Christophe Colomb de Roselly de Lorgues, puis Le Révélateur du Globe et Christophe Colomb devant les taureaux de Léon Bloy (21/09/2015)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
1646234593.jpgLéon Bloy dans la Zone.








Christophe Colomb selon Roselly de Lorgues

CLYp8TeWgAAgwUf.jpgJe serai moins sévère que Léon Bloy qui, relisant Roselly de Lorgues, écrit dans son , à la date du 19 octobre 1901, cette appréciation peu amène : «Relu ensemble l'Histoire de Christophe Colomb, par Roselly de Lorgues, livre tant étudié, autrefois. Rebutés, dégoûtés d'abord par l'odieux poncif de l'écrivain, la beauté de cette Vie exceptionnelle nous saisit bientôt et, tout de suite, nous pouvons croire qu'un ange est entré chez nous, tant notre émotion est merveilleuse ! Cela me rappelle les impressions extraordinaires de ma première lecture, il y a vingt-sept ans. Miracle d'un livre, absolument médiocre par la forme, néanmoins tout-puissant sur l'âme» (1). J'ai lu, certes lentement, le Christophe Colomb (2) de cet auteur qui fut le postulateur de la cause de la béatification du grand explorateur, auteur que Léon Bloy rencontra en 1879 et qui, jusqu'à sa mort et en dépit de brouilles passagères, l'aida toujours financièrement. Lentement, non pas parce que ce livre est ennuyeux mais parce qu'il est devenu difficile, y compris pour un lecteur confirmé, de patiemment supporter ce long cri d'extase hagiographique qu'est l'écriture de Roselly de Lorgues. Christophe Colomb est à ses yeux un marin visionnaire mais c'est, d'abord, un génie absolu : «Des sombres horizons du Nord, des cieux aplatis de cette île lointaine, l'ultima Thule des anciens, aux splendides cieux des tropiques, avec sa puissante faculté de généralisation, il rassemblait dans son souvenir les harmonies de la terre et des eaux, cherchant à pénétrer par delà la poésie des apparences le principe des grandes lois de ce Globe» (p. 28, l'auteur souligne). Tout n'y est que célébration de l'intelligence d'un homme comme il n'en a jamais existé et il n'en existera plus jamais, «aventurier qui, ayant à peine un habit, venait offrir des royaumes à Leurs Altesses espagnoles» (p. 51), inventeur, nommeur eût écrit Nietzsche, découvreur prodigieux (par exemple du «Renflement Équatorial» ou encore du «grand Courant Océanique», p. 341), p. 339) qui, «dégagé de tout intérêt humain», ne cherchait que «la glorification du Rédempteur, l'extension de l’Église de Jésus-Christ» (p. 57). C'est bien évidemment dans la prose de Roselly de Lorgues que Léon Bloy trouvera le qualificatif dont il fit le titre de son ouvrage, montrant ainsi qu'il pouvait en quatre mots résumer la pensée de son modèle : le Révélateur du Globe (p. 75) (3). C'est cette dimension, hyperbolique si l'on y tient (cf. p. 517), qui explique la fascination du comte pour le marin : à ses yeux, sa pensée est tout simplement «plus vaste que le Monde» (p. 78), car elle vise à faire de la Terre tout entière la possession de l’Église, et cela jusqu'à la délivrance du Saint Sépulcre, but caché de l'entreprise (cf. p. 318 et, surtout, p. 388 (4)) : «Il allait remplir un apostolat inouï, porter la Croix à travers la MER TÉNÉBREUSE, dans des régions ignorées, et mettre les héritiers de la postérité de Japhet en relation avec leurs frères, anciennement perdus, de la famille de Sem» (p. 109, j'ai conservé la graphie originale). Devant un tel prodige de volonté, que Léon Bloy semblera plus tard redécouvrir dans la personne de l'Empereur, Dieu, dirait-on, est tout disposé à s'incliner, aplanissant la route difficile que se fraye Christophe Colomb, sans jamais se plaindre, comme Léon Bloy n'aura de cesse de s'en émouvoir : «Si les lois ordinaires du monde ne furent jamais interverties en sa faveur, toutefois les coïncidences les plus heureuses arrivèrent toujours à son aide, avec un à-propos tellement miraculeux, qu'elles dispensaient de miracles» (p. 119).
IMG_5827b.jpgRoselly de Lorgues ne se départit jamais de son enthousiasme, nous pourrions croire que c'est lui que le christophore (cf. p. 241) a mis sur ses épaules au moment où il a découvert de nouvelles terres, dont il nous donne de longues et assez belles descriptions (cf. pp. 165 et 168), parfois même surprenantes sous sa plume («Chaque pli du terrain varie les décors d'une nature fastueuse, jusqu'à effrayer l'imagination. On dirait qu'une force souterraine fait éjaculer à la surface l'étonnante fécondité dont le Créateur doua les germes confiés à l'humus», p. 178) qui toutes cependant n'ont pour but que de chanter la gloire de Celui dont Christophe Colomb est le héraut (5) : «Au milieu de cet infini de choses inexpérimentées, Christophe Colomb s'efforçait de saisir les sublimes reliefs de la Pensée Créatrice; d'apprendre par quelles nouvelles merveilles la science de Dieu daignait se manifester à l'entendement, et de surprendre l'indice de quelque grande loi du Globe. Car, dès cette époque, il portait en germe tout ce qu'il déploya subséquemment d'observation philosophique et de tendance à la généralisation des faits» (p. 169).
Parfois, il détourne son intérêt vers un nouveau spectacle, comme lorsqu'il peint les amours entre «le grand Caonabo, l'époux de la célèbre Anacoana» et «la femme du Cacique», déclarée «belliqueuse matrone» (pp. 307-8) : «On respire je ne sais quel parfum de sauvage épopée dans le récit de cet amour de cannibale conçu à première vue, au milieu de l'adversité, parmi les hasards de l'inconnu, et qui se passa dans une langue barbare au milieu de la lutte de l'homme contre les grandes forces de la Nature, pendant les angoisses de la terreur et les menaces de la famine sur les abîmes de l'Océan» (pp. 310).
Roselly de Lorgues n'est pas un naïf, car il n'omet pas de décrire par le menu la bassesse du comportement de certains des hommes qui, pourtant, devaient tout à celui qui les mena découvrir le Nouveau Monde. Il est pourtant assez étonnant qu'il ne pipe mot sur les conséquences de la formidable découverte de Colomb pour les siècles qui suivraient sa mort : «Grâce à lui, le Monde entier était désormais ouvert à l'investigation de l'homme» (p. 342), car enfin, c'est cette ouverture de force (le mot route conserve jusque dans son étymologie cette violence : via rupta, voie ouverte, forcée, déchirée) qui provoqua le déchaînement d'immenses rapines, déprédations et meurtres de masse à quoi pouvait se résumer le 19e siècle, et que dire de celui qui le suivit.
IMG_2111.jpgPeu importe l'horreur, que Roselly de Lorgues ne cache même pas (cf. p. 547), qui ne peut qu'atténuer le prestige de l'entreprise colombienne, puisque l'ardent défenseur de la cause du marin n'est jamais plus à l'aise et convaincant que lorsqu'il déclame la gloire du Christophore : «Les glaces de l'âge n'avaient nullement refroidi son juvénile enthousiasme de la Nature. Colomb ne pouvait se lasser d'admirer la création et d'élever son âme vers le Créateur. Aucun homme en ce monde n'avait parcouru une telle étendue de mers et de rivages. Plus il avait vu, plus large était sa notion des magnificences du Verbe, plus profonde était aussi la grandeur de ses impressions» (p. 392). C'est sans doute la dimension la plus fascinante de l'exploration de Christophe Colomb, admirablement bien évoquée par son thuriféraire, que cette compénétration entre les actes d'un homme, sa vision, son génie, et le monde invisible, qui semble tout pressé de lui prêter son concours, comme si finalement le héros qu'est Christophe Colomb était attendu par la Création, comme si cette dernière attendait d'être portée à la connaissance de l'envoyé du Christ, comme si, enfin, elle conformait sa réalité aux attentes-mêmes du Révélateur du Globe : «On dirait que la Nature s'est soudain arrêtée dans son œuvre sur l'ordre du Très-Haut, qui réserve sans doute à l'humanité l'ouverture de ce passage, comme le prodige de son génie et le dernier terme de sa puissance. L'Amiral cherchait donc le Détroit [de Paname], non point à l'extrémité des contrées australes où il se trouve, mais là même où il devait être et où il sera un jour. Le Révélateur de la Création est venu désigner son emplacement» (p. 425).
Léon Bloy, écrivain et non biographe, même s'il semblera hésiter entre ces deux vocations dans le premier livre qu'il consacrera à Christophe Colomb, amplifiera de manière hyperbolique cette compénétration entre la volonté d'une homme et celle de Dieu. Ce n'est bien évidemment pas la seule amplification que nous allons voir fonctionner dans le texte bloyen.

Le Révélateur du Globe selon Léon Bloy

CL8xE-2WgAAXogT.jpgC'est en 1884, le 1er février, que Léon Bloy publia Le Révélateur du Globe puis, six ans plus tard, à l'occasion de l'approche du quatre centième anniversaire de la découverte du Nouveau Monde, Christophe Colomb devant les Taureaux, l'écrivain prenant pour prétexte de ce second texte le fait que le duc de Veragua, lointain descendant du navigateur se consacrant à un élevage de taureaux de combat, se désintéressait de la mémoire de son aïeul et non seulement s'en désintéressait, mais la foulait aux pieds.
Dans le premier de ces deux livres, la veine pamphlétaire de Bloy s'exerce de belle manière déjà, notamment contre un imbécile aujourd'hui parfaitement oublié, l'abbé Sanguineti, qui n'eut apparemment de cesse de moquer Christophe Colomb et toutes les âmes de bonne volonté, dont le comte Roselly de Lorgues, qui ont défendu la cause du Génois. Malgré qu'il se soit débattu comme un beau diable, ait écrit deux livres et une lettre encyclique à «tous les Évêques du monde», une «lettre en latin bien entendu et en très bon latin», comme il le confia à Laurent Tailhade (6), Christophe Colomb ne fut pas béatifié et Léon Bloy, hormis je l'ai dit en relisant Roselly de Lorgues sur le style duquel il aura désormais un jugement sévère, ne s'occupa plus de l'immense navigateur.
Ce premier titre, s'il tombe bien trop souvent dans une emphase ridicule (7), n'en est pas moins intéressant par au moins deux de ses aspects. Le premier est le portrait contrasté qu'il nous offre de Satan, le second concerne la définition bloyenne de l'Histoire et, partant, la lecture analogico-symbolique qu'il fait de cette dernière.
Il y a quelques années, si l'incompétence prétentieuse de Monique Gosselin-Noat ne m'avait dégoûté de poursuivre un sujet de thèse qui, deux années à peine avant que je ne commence à m'y atteler, avait été épuisé par une thèse publiée en deux forts volumes, j'aurais pu travailler au sujet que je lui avais proposé et qu'elle avait refusé, prétextant que c'était viser au-dessus de mes forces et que, petit étudiant lyonnais monté à la capitale pour la voir durant 1 heure 27, je n'avais qu'à accepter le sujet qu'elle avait eu l'heur de me confier et non celui dont je rêvais : le diable dans la littérature française de Charles Baudelaire à Georges Bernanos, cet intitulé prenant la suite du travail que Max Milner avait consacré, en prenant pour borne le grand poète et, en amont bien sûr, Jacques Cazotte ! J'aurais alors pu y évoquer la figure de Satan chez Bloy, singulièrement dans Le Révélateur du Globe, comme nous allons à présent le voir.
Il est assez étonnant que cette figure surgisse dans les toutes premières pages du livre, où Bloy écrit : «La notion du Diable est, de toutes les choses modernes, celle qui manque le plus de profondeur, à force d'être devenue littéraire. À coup sûr, le Démon de la plupart des poètes n'épouvanterait pas même des enfants. Je ne connais qu'un seul Satan poétique qui soit vraiment terrible. C'est celui de Baudelaire, parce qu'il est SACRILÈGE. Tous les autres, y compris celui de Dante, laissent nos âmes bien tranquilles [...]. Mais le vrai Satan qu'on ne connaît plus, le Satan de la Théologie et des Saints Mystiques, – l'Antagoniste de la Femme et le Tentateur de Jésus-Christ, – celui-là est si monstrueux que, s'il était permis à cet Esclave de se montrer tel qu'il est – dans la nudité surnaturelle du Non-Amour, – la race humaine et l'animalité tout entière ne pousserait qu'un cri et tomberait morte...» (p. 36, l'auteur souligne). Georges Bernanos, découvrant Léon Bloy dans les tranchées de la Grande Guerre, se souvint peut-être de cette étonnante description qui avait pour but, en somme, d'arracher Satan aux bondieuseries et de lui donner ou plutôt redonner sa véritable dimension théologique : l'horreur faite ange, et plus grand des anges, une horreur surnaturelle, une singularité théologique, le Mal personnifié, unifié par une volonté dont nous ne pouvons même pas imaginer la cruauté et la fixité !
La description se poursuit, et je ne vais pas hésiter à citer de longs passages de ce portrait du Démon tel que Léon Bloy le peint : «La plus grande force de Satan, écrit-il ainsi, c'est l'Irrévocable [...]. Dieu garde pour lui sa Providence, sa Justice, sa Miséricorde et, par-dessus tout, le Droit de grâce qui est comme le sceau où son omnipotente Souveraineté est empreinte. Il garde aussi l'irrévocable de la Joie et il laisse à Satan l'irrévocable du Désespoir» (pp. 36-7, l'auteur souligne). Léon Bloy affirme que le diable, contrairement à une idée commune qui le prétend débordant de vitalité, est au contraire un être appauvri, asséché, congelé comme l'avait figuré Dante, trônant au plus profond de l'Enfer, mais cette existence au rabais suffit encore à provoquer la stupéfaction de l'humanité et, plus que cela nous l'avons vu, sa sidération et sa mort. Les lecteurs férus de lettres auront vite fait de prétendre que Léon Bloy, une fois de plus, a recours à l'une de ses figures de style favorites, qui n'est autre que l'hyperbole et Georges Bernanos, encore lui, ne manquera pas de céder à la tentation de l'utiliser dans son premier roman, Sous le soleil de Satan, avant que ses romans ultérieurs ne fassent disparaître le diable en tant que personnage réel de ses histoires, et cela jusqu'à la plus parfaite intériorisation de Satan, qui est aussi l'acmé de sa malfaisance, comme nous le voyons dans le dernier roman de l'auteur, Monsieur Ouine.
Léon Bloy poursuit de manière trop visiblement apologétique, donc assez peu intéressante finalement, en écrivant que «Lorsque le Démon séduit et surmonte notre liberté, il en obtient des enfants terribles de notre race et de sa race, immortels comme leur père et leur mère. Cette progéniture enfante et pullule à son tour, indéfiniment, sans qu'aucun moyen naturel nous soit donné d'arrêter cette horrible et incalculable multiplication des témoins de notre déshonneur. C'est là l'empire illimité de Satan» (p. 37, l'auteur souligne). Les lignes qui suivent sont plus intéressantes et même impressionnantes à mon sens, qui livrent la puissance de Satan dans la nudité de sa faiblesse : il n'est que le Singe de Dieu, selon une très vieille acception patristique mais, pourtant, il se glisse dans le moindre interstice entre Dieu et ses élus. De telles lignes épouvanteraient aujourd'hui le plus réactionnaire de nos prélats, qui depuis belle lurette ont rangé Satan au magasin des accessoires avec lesquels les libres esprits se sont, un temps seulement, amusés, mais elles ont l'avantage à nos yeux d'annoncer la formidable stature théologique du Démon que figurera Georges Bernanos dans ses plus grands romans : «Il ceint la terre de ses deux bras immenses comme d'une écharpe de deuil et de mort, comme le mare Tenebrosum de la cosmographie des anciens. Rien ne se dérobe à son étreinte, rien... excepté la liberté crucifiée avec Jésus-Christ. Hors de ce calvaire, il est maître de tout et on peut l'étiqueter du nom de toutes les influences néfastes de la vie. Il est entre toutes les lèvres et toutes les coupes; il est assis à tous les festins et nous y rassasie d'horreurs au milieu des triomphes; il est couché dans le fond le plus obscur du lit nuptial; il ronge et souille tous les sentiments, toutes les espérances, toutes les blancheurs, toutes les virginités et toutes les gloires ! [...] Quand nous ne parlons pas à Dieu ou pour Dieu, c'est au Diable que nous parlons et il nous écoute... dans un formidable silence. Il empoisonne les fleuves de la vie et les sources de la mort, il creuse des précipices au milieu de tous nos chemins, il arme contre nous la nature entière [...]. Enfin Satan est assis sur le haut de la terre, les pieds sur les cinq parties du monde et rien d'humain ne s'accomplit sans qu'il intervienne, sans qu'il soit intervenu et sans qu'il doive intervenir. Il n'y a pas à s'étonner de cette énorme puissance et la raison catholique ne s'en étonne pas. Satan n'a que ce que Dieu lui donne et Dieu lui donne tout... à la réserve de la liberté de l'homme» (pp. 37-8).
La suite du portrait de l'Adversaire est beaucoup moins intéressante, puisqu'elle se contente d'en faire l'ennemi de l’Église : «Actuellement dénuée de tout secours humain, elle [l’Église] lutte avec des tribulations infinies contre la plus formidable tempête que le ténébreux génie du mal ait jamais soulevée contre elle en aucun temps de l'histoire» (p. 77). Une exception toutefois, comme si Léon Bloy, s'avisant de la stature qu'il a donnée à Satan, ne pouvait décidément se contenter d'en faire le banal tentateur des premières communiantes et des curés démocrates. Il est ainsi assez étonnant qu'il précise, de nouveau, un certain nombre de traits sataniques, de la façon qui suit : «Le Diable a des façons d'agir qui lui sont particulières et qui ne permettent pas de méconnaître entièrement son influence dans les choses humaines, quand l'incrustable [sic. Ne conviendrait-il pas plutôt de lire l'inscrutable ?] sagesse du Dieu de Job les abandonne, pour un temps, à son administration. D'abord, en sa qualité d'esprit, il est infatigable. Rien ne le décourage, rien ne le rebute. Antagoniste perpétuellement armé du Père tout-puissant et contradicteur merveilleusement exact de tous ses conseils, il oppose sans relâche à la Miséricorde infinie qui récompense un simple verre d'eau, l'irréprochable sollicitude d'une haine qui s'efforce de déshonorer jusqu'à nos larmes» (p. 172). Léon Bloy poursuit son portrait à charge en disant de Satan qu'il «est l'Immonde et, comme tel, [qu']il choisit toujours ce qui lui ressemble, c'est-à-dire l'ordure la plus alambiquée et l'infection la plus savante» et qu'il est «surtout un avocat. Tous les mystiques qui en ont parlé nous le montrent plaidant contre nous devant Dieu» (p. 173). Les autres rares mentions intéressantes de Satan se bornent à le présenter, assez traditionnellement, comme le Singe de Dieu («Quand on est croyant, même à la façon du Diable qui ne peut s'empêcher de l'être dans son enfer, quoi qu'il en frémisse de rage», p. 151) et comme le Monarque des Amériques auquel Christophe Colomb ravira des millions d'âmes.
La seconde originalité de Léon Bloy, dès cet ouvrage, est la vision qu'il nous propose de l'Histoire, sur les brisées de l'abbé Tardif de Moidrey, dont Paul Claudel, qui devait sa découverte au Mendiant ingrat, introduira longuement le Livre de Ruth. L'exposition des vues de Léon Bloy est pour lui l'occasion de rappeler l'importance, visible autant qu'invisible, des grands hommes qui sont à ses yeux les instruments de Dieu et, nous le verrons, de critiquer la réduction, à l'époque moderne, de l'Histoire en science poussiéreuse, obsédée par la chimère de l'objectivité. Assurément, Christophe Colomb est un grand homme, sinon le grand homme absolu : «Quand un homme est suscité pour l'accomplissement d'une partie de ce grandiose plan divin qui s'appelle l'Histoire, il lui suffit d'étendre les mains, comme un aveugle, pour rencontrer ses instruments. Mais si cet homme est de la taille de Christophe Colomb, il n'est pas même nécessaire qu'il fasse un geste. C'est un foyer de gravitation pour la multitude des âmes qui correspondent à sa destinée et qui sont mystérieusement orbitées par lui comme une glorieuse constellation de satellites spirituels !» (p. 45, l'auteur souligne). La beauté de l'image a sans doute dû frapper Louis Massignon qui développa cette idée de la communion invisible, non pas des saints mais des serviteurs, petits ou grands, que Dieu Se choisit et qui lui aussi, toute sa vie, ressentit cette «ambition de ne parler qu'à des âmes débordantes de désir et enthousiastes comme la flamme» (p. 64). Oui, la «vraie patrie des hommes, c'est leur désir» (p. 76), et celle des grands hommes, c'est aussi le désir de celles et ceux qui, vrais humbles, n'ont aucune gêne à proclamer leur enthousiasme et amour de ce et de ceux qui les dépassent.
Léon Bloy, écrivant que dans «le plan des desseins éternels, tous les hommes sont contemporains», et que Pie IX et Christophe Colomb «correspondent sympathiquement l'un à l'autre suivant une loi spirituelle identique à la loi physique d'attraction des nombres» (p. 55), peut alors développer sa conception de l'Histoire dans le premier chapitre de la deuxième partie, intitulée Le serviteur de Dieu (cf. pp. 83-7). Il s'agit, ici, de lutter contre une conception purement rationnelle, donc étriquée, de l'Histoire, afin de lui redonner la dimension qui fut la sienne dans «les Saints Livres : la transcendante information du Symbolisme providentiel (p. 83)», dimension qu'illustrera à son tour Paul Claudel dans son propre livre sur Christophe Colomb. Nous en sommes bien loin, se lamente Léon Bloy, qui accuse la société contemporaine, en devenant athée, de se perdre dans l'insignifiance : «Et, comme l'intelligence humaine dépossédée de l'a priori théologique, a désormais son absurde siège à la base d'un angle de vision épouvantablement aigu, elle ne saurait poursuivre l'insecte subjectif qu'en s'enfonçant dans un rapetissement de plus en plus moléculaire de son champ d'observation et d'analyse éternelle» (p. 84, l'auteur souligne). Léon Bloy poursuit : «L'histoire d'un peuple, d'un siècle ou d'un homme, – ce calque puissant du concept providentiel qu'il est si nécessaire de voir de haut et d'ensemble que les Narrateurs inspirés se bâtissaient des solitudes dans le ciel pour le dominer plus parfaitement ! – on la morcelle, on la détaille, on en isole chaque débris, chaque cassure, chaque atome, afin d'employer à cette besogne d'infinitésimale dissection la multitude toujours croissante des prétendus historiens acharnés à la recherche de ce que la langue populaire appelle la petite bête, éternellement insaisissable sous les bésicles de ces entomologistes pervers» (id., l'auteur souligne). Puisque, en cette époque, les «grands sont partis» et que «beaucoup d'autres aussi qu'on croyait grands et que la mort a rapetissés dans leur tombeau» ont disparu, Léon Bloy affirme que, dès lors, «on ne voit plus rien d'aucun côté et la pensée humaine est environnée d'un silence tel qu'on a l'air de faire la veillée des morts autour du cercueil de la société chrétienne», ce qui est terrible à ses yeux, moins peut-être que la fange romanesque (souvenir des diatribes d'Ernest Hello contre le roman) dans laquelle les littérateurs sont tombés car : «tout romancier est un historien réfractaire et anxieux qui rêve – s'il a du génie – d'être l'annaliste, non du réel, mais du possible humain, parce qu'il a l'illusion de croire cela plus profond que d'être l'historien du possible de Dieu, qui est le véritable réel de l'homme» (p. 85, l'auteur souligne). L'annaliste du possible de l'homme : quel écrivain a mieux défini le rôle et la mission du romancier ?
Cette magnifique définition du métier, que dis-je, de la vocation d'écrivain, aujourd'hui encore davantage qu'à l'époque de Léon Bloy prostituée d'éclatante façon, le Mendiant ingrat la complète à la page suivante, lorsqu'il écrit : «Aujourd'hui, l'épreuve est faite, on a beaucoup marché sur une fausse piste et la lassitude est infinie. On commence à discerner que le roman ne donne que le roman et jamais l'histoire; que le Passé qui nous contemple – disait Bonaparte – ne se révèle qu'à des contemplateurs comme lui et non pas à des critiques pleins d'inventions; enfin, que le plus puissant effort d'un homme de génie serait de remonter simplement à la Tradition et d'y faire remonter avec lui tout ce que le fanatisme de l'analyse a laissé subsister de cœurs intuitifs et d'intelligences primesautières».
C'est donc le sens véritable de son livre que l'auteur révèle par ces phrases consacrées à l'Histoire et à la dimension véritable de sa propre lecture des événements, petits ou grands, qui y surviennent, infinies correspondances et analogies (8) noyées dans une trame d'une complexité inouïe qu'il s'agit, avec une patience de moine, mais sans jamais rejeter le feu coruscant de l'intuition, de démêler, illustration à peine voilée de la grande idée servant de colonne vertébrale à la réflexion de Léon Bloy : «Ce que l'on appelle la lignée n'existe pas seulement sur les parchemins aristocratiques ou sur les registres de l'état civil, c'est surtout une réalité dans nos âmes» (p. 93). Il faut en quelque sorte ou plutôt, non, foin de toute prudence ridicule, il faut coûte que coûte toucher les âmes des lecteurs, les sauver du «despotisme du Nombre», afin de tenter de leur faire comprendre de quoi il en retourne dans les «vocations surnaturelles» et les «divins esclavages de l'amour» (p. 102) auxquels sont soumis les grands hommes, faits par Dieu «à la taille de leur destinée» (p. 103).
C'est au «flambeau de l'analogie» (p. 169, souvenir évident de Joseph de Maistre comme l'homme de désir nous rappelait Saint-Martin) que le véritable écrivain, historien en puissance, doit déchiffrer les énigmes de l'Histoire. Sa mission est essentielle d'ailleurs, en notre époque sèche, comme ne cesse d'y revenir Léon Bloy : «Selon leur jugement, l'histoire est une analyse patiente, une dissection acharnée des hommes et des faits, absolument exclusive de toute synthèse et de toute vue d'ensemble, d'où le sentiment, c'est-à-dire l'âme humaine, doit être bannie, – comme des marbres de l’amphithéâtre, – avec la plus inexorable rigueur. Le Document seul, dans sa parfaite sécheresse, la lettre morte des faits, le renseignement infinitésimal, l'investigation corpusculaire, la perscrutation entomologique des petites causes et des petits effets dans les plus immenses fresques du Passé, voilà ce qui doit désormais apaiser la faim et la soif de l'homme. Quant à cette noble curiosité qui veut contempler dans l'histoire une grandiose Épopée de la Justice de Dieu et qui cherche, à travers le silence des siècles, la respiration des âmes et le battement des cœurs, on ne se met point en peine de la satisfaire et on la méprise tout juste assez pour n'en pas même tenir compte» (p. 174). La Vérité est ainsi délaissée volontairement, au profit, selon Bloy, du «Document inanimé [qui] triomphe comme un César et monte au Capitole gardé par les oies de la retentissante publicité» (p. 175). L'Histoire, semble nous dire l'écrivain qui ne peut plus souffrir «ces incohérentes compilations ethnographiques que n'illumine aucune métaphysique transcendantale et qui se désassemblent comme des colliers de verroterie, à la première singularité de nature humaine qui vient à en rompre le fil» (p. 176) est le domaine où seul l'amour devrait triompher car : «Il faut aimer ce que l'on raconte et l'aimer éperdûment (sic)», car il «faut vibrer et retentir à toutes ces rumeurs lointaines des trépassés», car il «faut les généreuses colères, les compassions déchirantes, les pluies de larmes, les allégresses et les vociférations de l'amour», car il «faut se coucher, comme le prophète, sur l'enfant mort, poitrine contre poitrine, bouche contre bouche et lui insuffler sa propre vie». Alors seulement, écrit Léon Bloy, «l'érudition a le droit d'intervenir» car, jusque-là, «les documents et les pièces écrites ne sont que les bandelettes égyptiennes qui enfoncent un peu plus les décédés dans la mort» (id.).
Ces évidences, assure l'écrivain, sont valables pour les grands hommes, ces véritables prodiges qui ne pourront jamais être vus par celles et ceux qui pensent «qu'on découvre des âmes avec des boussoles» (p. 166), mais encore plus palpables et nécessaires pour les saints ! : «Les âmes sont tout dans l'histoire et les âmes des saints sont les aînées parmi les âmes. Tout porte donc sur elles, et les temps où les saints ont vécu n'ont pas d'autre signification historique que la nécessité providentielle de leur vocation» (pp. 176-7). De fait, il serait terriblement faux de «prétendre que l'histoire d'un grand homme ou d'un saint [pourrait] être écrite sans que le cœur de l'historien s'en soit mêlé» (p. 177). C'est en respectant ces quelques principes que, selon Léon Bloy, l'historien, l'écrivain se faisant historien pourra nous dire quelque chose sur «les événements les plus considérables» que le «journalisme pullulant et ubiquitaire» (p. 184) ignore avec mépris.

Christophe Colomb devant les taureaux

Six années après la parution de son livre sur Christophe Colomb, qualifié par Léon Bloy, d'«initial bateau de papier» qui s'en est allé «à la dérive, silencieux et inaperçu au milieu des pontons immobiles et des lourds chalands pavoisés, jusqu'au plus prochain tourbillon où il s'engouffra» (Notification préalable, p. 258), l'auteur du Désespéré revient à la charge, et complète son premier texte, en développant plusieurs métaphores. Ainsi, c'est par une longue exposition sur l'art, fort décevant à ses yeux, de la corrida, que Léon Bloy exploite l'image des taureaux, déjà présente dans Le Révélateur du Globe où était mentionné le «front de taureau du vieux préjugé Castillan, réfractaire à toute évidence» (p. 142). Beaucoup plus intéressant, c'est dans les premières pages de ce second livre consacré à Christophe Colomb que Bloy exploite la dimension christique du formidable marin, par un long exposé, je le disais, sur la corrida et l'art, apparemment perdu, de tuer des taureaux qui aboutit, de façon assez dramatique, quasiment cinématographique dans le resserrement du champ de vision, à l'exposition de Christophe Colomb comme bête sacrifiée mais aussi, ambiguïté typiquement bloyenne, sacrificateur : «C'est Lui seul, vraiment, qui patronne ce mauvais lieu, qui tourmente ces animaux et qui hurle dans l'amphithéâtre, puisque l'homme est un tel mystère que les plus reculés ancêtres vivent essentiellement dans leur postérité et sont ainsi forcés d'accomplir, d'une manière occulte, mais substantielle, ce que leur misérable postérité accomplit. La conscience des fils, c'est le sang des pères» (p. 267, je souligne).
La dimension christique de Christophe Colomb apparaissait bien évidemment dans Le Révélateur du Globe, qui plus est accompagnée d'une référence aux taureaux : «L'Espagne n'a jamais pu pardonner à Christophe Colomb de l'avoir faite, pendant deux siècles, la plus puissante nation de l'univers. En voilà bientôt quatre qu'elle le méconnaît et le déshonore ! Toute la canaille péninsulaire, monarques en tête, s'est ruée sur ce sublime Malheureux qui la fait mugir comme les taureaux de ses Arènes, en étendant vers elle ses nobles mains enchaînées. Elle semble lui dire, à la manière des Juifs blasphémant le Sauveur crucifié : «Que ne te délivres-tu toi-même, toi qui prétendais délivrer les autres en faisant l'aumône aux peuples et aux rois ? Nous croirons volontiers que tu es l'Envoyé de Dieu, si tu t'élances de ce cachot de mensonges où nous avons muré ta mémoire !» (p. 140). Bien d'autres indices nous permettent d'étayer l'hypothèse selon laquelle Christophe Colomb possède, aux yeux de Léon Bloy, une dimension christique évidente, comme le fait que celui-ci parle de la «Découverte de l'Amérique [comme d']une véritable descente aux enfers» (p. 136), ou encore la relation des dernières années de la vie du prodigieux marin, où ce dernier doit subir tous les outrages, semble même crucifié (abandonné de Dieu ?) par les imbéciles alors que, des «trois grands rêves dont sa charité s'était enivrée : l'évangélisation des Indiens, l'affranchissement temporel de la Papauté et la conquête du Saint Sépulcre, il n'en vit pas un seul s'accomplir et mourut submergé dans l'amertume de cette ineffable déception» (p. 129), puisque, comme je l'ai écrit plus haut, «Dieu fait les grands hommes à la taille de leur destinée» mais «mesure parcimonieusement les consolations terrestres à ces enfants gâtés de la douleur !...» (p. 103).
Plus d'une fois, Christophe Colomb est appelé le «Messager de l’Évangile» bien que, «par une mystérieuse rétroaction providentielle», il «semble se rattacher à l'ancienne Loi, et c'est surtout à Moïse qu'il fait penser» car il «révèle la Création, il partage le monde entre les rois de la terre, il parle à Dieu dans la tempête; et les résultats de sa prière sont le patrimoine du genre humain» (p. 89), sans compter le fait que, selon Léon Bloy, plusieurs miracles sont à mettre sur le compte du Génois, de son vivant mais aussi après sa mort, comme il l'expose dans les Appendices du Révélateur du Globe (cf. pp. 222-45).
Dans Christophe Colomb devant les taureaux, le Christ maraude, cherchant une âme à ravir si je puis dire, et celui qui en a porté la Parole jusqu'aux terres inconnues est, comme le Christ, l'outragé, l'oublié, le déshonoré, le grand homme abhorré par le pays auquel il a donné sa formidable puissance, mais aussi par sa propre descendance, tout occupée de combats taurins, et contre laquelle Léon Bloy n'a pas de mots assez durs. Il nous rappelle ainsi, reprenant telle remarque de Roselly de Lorgues, que le «culte ancien de saint Christophe, culte fameux et prodigieusement répandu dans la chrétienté, commença de s'éteindre à peu près partout, aussitôt après l'apparition du Porte-Christ que préfigurait, sans doute, le gigantesque passeur de l'Enfant divin», l'écrivain allant même jusqu'à affirmer que la «légende si célèbre du martyr syrien serait donc quelque chose comme un vieux testament que l'histoire évangélique de Colomb devait accomplir» (p. 340, l'auteur souligne).
L'image qui suit est superbe, et nous constatons que l'écriture bloyenne s'est affirmée, même si elle ne déploie pas encore l'éclat et la fulgurance propre à des textes postérieurs, entre le premier et le second des ouvrages consacrés à Christophe Colomb : «Le XIXe siècle a profané beaucoup de tombeaux, à commencer par celui du Christ, et les peuples enragés du vin d'orgueil dont les saturaient leurs mercenaires, mais affolés de mystérieuse terreur, se sont raidis comme des limoniers sous la tempête, parce qu'ils avaient entendu quelque chose qui ressemblait au craquement des piliers du ciel» (p. 271). Plus loin (cf. p. 285), c'est le diable lui-même, dont nous avons constaté la puissance, qui tremble devant le découvreur de l'Amérique, mais Léon Bloy n'est jamais meilleur que lorsqu'il raille et, pour ce faire, compare la réalité, invisible, de l’œuvre de Dieu, avec sa parodie, ridiculement humaine et, dans ce livre, occasion rêvée de taper sur la franc-maçonnerie abhorrée. Ainsi le jeu de miroir est-il constant entre le prestigieux ancêtre et son misérable descendant : «Ah ! que ce serait sublime de contempler en esprit ce fils de Celui qui dompta les Épouvantes, accomplissant, en souvenir des trois premiers voyages du Révélateur, les «trois voyages» rituels, gravissant les degrés de l'«échelle sans fin» et faisant, aussitôt après, les «trois pas sublimes dans l'angle d'un carré long !» (p. 288).
Les critiques contre celui que Léon Bloy appelle «l'héritier inutile» lui permettront d'évoquer l'un de ses thèmes de prédilection, qui est l'Argent, et la relation mystique qui unit ce dernier aux Juifs : «L'exégèse biblique a révélé cette particularité notable que, dans les Saints Livres, le mot argent est synonyme et figuratif de la vivante Parole de Dieu. D'où découle cette conséquence, que les Juifs, dépositaires anciens de cette Parole qu'ils ont fini par crucifier quand elle est devenue la Chair de l'Homme, en ont retenu, postérieurement à leur déchéance, le simulacre, pour accomplir leur destin et ne pas rester sans vocation sur la terre» (p. 305, l'auteur souligne).
Le Christ bafoué, l'un de ses plus illustres serviteurs, Christoph Colomb, moqué par ses propres pays et descendant, alors que l'Argent triomphe, qu'il «coule et circule et qu'il est devenu le sang de nos veines incrédules, précisément comme la Parole du Seigneur dans les temps de foi» (p. 306). Finalement, évoquer la figure du Révélateur du Globe, la rapprocher de celle du Christ, ne peut signifier qu'une seule chose : Christophe Colomb, sa mort l'illustre d'ailleurs suffisamment, est un pauvre, puisque «C'est vrai qu'on ne peut pas faire un pas dans la vie sans trouver un pauvre, parce qu'on ne peut pas faire un pas sans rencontrer Dieu qui est le vrai Pauvre en ce monde où n'existe pas son royaume, et l'oubli, l'omission du pauvre est, par conséquent, le plus énorme attentat dont notre vermine soit capable» (p. 306, l'auteur souligne), et cette omission n'est en somme pas très éloignée de la froideur que manifestent les contemporains de Bloy, qui ne voient plus les grands hommes, les pauvres, les saints (9) : «Il faut aimer ce que l'on raconte et l'aimer éperdûment (sic). Il faut vibrer et retentir à toutes ces rumeurs lointaines des trépassés. Il faut les généreuses colères, les compassions déchirantes, les pluies de larmes, les allégresses et les vociférations de l'amour. Il faut se coucher comme le Prophète sur l'enfant mort, poitrine contre poitrine, bouche contre bouche, et lui insuffler sa propre vie. Alors, seulement, l'érudition corpusculaire adorée des bibliographes, a la permission d'apparaître. Jusque-là, les documents et les pièces écrites ne sont que les bandelettes égyptiennes qui enfoncent un peu plus les décédés dans la mort» (p. 310). Qu'est-ce dire, au fond, sinon que les identités et les parentés réelles sont invisibles, et qu'elles sont surtout bien plus puissantes que les liens de sang lorsqu'ils sont bafoués ? Qu'est-ce dire sinon que le véritable fils de Christophe Colomb est bien davantage celui qui a tenté de rétablir la vérité sur ses pensées, faits et buts, le comte Roselly de Lorgues, plutôt que son lointain descendant, le duc de Veragua ?
Tout lecteur de Léon Bloy est habitué à ce grand thème qui parcourt chacun de ses textes et qui, bien plus que d'irrésistibles saillies (10) qui, à haute dose lues, peuvent finir par lasser, est la marque de son génie humble et insoumis, et qui éclate dans le très beau dernier chapitre de Christophe Colomb devant les taureaux intitulé Le Solitaire. Même s'il cite amplement des passages entiers de son précédent livre sur Christophe Colomb, Léon Bloy y donne quelque consistance à cette thématique d'une analogie universelle, symbolique et invisible, lorsqu'il écrit par exemple que : «Le globe terrestre est prodigieusement, inimaginablement la figure de l'homme, de ce composé mystérieux d'organes et de facultés que prétendent clarifier des psychologies volatiles dont s'esclaffent les constellations» (p. 338) ou, quelques lignes plus bas, il assure que «toutes les fois qu'un explorateur, qu'un navigateur, croyant ou sceptique, humble ou superbe, délimita sur le papier quelques portions inconnues de la Terre ou de la Mer», il décrivait alors, «sans le savoir», «l'Homme qui est leur maître souverain, leur paradigme et leur miroir».
Figure christique s'il en est, c'est à Christophe Colomb qu'il fut accordé de proférer une divulgation qui supposait «l'analogique préconception de tout le mystère de l'humanité !» (p. 339), et ce n'est sans doute pas un hasard si, à une telle hauteur invisible placé, Christophe Colomb a pu inspirer Louis Massignon, Paul Claudel mais aussi, plus secrètement, Georges Bernanos dans son premier roman, Sous le soleil de Satan, dans une sorte de configuration mystique, pour reprendre une expression de Dominique Millet-Gérard. Peut-être y reviendrons-nous.

Notes
(1) Léon Bloy, Journal 1 (édition établie, présentée et annotée par Pierre Glaudes, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1999), p. 394. Le 23 novembre, il notera encore qu'il s'est mépris sur le compte d'Isabelle la Catholique, qu'il a «louée dans Le Révélateur du Globe» et qui «le dégoûte aujourd'hui», tout comme «les louanges abjectes de Roselly, quand il parle de cette princesse", le font «vomir» (id., p. 398). Léon Bloy s'y montre d'autant plus dur envers les livres du compte que certaines des phrases de son modèle ressemblent, par anticipation pourrions-nous écrire, à celles que lui-même coucha dans son livre ! Ainsi, ce passage de Roselly de Lorgues n'est-il pas tout entier bloyen ? : «Quel mortel osa jamais tenir un tel langage ? La sublimité de cette condoléance correspond à son infortune sans exemple. Quel poète, quel prophète, quel Héros de l’Évangile, en parlant de lui-même, eut une plus puissante hardiesse d'images, et revêtit d'une plus grande majesté l'accent échappé de son cœur ? C'est bien véritablement ici qu'on sent que «le style, c'est l'homme» : la grandeur, la simplicité, la tristesse et l'audace s'y trouvent naturellement harmonisées comme une seule vibration de l'âme» (p. 475). Il est également frappant de constater que Roselly de Lorgues évoque la pauvreté de Christophe Colomb, paradoxalement étalée alors que coule l'or du Nouveau Monde (cf. p. 543), une pauvreté qui ne fera d'ailleurs que s'accroître dans sa vieillesse (cf. p. 541), un thème qui ne pouvait qu'enthousiasmer Léon Bloy.
(2) Roselly de Lorgues, Christophe Colomb (édition populaire ornée de quatre-vingt-six têtes de chapitres en culs-de-lampe choisis dans la grande édition, Victor Palmé, 1886).
(3) Christophe Colomb est encore appelé le «contemplateur de la création» (p. 121, avec la variante «Création», p. 184), le «contemplateur du Verbe» (p. 147), le «Démonstrateur de la Création» (p. 237), le «fervent adorateur du Verbe, le contemplateur transcendant de la Création» (p. 290), «l'admirateur du Verbe» (p. 337) ou encore le «Messager de la Croix» (p. 519), le «contemplateur de la Création» (p. 530) et enfin «l'Amplificateur de la Création» (p. 565).
(4) «Ce qu'ambitionnait le disciple du Verbe, c'était, en délivrant du joug des infidèles la terre des miracles, de réunir Jérusalem à Rome, de donner le Tombeau du Sauveur au successeur du Pince des Apôtres. Ainsi la Palestine avait appartenu au Saint-siège, d'après le lien naturel qui unit l'ancienne Jérusalem à la Jérusalem nouvelle, comme l'Ancienne Loi au Nouveau Testament. Les Lieux Saints auraient été ajoutés au domaine de saint Pierre, en apanage de son droit d'Aînesse Apostolique. La question des Lieux Saints, ce nœud gordien des intérêts religieux de l'avenir, aurait été déliée par l'or du Nouveau Monde ou tranchée par l'épée de son Révélateur, et l'on n'eût pas vu des nations séparées de la Communion Romaine, des gouvernements protestants et panthéistes venir audacieusement se disputer, comme une part d'héritage paternel, des privilèges qui, par les droits de l'antique possession, du martyre, de la chevalerie, appartiennent à la seule Église catholique, apostolique, romaine; et après, à la France sa Fille aînée» (p. 388).
(5) Roselly de Lorgues ne manque jamais de rappeler que le premier acte de Christophe Colomb, lorsqu'il découvre une nouvelle terre est, avant même de la nommer très chrétiennement, d'y planter une croix : «Le vendredi 16 novembre, au moment où Colomb sortait de son canot pour prendre possession de la première de ces îles, dans la forme consacrée par sa pieuse habitude, on aperçut, couchés sur une élévation du terrain, deux très-grands madriers, l'un plus long que l'autre, et le plus petit posé sur le grand, en forme de Croix, si bien qu'un charpentier n'aurait pu trouver une proportion plus exacte» (p. 174).
(6) Léon Bloy, Œuvres, tome 1, contenant Le Révélateur du Globe, Christophe Colomb devant les taureaux et Lettre encyclique, Introduction, p. 16 (édition établie par Joseph Bollery et Jacques Petit, Mercure de France, 1964).
(7) «Grand par la taille, comme il convenait à ce type réalisé de l'ancienne prophétie du Porte-Christ, rouvre par la force patiente et calme, ses attitudes et sa démarche le faisaient paraître plus grand encore et presque formidable lorsque l'enthousiasme de l'amour ou l'emportement de son génie secouait ce puissant vaisseau d'élection divine, bâti pour rompre les ailes de toutes les tempêtes» (p. 107). Quel contraste avec la netteté de certaines images, comme celle-ci : «Et maintenant, si on pense qu'il soit inopportun et sans actualité de parler de Christophe Colomb, je demande ce qui peut passer pour actuel et opportun, puisque voilà quatre cents ans que ce cadavre gigantesque est étendu sur l'horrible dalle glacée de la morgue de Castille, sans qu'aucune justice humaine ait pu découvrir encore le vrai nom de ses assassins» (p. 87, l'auteur souligne). Je note cette autre hardiesse : «Le succès de Christophe Colomb eût été une chose trop belle sur cette planète maudite qui n'a de fécondité que pour engendrer des monstres et qui garde toute sa force pour la germination des épines humaines autour de la tête de son Dieu» (pp. 118-9) et, parce que nous ne sommes pas, dans la Zone, limités par des contraintes spatiales, cette autre : «C'est un saignement de cœur et une agonie que de voir cet homme presque divin qui fut toute sa vie le Stylite pénitent de son propre génie, réduit à marchander goutte à goutte le Sang de Jésus-Christ avec toute l'écume des Espagnes» (pp. 119-20).
(8) Le terme est mentionné dans le passage qui suit : «Parmi les catholiques de notre génération, ceux qui ont ce vif sentiment des analogies historiques par lequel l'esprit humain remonte et parcourt intuitivement l'immense procession des faits importants, par-dessus toutes les séries intermédiaires des agitations de l'histoire, – ceux-là, sans doute, je l'ai dit, remarqueront les saisissantes relations spirituelles qui rattachent l'une à l'autre, à quatre siècles de distance, les deux personnalités exceptionnelles de Christophe Colomb [...] et de Pie IX» (p. 131).
(9) «Dieu n'a fait la race humaine que pour qu'elle lui donnât des Saints et, quand cette race n'en aura plus à lui donner, l'univers se dissipera comme une pincée de poussière» (p. 135).
(10) «Le ministre n'entendait pas que ce qui était avéré fût officiellement admis et cela rendait la tâche malaisée pour des académiciens qui en sont encore à M. de Voltaire et, par conséquent, ont remplacé la crainte de Dieu, qui n'est, après tout, que le septième Don de l'Esprit-Saint, par la crainte du Gouvernement qui est le commencement des honneurs et des gratifications» (p. 320).

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