L’Amérique en guerre (3) : Chronique des jours de cendre de Louise Caron, par Gregory Mion (11/09/2015)

Crédits photographiques : Kent Porter (The Press Democrat).
2578865313.jpgL’Amérique en guerre, 1 : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien.




313700294.jpgL'Amérique en guerre, 2 : l'Irak de Phil Klay dans Fin de mission.





3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Si les hommes étaient essentiellement méchants, s’ils naissaient tous soumis à un être aussi malfaisant que malheureux, qui pour se venger de son supplice leur inspirerait toutes ses fureurs, on verrait tous les matins les maris assassinés par leurs femmes, et les pères par leurs enfants, comme on voit à l’aube du jour des poules étranglées par une fouine qui est venue sucer leur sang.»
Voltaire, Dictionnaire philosophique (article «Méchant»).

«Je me suis réveillé dans une autre engueulade du brigadier. La guerre ne passait pas.»
L-F. Céline, Voyage au bout de la nuit.

«L’aube se leva, mais non le jour. Dans le ciel gris, un soleil rouge apparut, un disque rouge et flou qui donnait une lueur faible de crépuscule; et à mesure que le jour avançait, le crépuscule redevenait ténèbres et le vent hurlait et gémissait sur le maïs couché.»
John Steinbeck, Les raisins de la colère.


L’enfantement de la guerre dans les discours, la naissance du loup dans l’agneau

Ce serait une erreur de penser que seuls les vétérans Américains sont capables de comprendre les guerres qu’ils ont menées ou qu’ils mènent encore. Le romancier Tim O’Brien a bien insisté sur le fait que son expérience du Vietnam avait peut-être moins de valeur que la manière dont il recourt à la fiction pour évaluer de nouvelles hypothèses sur la guerre. Son écriture n’est donc pas une remémoration documentaire sur ce que fut le Vietnam du temps de son enrôlement, mais plutôt une proposition de tout ce qui pourrait se pressentir derrière la phénoménalité de la guerre en tant que telle. Par conséquent, avoir été au combat ou ne l’avoir vécu qu’à travers les journaux, ou même ne l’avoir appris que dans un livre d’histoire, cela ne modifie en rien le droit de regarder derrière les phénomènes et d’en déduire des circonstances vraisemblables. L’effort de la littérature est en ce sens celui d’une compréhension et non celui d’une explication. Pour le dire autrement et dans l’idée du phénomène de la guerre, il s’agit moins pour l’écrivain de travailler sur «ce qui apparaît» que sur «ce qui aurait pu apparaître» et que les discours officiels ont manqué de voir ou ont sciemment expurgé de leur contenu. Selon ces quelques prescriptions littéraires de bon aloi, la romancière française Louise Caron, dans son roman Chronique des jours de cendre (1), raconte la guerre en Irak de l’époque George W. Bush Jr., ceci à partir du 9 janvier 2007 du calendrier grégorien, correspondant au 19 Dhou-al-hijja de l’an 1427 du calendrier hégirien (cf. p. 9). L’opposition brute de ces deux perceptions du temps pose habilement l’antagonisme culturel de deux mondes en lutte, d’une part l’Irak qui semble régresser dans ses conflits successifs et la mise en doute de son aptitude à fonder une civilisation homogène, et d’autre part les États-Unis, figuration d’un Occident qui avance trop vite dans ses certitudes, arbitre maladroit d’un contexte autrement plus riche que ce qu’ils veulent bien en dire.
Ne prenant parti pour aucun de ces belligérants, le livre, tous les chapitres, fait se relayer Irakiens et Américains, comme deux univers qui se tournent autour, qui se jaugent et qui ne se rencontrent que dans les collisions définitives du dommage collatéral ou de l’assaut terroriste. Ce n’est qu’en dernière instance qu’on assiste à un réel chevauchement (cf. pp. 259-271), et bien que celui-ci s’achève dans le sang, il nous laisse cependant apercevoir les indices rétrospectifs d’une fraternisation.
Tout compte fait, cette alternance narrative de l’Irak et des États-Unis ne souligne pas tant des différences irréconciliables entre les peuples que des façons de résister à l’injonction générale et déshumanisante de la guerre. Le prologue du roman, beau et lapidaire à la fois, suggère que les ruines d’une ville dévastée ne concernent pas que les indigènes (cf. pp. 7-8). L’identité de la ville est indissociable du caractère de tous ceux qui en font l’expérience, les résidents comme les soldats mobilisés. Quand la ville s’est affalée sous les bombes, les gens ont suivi le mouvement – ils ont courbé l’échine. Il y a en outre dans l’horizontalité des bâtiments défoncés une contradiction choquante par rapport à la verticalité ordinaire des centres urbains de l’Amérique. Mais la ville dont il est question, cette Bagdad endurcie, se redresse à chaque offense qu’on lui fait, «elle oscille au milieu du chaos entre rancune et soulagement, résignation et révolte, ordre ancien et désordre nouveau» (p. 7). La ville éventrée puis réengagée dans son être, tantôt surmenée et tantôt vigoureuse, c’est une autre forme de variation que le roman met en évidence, parallèlement aux personnages qui ne sont jamais vraiment résolus dans une attitude, parfois abattus avant de se relever et de retomber, quelquefois dubitatifs puis affirmatifs, individus fluctuants qui règlent leurs raisonnements sur la scansion imprévisible des explosifs. De la sorte, les Américains se perçoivent majoritairement comme les agents d’un désordre. Non seulement ils deviennent «impopulaires» (cf. p. 54), mais ils prennent aussi conscience de la déconstruction irrationnelle qu’ils répandent, loin, si loin de l’institution démocratique censée remanier les dissolutions politiques de l’ère Saddam Hussein (cf. p. 229). On dirait volontiers que la guerre empêche toute persistance de l’ordre et de la raison. De telles épreuves obligent à reformuler ce que l’on pense et ce que l’on fait. Et puis la certitude encore plus dramatique de la mort inspire aux délibérations des hommes un surcroît de responsabilité. S’il faut mourir aujourd’hui ou demain, autant partir en essayant de prouver que l’on a été un esprit de nuance, une intelligence en acte, que l’on a mesuré l’importance de notre éventuel dernier jour sur Terre.
Partant de là, quels qu’ils soient, où qu’ils soient, les personnages de Louise Caron se confrontent plus ou moins à l’exercice du doute. Il n’est guère que le lieutenant-colonel Straw qui s’entête à foncer tête baissée, comme un taureau se précipite sur la muleta et par la même occasion vers sa mort, sa parole étant celle de maximes simplistes et inappropriées (cf. p. 183), dangereusement redoublées par une incapacité à se remettre en cause (cf. p. 224). En cela, Straw est un outil parfait de propagande. Plus que tout autre, il restitue la simplicité du discours politique de la guerre, réduisant l’Irak à un pays de barbarie qu’il est impératif de combattre sous les mêmes auspices (cf. p. 35). L’efficacité des troupes s’apprécie en fonction des idées grossières qu’on aura pu leur inculquer en amont, dans les camps d’entraînement ou pendant les harangues de quelque colonel fanatique, à l’image de Straw, qui n’est pas sans rappeler de nouveau la figure massive d’un Kurtz (2), création littéraire que l’on pourrait identifier dans presque tous les plis et les replis des romans où l’humanité s’évertue dans sa propre dislocation, de surcroît au sein d’un livre où l’occupation américaine n’échappe pas à la comparaison d’un colonialisme malsain. On connaît en effet le contenu implicite des discours du président G.W. Bush Jr. Avec le recul d’analyse que nous possédons désormais, on sait que le prétexte des armes de destruction massive ne visait qu’une stratégie de contrôle profitable au Moyen-Orient, ainsi qu’une manière de rassurer la population en lui montrant que le gouvernement s’alignait dans ses réponses (les effets probants d’une déclaration de guerre) en proportion de l’ampleur des questions posées (les causes du terrorisme au lendemain du 11 septembre).
Un extrait d’un discours de Bush Jr. est d’ailleurs retranscrit dans le roman (cf. pp. 28-9). C’est un passage éloquent de sophistique, tout à fait digne des méthodes de Gorgias lorsqu’il compose son Éloge d’Hélène et qu’il défend ouvertement le pouvoir du discours, lui octroyant une puissance de magie et de tyrannie, mettant les âmes sous perfusion et rabougrissant de ce fait la lucidité de n’importe quel auditeur. Cet Éloge d’Hélène se lit aujourd’hui comme un monument de rhétorique, à savoir comme un art d’apprivoiser une foule alors même qu’on ne lui dit pas la vérité. Ce que soutient Gorgias, c’est que le discours a toute capacité. C’est par la puissance du discours que l’on peut faire advenir les actions les plus insensées, comme par exemple amener un pays entier à croire qu’une guerre est juste parce qu’on s’en va neutraliser la barbarie. Ainsi le discours se joue de la véracité de son objet, autant qu’il se joue de son auditoire. Sans réel objet à vrai dire, le discours rhétorique multiplie les images, les métaphores, faisant se déplacer quelque chose dans l’esprit de ceux qui écoutent, et dans ses phrases péremptoires du début de l’année 2007, Bush Jr. va même jusqu’à se mettre sous l’égide tranquillisante de Dieu, moyen classique qui consiste à terminer sa réflexion fallacieuse par un argument d’autorité.
Ce qui aggrave la situation, du reste, c’est que les techniques oratoires ne sont pas uniquement la propriété d’un camp. Du côté irakien, l’interprétation du passé coranique est insatisfaisante, et c’est un euphémisme (cf. pp. 65-6). Au milieu de tant de certitudes et d’assertions idiotes, Sohrab, une jeune femme diplômée de littérature, subit le quotidien d’une faction terroriste qui ne jure que par la vengeance. Si elle se retrouve dans cette incroyable position d’embrigadement, c’est par amour pour Naïm, qui n’a pas supporté que les Américains aient abattu son père. Les choses sont d’autant plus extravagantes que Naïm est un jeune homme raffiné, artiste spécialisé dans la sculpture, habitué en principe à la tempérance. Mais la décimation d’une partie de sa famille a su convaincre Sohrab, qui, elle aussi, a enduré des pertes familiales depuis l’intervention américaine. Pour accentuer cette réalité, le roman est chaque fois interrompu par de nombreuses mentions nécrologiques, et que ce soit d’un côté ou de l’autre, dans les rues d’une Bagdad massacrée ou dans les chambres d’une base militaire US où la peur se matérialise dans la plus stricte chair de poule (cf. p. 34) et où le soleil brûlant confère à la folie (cf. p. 229), l’engrenage de la vengeance paraît inévitable parce que la mort des uns ou des autres ne tolère aucune espèce de rationalisation ou de processus de résilience. L’impossibilité d’enterrer ses morts selon les rites musulmans suscite la révolte des Irakiens, à quoi il faudrait évidemment ajouter le sentiment légitime d’un contexte qui n’a cessé d’empirer depuis l’arrivée des Marines, concomitant avec la triste progression d’un Islam politique rétrograde (cf. p. 19). Quant aux Américains, la représentation d’une mort partout en embuscade (cf., entre autres, pp. 112-6, p. 155 et p. 271) amplifie leur désir d’appliquer une bien rudimentaire loi du Talion, la raison n’étant plus à même de s’interroger ou de conduire un jugement de sagesse.
En conséquence de quoi, la guerre accomplit son procédé de transformation radicale, les agneaux s’érigeant en loups (cf. p. 23), se jetant à certains égards dans «la gueule du loup» (cf. p. 110), c’est-à-dire dans le gosier exterminateur d’un conflit qui n’a l’air d’exister que par le biais de multiples propagandes, justifiant de ce point de vue la citation de George Orwell placée à la tête du roman : «Le langage politique – et avec quelques variantes, cela concerne tous les partis politiques, des conservateurs aux anarchistes – est destiné à rendre les mensonges crédibles, à donner une apparence de solidité à ce qui n’est que du vent» (3). Comment donc s’étonner qu’un artiste ait pu enfiler un vêtement de moudjahidin ? Quand le non-être commence à prendre des allures persuasives, quand l’incrédulité a été suspendue par un discours assujettissant et réconfortant, les natures, qu’elles soient premières ou secondes, s’effondrent, et sont remplacées par des cultures confortables où l’homme se roule comme un chien docile dans son panier, choisissant une déconcertante facilité, qui devenant littéraliste après avoir été un lecteur sagace (peut-être Sohrab pendant sa décision de rejoindre Naïm), ou qui décidant de semer la mort après avoir prêté serment pour défendre la vie (cf. le médecin Zhouar, p. 108).
Nous exprimerons le même constat à propos du personnage de Niko Barnes, un sergent américain féru d’écriture, passionné par Les raisins de la colère de Steinbeck, ayant jadis connu la guerre des Balkans et se retrouvant malgré tout en Irak, de son propre gré, comme si les leçons de l’horreur avaient glissé sur cet homme dont le dossier mentionne pourtant un quotient intellectuel intéressant. Néanmoins, au même titre que ses prétendus ennemis, Barnes souffre d’un passé familial difficile, si bien que son incertitude sur tout ce qui se rapporte au discours de guerre est en dispute permanente avec l’amertume de ce qu’il est réellement, en l’occurrence un «SANS» (p. 78), un dépourvu de toute qualité, un individu déclassé issu de la très profonde Amérique et qui rêve de se venger de la vie par l’écriture, comme il espère dans le même temps que sa femme Lily aura la patience de l’attendre en dépit de tout ce que son imagination lui suggère de désagréable (cf. pp. 37-8). Les balancements psychologiques de Barnes, s’ils trouvent à s’apaiser dans la rédaction de carnets où il investit sa relation à l’engagement militaire, n’en sont pas moins continuellement fragilisés par les ultimatums terrifiants de la guerre. Les conditions difficiles d’un tel cataclysme imposent à l’homme de faire cohabiter le loup et l’agneau dans son entendement.

Penser au cœur du microcosme tragique de Bagdad : sauver l’intelligence humaine, même brièvement

Le radicalisme semble donc la seule façon de s’extirper du piège de l’Irak, de se sortir à tout prix de ce contexte (cf. p. 16). Contre la mocheté de Bagdad (cf. p. 31), contre le fait qu’on ne sache pas d’où peut venir le danger dans cette ville (cf. p. 196), il est normal que les personnages soient tentés par des résolutions catégoriques. Mais tel que nous l’avons déjà précisé, aucun des protagonistes de ce livre n’est en mesure de tenir longtemps une certitude, mis à part cet imbécile heureux de Straw, sorte de caricature fonctionnelle qui sert à poser des contrastes saisissants. Dans le clan irakien, certes l’on souhaite régler ses comptes avec l’Amérique, toutefois les effectifs de l’armée de Moqtada sont essentiellement composés d’intellectuels (cf. pp. 80-8), ce qui tend à privilégier, à terme, la remise en question. Ce mélange de disposition rancunière avec la nécessité de réfléchir, qui culmine chez quelqu’un comme Sohrab, évoque par certains aspects le personnage de Warda créé par Sonallah Ibrahim (4). À l’instar de Warda, Sohrab n’ignore pas que si le pays qui est le nôtre fait obstruction à la possibilité de se construire individuellement, étant lui-même défait, il devient alors impératif de désobéir tout en se construisant à travers un engagement collectif sensé, digne et valorisant, un engagement qui vaudra bien entendu pour aujourd’hui et pour demain. Cette prise de conscience intervient justement après l’excitation des premiers engagements. De toute évidence, cette reconquête du sujet rationnel ne peut s’acquitter des violences stupides perpétrées à l’encontre des animaux (cf. p. 98), quand bien même l’ennui des hommes motiverait cette cruauté banale. Que l’ennui soit souvent cité dans les romans ou les récits de guerre, ceci ne doit pas contraindre sa conversion souhaitable en énergie spirituelle, et c’est ce que Sohrab réalise lorsqu’elle ferraille avec Naïm sur les notions de vengeance, de justice et de mal (cf. pp. 155-7).
Tandis que Naïm persévère dans la binarité de la force vengeresse qui doit punir la force soi-disant malfaisante, Sohrab lui rétorque un argument de son père, quand il essayait de raisonner son frère Mazin, alors sur le point de se radicaliser : «Avec la force on n’arrête pas le mal, on le perpétue» (p. 156). En d’autres termes, toute force élémentaire finit par mal faire, à l’inverse de la justice, qui est une force de la raison et à laquelle il faut toujours se rallier parce que la justice ne possède pas la vengeance dans son arsenal punitif. À l’inverse de la vengeance qui est l’arme des faibles et des cavernes platoniciennes, la justice suppose la double incarnation de la vertu et de l’institution, de même qu’elle postule l’égalité entre les hommes et qu’elle désire équitablement arbitrer les conflits, seraient-ils ensanglantés ou tributaires de différends culturels en apparence indiscutables. Dans le fond, la justice désire la discussion, et Sohrab ne peut se résoudre aux combats douteux du terrorisme, pas plus qu’elle n’aspire à observer la perdition mentale de celui qu’elle aime. Dans le «ciel de cendre» (p. 114) de l’Irak en proie à la guerre, par opposition aux ténèbres profuses, Sohrab invoque autant que faire se peut l’éclaircissement de la justice et de l’esprit philosophique. Motif qui donne son titre au roman et d’une certaine manière sa signature ontologique à l’Irak, la cendre ne revient que deux autres fois dans le texte, mais chaque fois l’on ressent la pesanteur de l’occurrence (cf. pp. 139 et 275), appesantissant la souffrance historique du pays (cf. p. 44), comme si tous les feux de l’Enfer avaient prospéré grâce à la démission consentie de la raison humaine, hémisphères oriental et occidental confondus, cela va de soi.
En écho à la méfiance salutaire de Sohrab, le sergent Niko Barnes mesure à son tour la puissance des mots (cf. pp. 228-9). Il critique le peu de résistance de la raison humaine lorsque des ordres sont proférés par des supérieurs dans le secteur militaire. Pourquoi faut-il que les ordres produisent une parfaite transitivité entre la parole des chefs et les actes des exécutants ? Ce qui se dégage de ces tourments intérieurs, ou, si l’on préfère, de cette révocation en doute graduelle, c’est que les ordres ne sont pas des règles. On peut désobéir à un ordre si on le décide, surtout que désobéir à un ordre est un devoir moral quand ce que l’on exige du soldat est illégitime et que ce dernier se donne les moyens d’argumenter. En revanche, on ne peut pas contourner une règle, mais ce qui est particulièrement efficace dans la rhétorique militaire, c’est l’assimilation de l’ordre et de la règle.
À eux deux, d’abord à distance et ensuite lors d’un rapprochement dont nous ne dévoilerons pas la trame, Sohrab et Barnes sont les figures tutélaires de l’intelligence éprouvée de toutes parts. Ils contestent vaille que vaille les certitudes destructrices de leurs acolytes respectifs et des situations auxquelles ils doivent faire face. Dans un langage cartésien, nous pourrions avancer que ce sont des figures de la méditation, du sujet qui ne cesse de se reprendre dans un monde difficile à déterminer, et cette volonté de continuer à penser alors même qu’il serait facile de se laisser aller à la sauvagerie mérite l’éloge. Les preuves successives de délicatesse de Sohrab et de Barnes insinuent autant de respirations dans ce monde qui suffoque.
Lors d’un joli passage, Barnes se souvient d’une scène des Raisins de la colère (cf. p. 149), à la suite de quoi il revendique une parenté émotionnelle entre les personnages du roman et les Irakiens affligés par les Américains. En abolissant les différences culturelles par le biais de la fiction, le sergent Barnes pose l’intuition d’une humanité enfin réconciliée, debout pour une même cause, incorporée à la même colère, la colère de ceux qui ont faim, prêts à se serrer les coudes et à débarrasser le monde de ses nuisibles. En définitive, les milices irakiennes et les escadrons US se sont trompés d’ennemis. Ce n’est pas entre eux qu’ils devraient se battre ! Ils devraient plutôt se retourner contre les fomentateurs de discours, contre ceux qui inventent ou qui enveniment de vieilles inimitiés. Mais cela paraît inespéré. Il faudrait effectivement envisager une guerre des mots, discours contre discours, et jusqu’à présent aucune arme, sinon la violence extrême, n’a su renverser ceux qui ont fait de la rhétorique et de la tromperie une profession. Après tout, la pendaison de Saddam Hussein n’a pas suffi. Bien au contraire, l’éviction du Raïs a mis le pays dans le chaos, dans un désordre tel qu’on en vient même à s’acharner sur Dieu, à croire en son inexistence, à le voir dorénavant sous les traits paradoxaux d’un Dieu de colère (cf. 210-1). Pendu le 30 décembre 2006, Saddam Hussein et sa rhétorique disparaissaient, mais quelques jours plus tard souvenons-nous que la rhétorique de Bush Jr. reparaissait (cf. 28-9), inexorable métastase de substitution, queue de lézard ressuscitée après l’illusion d’une rupture. Dans une aussi désespérante perversion du langage, toute forme d’intelligence, toute tentative de réexamen, de soupçon, d’incertitude, tout ceci contribue au secours de l’esprit humain, chose nécessaire pour ne pas que le monde tombe tout à fait aux mains d’une dégradante politique. Du reste, il n’y a pas qu’en Irak que la question se pose.
Si la réciprocité spirituelle de Sohrab et du sergent Barnes ne fait aucun doute, si celle-ci se traduit par la suite dans un magnifique duel oculaire (cf. pp. 175-7 et 188-9), les deux amants de l’esprit se débattent néanmoins dans une structure tragique, et cela contredit in fine toute espèce de dénouement favorable. En effet, Chronique des jours de cendre donne l’impression d’une élaboration tragique, en cela que les personnages évoluent finalement dans un petit périmètre (le microcosme typique de la tragédie, situé à Bagdad et dans ses périphéries), en cela aussi qu’ils s’expriment la plupart du temps dans un registre de la déploration, en cela encore qu’ils semblent agir avec une constante frénésie, laquelle s’apparente à une lutte intense contre des forces délétères qui doivent fatalement finir par triompher. Ainsi chacun d’entre eux, mais Sohrab et Barnes plus que les autres, sont comme attirés par un entonnoir, par un œil du cyclone qui les condamne à une sombre finitude, comme s’ils étaient téléologiquement obligés par une catastrophe inévitable. En ce sens, le roman fait songer à une construction théâtrale, avec une mise en scène et des dialogues très cadencés, très équilibrés, et même si les descriptions atmosphériques sont toujours crédibles, elles pourraient quelquefois se confondre à un décor, à une toile de fond dépliable, surtout avec ce ballon dirigeable US qui survole Bagdad et qui enregistre tous les mouvements (cf. p. 196) (5), peut-être aussi toutes les empreintes thermiques, ce ballon-panoptique qui pourrait être la poursuite de la salle de théâtre, la lumière zénithale qui éclaire par-delà les cendres et qui nous révèle chaque fois les acteurs dans la vérité la plus nue, celle, donc, du tragédien qui s’affronte à la mort.

Notes
(1) Louise Caron, Chronique des jours de cendre (Éditions Aux Forges de Vulcain, 2015).
(2) Nous écrivons «de nouveau» car nous avions déjà fait allusion à Kurtz dans notre article sur À propos de courage, de Tim O’Brien.
(3) George Orwell, La Politique et la Langue anglaise (1946).
(4) Sonallah Ibrahim, Warda (Éditions Actes Sud, 2002).
(5) Le dirigeable apparaît subrepticement deux fois au début du roman.

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