas, lorsqu’il faut lui apprendre à réutiliser sa petite cuillère pour manger. Un autre, encore, met les pieds dans le plat en avouant qu’il faut réapprendre à toucher une fille, parce que ses missions dans la section des Affaires Mortuaires ont profondément modifié son rapport au corps (cf. pp. 79-80). Ce même homme, qui fut le psychopompe des malheureux tombés sous les balles ou sur une mine (dite EEI ou Engin Explosif Improvisé), raconte le contraste de son quotidien avec celui des autres Marines, parce que son travail se fait dans le silence alors que ses collègues du front bravent une cacophonie qui peut à tout moment sonner le glas. Tandis que les groupes d’intervention et les artilleurs fournissent les cadavres, les employés du service de récupération et de traitement des corps sont chargés de les évacuer, comme une calme cérémonie de clôture après les bruyantes luttes armées (cf. p. 300). Cet ancien préposé aux devoirs funéraires reconnaît la bizarrerie émotionnelle avec laquelle il s’est familiarisé et cela confirme l’idée que la guerre est cause de transformations significatives. En effet, lors de discussions qu’il peut avoir avec un monsieur-tout-le-monde, il n’attend pas le respect des civils envers ce qu’il a accompli, mais il cherche à les écœurer plus qu’à les renseigner sur la véritable nature de ses mandats (cf. p. 84). Il est possible, du reste, que cette attitude ne soit au fond qu’une preuve standard de haine du civil de la part du vétéran (cf. pp. 181-194) (5).
À beaucoup d’égards, il paraît incontestable que la guerre induit une régression de la personnalité dans une espèce de sauvagerie où culminent la méfiance et l’hostilité, tout comme il semble que la guerre accentue des traits communs de caractère, ce que l’on pourrait justifier avec la fanatique prudence du sergent Price, désormais habitué à voir le monde par le biais d’une sorte de phénoménologie du risque, ou ce que l’on pourrait aussi valider avec le développement des réactions superstitieuses (cf. p. 56). La guerre invite à la surinterprétation des signes et si l’on croit qu’une embuscade a été évitée ce jour parce que l’on a fait une chose à la place d’une autre, le lendemain, assurément, on répètera le même geste, entretenant la conviction qu’un infime détail est susceptible de peser dans la balance de Vie et de Mort. Tout cela, en définitive, parce que la guerre nous incite à penser que le monde entier conspire contre nous et qu’il est indispensable d’en débrouiller les secrètes manigances. En outre, il n’existe pas de délire cabalistique mineur dans l’intimité de la guerre. Une génération de paranoïaques est revenue aux États-Unis après chaque conflit. Cependant, la paranoïa n’est qu’une affection parmi des milliers vis-à-vis de ce qu’on appelle le PTSD dans le jargon médical et qui apparaît ici et là dans les textes de Phil Klay (post-traumatic stress disorder, ou trouble de stress post-traumatique). Avoir été au front, dans la proximité ou dans le lointain des bombes, c’est la promesse d’être entré dans l’ère du sujet psychiquement dysfonctionnel.
Des troubles aussi prononcés amènent quelquefois de regrettables conséquences. Cela peut conduire au non-respect des règles d’engagement, telles que les «règles de la riposte graduée» (p. 159), et lorsque celles-ci sont bafouées, il arrive que l’on se dédouane de la mort des civils (cf. p. 158). Bien sûr, aucune morale ne peut interférer dans des situations où les règles sont abandonnées ou contournées. Le Mal ne se vit que dans le secret du petit collectif des troupes, et si jamais ce Mal devait un jour être sondé, il attendrait moins un traitement moral qu’une oreille bienveillante pour entendre l’inaudible. Ainsi la tourmente intérieure qui s’accroche au soldat comme une sangsue grossissante peut aller jusqu’à plonger un homme de foi dans l’incertitude (cf. pp. 152-3). Jugez plutôt. Rodriguez fait des confidences progressives à l’aumônier Jeffery, ce qui perturbe le religieux dans la mesure où cela met en évidence une terrible question : est-ce que la compagnie Charlie, réputée pour sa dureté, a tué des civils par erreur ou par violation des règles ? Les réponses apportées au prêtre ne sont pas encourageantes puisqu’elles établissent un parallèle douteux entre l’extrême violence de la ville de Ramadi et la réaction proportionnelle des soldats en face de cette fureur. Autrement dit, on accepte de penser que les soldats réagissent normalement à des événements anormaux (cf. p. 162), et cette justification comportementale se fait l’écho d’un désir tyrannique : les hommes se sentent tout à fait enclins à tuer des enfants maintenant que la guerre a atteint un genre de paroxysme.
Ainsi, à Ramadi, les paroles religieuses n’ont plus aucune importance (cf. p. 166). Avec un tant soit peu de lucidité, personne ne pourrait exiger de ces soldats qu’ils agissent comme des Saint Jean de la Croix. Non seulement il serait incongru d’espérer la sainteté, mais, de surcroît, «il [serait] choquant de l’exiger» (cf. p. 163). D’un côté comme de l’autre, d’un camp à l’autre, la morale a reculé dans une membrane blasphématoire, et les soldats de Ramadi qui tuent les enfants, aussi bien que les enfants de Falloujah qui s’attaquent maladroitement aux Marines (cf. p. 41), tout ce peuple de désespérance mérite la pitié. C’est une lettre réconfortante du père Connely qui le suggère à Jeffery. Le père jésuite lui écrit que l’homme est une créature faible et malgré le fait que Jeffery ait entendu nombre d’histoires abominables, il n’a été le témoin que d’un péché éruptif, du moins selon le jésuite, façon de dire que le Mal est encore loin d’avoir triomphé et qu’il est peut-être déjà retourné au fond de son volcan (cf. p. 168-9).
Jeffery trouve matière à s’apaiser après cette correspondance, et cela lui inspire un magnifique sermon sur la souffrance (cf. pp. 170-3). Ce sermon demande à ce que l’on apprenne à souffrir en frère humain parce que la seule religion qui puisse être, en définitive, est celle de la souffrance. Nul ne peut vouloir rationaliser chaque mort, qui plus est sur l’avant-scène de la guerre, et nul ne saurait souffrir fraternellement s’il appliquait à la mort une théodicée de mathématicien. Même si la mort est moins surprenante en Irak que presque partout ailleurs, elle doit continuer d’être irréductible aux raisonnements des hommes. L’inverse ne produirait qu’une froide indifférence, or quand les survivants viennent pleurer sur l’épaule du prêtre, ils souhaitent qu’on les accompagne dans le chagrin plus qu’on ne les réconforte à l’aide de discours modulables. Le sermon final de Jeffery est donc la marque d’une évolution spirituelle pour le prêtre, car, auparavant, ses interventions étaient faites d’une substance inappropriée. En fait, avant son échange épistolaire avec le père Connely, l’aumônier était d’une certaine manière trop dans les textes et pas suffisamment proche des hommes. Accepter l’impossibilité morale des soldats offrira éventuellement à Jeffery l’occasion de les investir d’une pénitence, l’occasion inespérée de leur redonner un visage lors même que ces hommes ne seront plus capables de supporter leur propre reflet.

Faire avec la défiguration de la modernité

Les progrès techniques ont marqué l’époque moderne de leur empreinte positive, certes, mais ils ont aussi perpétré un renversement de la raison humaine, lorsque les fins se sont confondues aux moyens, dans une ambiance de fanatisme intellectuel qui a rencontré son apothéose dans la Shoah (6). L’extermination massive des Juifs n’a fait que concrétiser les fantasmes bureaucratiques et économiques. Les camps de la mort ont dépossédé le sujet humain de lui-même, amalgamant les visages à des suites de chiffres tatoués, faisant le jeu d’une dépersonnalisation malsaine. En niant la singularité des victimes et en les forçant toutes à se faire semblables aux autres, la politique hitlérienne les a transformées en animaux que l’on inscrit indifféremment dans les circuits fléchés des abattoirs. Ce modèle de réification humaine n’a malheureusement pas disparu avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a au contraire trouvé à se disséminer dans les pratiques contemporaines de ce qu’il faudrait nommer une biopolitique (7), quelque chose donc de plus perfide encore puisque la violence propre s’est lentement délayée dans la violence figurée. On comprend dès lors en quoi la philosophie du visage de Levinas est de plus en plus mise en déroute. Des processus comme la sélection aveugle par le curriculum vitae (où le visage est figé dans tout ce qui lui succède de renseignements) ou par des concours où le numerus clausus objective le droit d’en être ou de ne pas en être, tout cela favorise la destruction du visage, rejetant l’infinité du mystère au profit d’un cahier des charges rigoureux mais non exempt d’erreur. Il n’est que de voir la santé morale des pays occidentaux pour se convaincre que l’élimination impitoyable des candidats non-conformes devrait à tout le moins être révisée, sinon questionnée.
Par conséquent la modernité ne manque pas de ressources pour permettre d’éliminer autrui sans le regarder. La description de la lunette de tir thermique (cf. pp. 199-201) résume à elle seule notre époque, comme elle pulvérise d’emblée la morale lévinassienne du visage. Un soldat qui fait usage de ce type de technique ne vise pas réellement des hommes, mais plutôt des aplats de couleurs, le blanc étant la marque de la chaleur humaine. Autrement dit le monde que l’œil perçoit se découpe ici en signatures thermiques, ce qui est censé faciliter la pression de la gâchette. Étant donné que le soldat ne distingue plus les visages, il tire sans savoir si la cible apparaît de face ou de dos. La logique de la disparition du visage simplifie le rapport de la conscience humaine au meurtre, et le principe n’est pas différent dans les pelotons d’exécution – si l’on met un foulard sur la tête des condamnés, c’est moins pour les épargner de voir la mort en face que pour soulager la conscience des bourreaux. L’épisode de la lunette thermique, cependant, nous montre un homme mentalement agité car il observe à travers le viseur une masse blanche en train de perdre en surbrillance. Bien qu’il ne soit pas l’auteur du tir, il comprend que ce qu’il voit, c’est un corps à l’agonie, et dans la mesure où la tache blanche n’est pas de grandes dimensions, il se pourrait que ce soit un enfant qui ait été mortellement touché. Il y a dans ce passage une épouvantable absurdité, pour ne pas dire la démonstration de l’ultime grotesquerie humaine. C’est typiquement ce genre de scène qui porte l’homme à la souffrance, à un tel degré de souffrance qu’il en devient malgré lui un animal hurlant (cf. p. 279).
Au chapitre d’une décadence moderne par temps de conflit, on n’omettra pas non plus de signaler que la guerre est productrice d’acronymes (cf. pp. 85-8), comme elle le fut d’ailleurs outrageusement dans les dialectes administratifs du IIIe Reich (8). Parmi les acronymes absurdes de l’Irak, on relève la distinction entre être un «KIA» ou un «WIA», le premier signifiant que le combattant a tout donné, le second signifiant que le sacrifice a été inférieur (9). Outre la fâcheuse discrimination que ce vocabulaire implique, il renvoie également à une schématisation très discutable des actions, faisant du soldat un héros ou un salaud selon ses derniers agissements au cœur d’une situation où il y a eu mort d’homme.
On note ainsi la façon dont le langage peut tromper, la façon dont il peut rendre son objet ambigu, lorsqu’il est à ce point assimilé à une technologie (cf. p. 212). La guerre invente une grammaire où s’agglutinent la logique et l’horreur. La langue de la guerre peut tuer autant que les armes parce que sa parole a parfois le devoir d’être létale (cf. pp. 181-225). Dans la nouvelle «Opération d’influence», Waquih, un étudiant Noir arabophone, raconte comment il était chargé de répondre à la propagande irakienne par une contre-propagande américaine encore plus odieuse et dont le but était de décourager les milices ennemies. Même si une partie de sa mission consistait à expliquer aux Irakiens comment ne pas se faire tuer, l’autre partie, autrement plus essentielle, avait pour objectif de gagner par tous les moyens la «guerre psychologique». À cet égard, on ne peut qu’être consterné par les moyens employés, notamment quand il fait le portrait d’un énorme Humvee recouvert de haut-parleurs, lancé dans les rues belliqueuses de Falloujah et diffusant une haine sans nom, faite de musiques agressives et d’invectives, de sorte à faire sortir l’ennemi de ses cachettes et à l’abattre au sommet de sa colère. C’est précisément de cette manière que le langage s’initie en paroles de mort. Cette folie linguistique ruine non seulement l’idée d’un échange où les conflits pourraient se désamorcer, mais elle rappelle l’hystérie des films Mad Max, avec ses cortèges de véhicules sur-appareillés pour augmenter l’ardeur du combat. De nouveau la fiction qui joue le rôle de complément, avec probablement cette impression que la réalité lui a fourni toute sa matière première.
Toutefois, la modernité n’est pas non plus en reste d’imagination pour se dégager de ses responsabilités directes. Les autorités américaines n’ignorent pas que la guerre d’Irak, dernièrement, a eu son lot d’échecs, ne serait-ce déjà que vis-à-vis des civils. Des tentatives ont ainsi été faites pour atténuer les résultats quelquefois catastrophiques sur le terrain (cf. pp. 89-130). Dans la nouvelle Le dollar, une autre arme, on suit le quotidien d’un volontaire au sein d’une équipe de reconstruction provinciale intégrée, terme pompeux qui désigne un groupe d’hommes missionnés pour réparer les pots cassés. Pendant ses pérégrinations, le volontaire est souvent flanqué d’un professeur-interprète originaire d’Irak, et celui-ci lui dit ouvertement que les Américains, depuis leur arrivée, ont détruit le pays (cf. p. 98). Cela concorde avec ce que lui dit un commandant des Marines : même si le jeune homme a le sentiment de voir la folie, ce n’est pas elle qu’il voit parce qu’il a commencé son volontariat deux ans après la folie (cf. p. 125). En d’autres termes, la folie se contient et s’estompe dans les opérations de reconstruction, et l’une de ces opérations emprunte à l’habitus du sport, n’hésitant pas à se qualifier de « diplomatie sportive » (cf. p. 107). L’enjeu est de domestiquer et d’occuper les jeunes irakiens en leur enseignant le base-ball. L’argument est implacable : on investit de l’argent dans ce projet parce que le Japon, naguère, se serait civilisé par l’intermédiaire du base-ball. Une telle loufoquerie s’inscrit dans la triple définition de la guerre élaborée dans la nouvelle Compte rendu de fin de mission, à savoir que la guerre se compose de 50 % d’ennui, de 49 % de terreur ordinaire, et de 1 % de terreur pure (cf. p. 53) (10). L’exemple du base-ball comme moteur d’apaisement pourrait entrer dans la catégorie de la terreur ordinaire.
Par quelque bout qu’on la prenne, donc, la modernité de la guerre telle qu’elle est approfondie dans Fin de mission propose une essence forcément invariable du conflit (la grotesquerie), mais ses accidents se bousculent entre plusieurs registres de discours. C’est ce qui est bien résumé lorsqu’un personnage affirme que la guerre peut se raconter de deux façons différentes – par la drôlerie ou par la tristesse –, mais qu’elle finit toujours par rejoindre son être de décimation (cf. p. 65). Cette réflexion pose en outre la question de ce que pourrait être le discours le plus idoine à la guerre. Faut-il se contenter du travail de l’historien ? Faut-il s’en remettre aux bulletins d’information ? Ou faut-il multiplier le champ d’investigation du discours en sollicitant les artistes ? Phil Klay, en tant qu’écrivain, fait incontestablement partie des artistes, mais ce qui est sous-entendu dans la nouvelle intitulée Histoires de guerres nous laisse songeur (cf. pp. 227-251). L’un des personnages fait part de son indignation lorsqu’une jeune femme souhaite rencontrer son ami vétéran afin de récupérer du matériau en vue d’une pièce de théâtre. Ce qui l’indigne, c’est que l’on puisse vouloir faire une pièce sur l’Irak juste parce que ce serait intéressant (cf. pp. 248-251). Qui plus est, ce serait d’autant plus intéressant que son ami a eu la figure emportée par les flammes après l’explosion d’une mine. Avant cela, cet ami n’était qu’un «connard ordinaire». Le fait que sa figure se soit enflammée l’a tout de suite propulsé au rang des sujets intéressants, du moins d’après les critères d’évaluation d’une certaine bourgeoisie artiste. Ce qu’il aurait par conséquent préféré, c’est que la guerre ne soit pas abordée ouvertement, mais plutôt collatéralement. Selon lui, une grande œuvre sur la guerre ne devrait pas aller voir les gens qui ont été défigurés; elle devrait à l’inverse mesurer tous les à-côtés d’un tel événement, en suivant par exemple tous les regards qui se fixeraient sur ce visage dévasté au lieu de l’exhiber dans la nudité un peu obscène de ses cicatrices. En un mot, il demande à ce que les artistes se détachent d’un voyeurisme trop complaisant et qu’ils se confrontent au sujet davantage en périphérie, c’est-à-dire en laissant dans leurs œuvres une large part de hors-champ, comme une zone permanente de questionnement. Il nous semble que tous les textes de Phil Klay ne dérogent pas à cette demande.

Notes
(1) Cf. Yehuda Melzer, Concepts of just war (commenté par Walzer, Guerres justes et injustes, Gallimard, coll. Folio Essais, 2006, p. 238).
(2) Publié en France par les Éditions Gallmeister sous le titre À propos de courage.
(3) Également publié en français par les Éditions Gallmeister (Fin de Mission, 2015, traduction de François Happe). Il s’agit de notre édition de référence pour cet article.
(4) Cette hypothèse de lecture a davantage à voir avec la question générale de la maltraitance animale, ce que développe le botaniste Antoine-Laurent-Apollinaire Fée dans un article-réquisitoire publié en 1855 dans le Bulletin de la société protectrice des animaux (Il ne faut pas maltraiter les animaux). Cet article vient d’ailleurs d’être remis au goût du jour par les Éditions du Sonneur.
(5) Nous parlions de Bruno Dumont et nous pouvons le refaire. À la fin de la nouvelle Corps (cf. pp. 65-84), qui met en scène le soldat des Affaires Mortuaires à la première personne, le narrateur précise qu’il a fini par retourner dans la ville californienne de Twentynine Palms. Or cette ville est le titre d’un film extraordinaire de B. Dumont où un couple se chamaille jusqu’à lentement atteindre la folie meurtrière. Le texte de Klay et le cinéma de Dumont incarnent ici ce que j’appellerais une conjonction enrichissante des fictions, sachant que le soldat de Klay pourrait avoir pris de l’âge et être le personnage masculin de Twentynine Palms, ceci en dépit du fait que le film soit largement antérieur au livre de Klay (le film est en effet sorti en 2003 dans une regrettable impassibilité, alors même qu’il est l’un des meilleurs films d’horreur français, toutes époques confondues).
(6) Sur le problème spécifique d’une raison qui s’est retournée contre elle-même, on consultera le récent essai de Didier Durmarque, Philosophie de la Shoah (Éditions L’Âge d’Homme, 2014).
(7) Le terme biopolitique est inventé et développé par Michel Foucault. Le projet de Foucault, c’est de comprendre comment le pouvoir politique intègre dans ses dispositifs tout ce qui se rapporte aux caractères du vivant. Il s’agit précisément de comprendre la tension qui oppose la raison calculatoire du pouvoir à la nature profondément exubérante de la vie.
(8) Au sujet de cette langue viciée qui circulait dans les corridors du nazisme, on se reportera à l’ouvrage excellent de Victor Klemperer (LTI, la langue du IIIe Reich), ainsi qu’au tout aussi excellent article que Juan Asensio lui a consacré.
(9) L’identité d’un «KIA» est mentionnée en page 142. Il est question du douzième KIA du bataillon, en l’occurrence Denton Tsakhia Fujita. La sonorité de ce nom est sans doute un choix volontaire de l’auteur. Elle met en exergue une sorte d’absurde proximité entre la simplification de l’acronyme et l’identité du soldat, comme si ce dernier était prédestiné à mourir en KIA.
(10) On se souvient que dans À propos de courage, Tim O’Brien insistait surtout sur la dimension de lassitude au Vietnam. Mais l’un des textes de Phil Klay pourrait remettre en question cette lassitude parce qu’il notifie que les soldats Américains, au Vietnam, bénéficiaient de putes, ce qui n’est pas le cas en Irak, pour des raisons évidentes de religion (cf. pp. 131-140).

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