La conquête du bonheur de Bertrand Russell : sur quelques raisons de croire aux gens heureux, par Gregory Mion (26/12/2015)

Crédits photographiques : Emilio Morenatti (Associated Press).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«J’aime les gens qui n’osent
S’approprier les choses […]
Ceux qui veulent bien n’être
Qu’une simple fenêtre
Pour les yeux des enfants.»
Anne Sylvestre, Les gens qui doutent.


Contextualisation : ce qui sépare Russell de ses travaux habituels… et de Wittgenstein

Le nom de Bertrand Russell est surtout réputé dans le monde de la logique et des mathématiques, mais l’on sait que cet homme éclectique s’est aussi laissé prendre au plaisir de la philosophie générale, souvent au grand dam de ses amis logiciens, comme par exemple Wittgenstein qui n’y alla jamais par quatre chemins pour lui dire qu’il perdait son temps à étudier des matières de peu de consistance. L’agressivité de Wittgenstein était parfois telle que Russell fut plus d’une fois agacé par ses remontrances. Il y avait une folie de la logique chez le Wittgenstein des premiers temps et cela contrastait avec la personnalité plus patiente de Russell. Disons que l’un ne semblait pas pouvoir se mettre au repos, hanté par les théorèmes de la logique, irritable et impétueux dès qu’il venait à rencontrer une résistance de raisonnement, tandis que l’autre, peut-être conscient de la part de génie qui lui manquait pour discuter avec ce monstre d’intelligence, se piqua d’un éventail de questions philosophiquement moins contraignantes et davantage conformes à l’idée que l’on se fait d’un esprit tranquille qui aime à prendre ses aises dans la réflexion (1). Il serait néanmoins sans doute trop commode de conclure que Russell se fit presque centenaire alors que Wittgenstein mourut après avoir à peine dépassé la soixantaine, que l’un, donc, sut donner à sa vie la tournure d’une sérénité de laquelle on devrait s’inspirer, et que l’autre, tarabusté par des problèmes abstraits et un environnement familial sourcilleux, ne fit que s’enfermer dans une forteresse mentale, un non-lieu qui finit soi-disant par oublier la chair du vivant, plongeant son corps délaissé dans un état propice à la maladie. Ce serait ici déduire qu’une vie heureuse dure longtemps, qu’elle produit un équilibre harmonieux entre des matières hautement intellectuelles et l’art de s’en défaire, et qu’une vie malheureuse est fonction à la fois d’une mort prématurée et d’une espèce de sur-cogitation, d’un excès de pensée qui reflèterait une incompétence pour habiter le monde tel qu’il va et tel qu’il est.
Mais se borner à cette différence de tempérament un peu grossière ne serait pas être juste envers Wittgenstein, dont la carrière cognitive a connu des directions inattendues, à la hauteur de sa génialité intrépide, lui qui expérimenta les bombardements de la Première Guerre mondiale dans les rangs autrichiens, lui qui fut encore jardinier, instituteur et architecte, la force de son esprit lui permettant de s’adapter à toutes les formes de la vie et d’en retirer des enseignements probants. À sa manière époustouflante, Wittgenstein fut heureux, et la guerre fut pour lui un moyen de faire de la proximité de la mort une expérience de plénitude spirituelle, le fait de pouvoir mourir à tout moment étant une occasion perpétuelle de préparer l’esprit à son détachement ultime (à condition de croire à son existence immortelle), voire de faire de l’esprit un héros psychique et impavide qui regarde fixement la mort dans les yeux, prêt à recevoir une vérité d’ordre supérieur. Son attitude mystique est ici redevable de sa lecture de William James, qui, dans son livre The varieties of religious experience, décrit la puissance de l’homme qui prend le risque de la mort. Il ne peut plus rien arriver à celui qui brave une mort presque omniprésente. Ne pas s’absenter devant la certitude de mourir, ne pas reculer en présence de la mort approchante et tonitruante du champ de bataille, c’est gagner un genre de consécration de soi, procéder à la conquête rarissime de son intériorité. En outre, dès 1912, Wittgenstein avait avoué à Russell que les thèses de James étaient susceptibles de le faire accéder à un meilleur palier de bien-être (2). Partant de là, on ne peut qu’être admiratif du comportement de Wittgenstein, qui a fait de l’action concrète (l’engagement du soldat) l’opportunité de vérifier une promesse cérébrale (les bienfaits théoriques de l’engagement du soldat). Ainsi ne doit-on pas réduire la vie de Wittgenstein à un simple calcul mental : il fit de l’action une annexe non négligeable de sa pensée.
Par conséquent, eu égard à ce qui précède, on terminera cette parenthèse en précisant que la logique n’a pas été la seule pierre de touche de la pensée wittgensteinienne, quand bien même elle tient une place prépondérante tout au long de sa vie, ne serait-ce déjà que par la nécessité de chaque fois remettre en question son statut philosophique. Dès ses premiers écrits, Wittgenstein pousse la logique dans ses retranchements (3). En tant que telle, la logique ne dit rien sur le monde, elle n’est qu’un ensemble de tautologies qui ne fait que vérifier la valeur interne de ses énoncés. Très tôt Wittgenstein reconnaît que la valeur de vérité des propositions de la logique ne nous aide pas à formuler une connaissance sur le réel. À prendre la logique au pied de la lettre, elle ne serait qu’un langage muet, une incapacité formelle à nous donner un accès au réel. Avec la logique, non seulement nous n’exprimons rien, mais il se peut encore que nous ne comprenions rien, si bien que nous ne sommes pas en position d’avancer dans le savoir. Pour le dire autrement, le monde se montre à nous d’une façon que la langue de la logique n’est pas capable de mettre en mots – tout au plus nous pouvons montrer quelque chose du monde, mais nous ne pouvons pas le dire avec netteté. L’essence du monde nous reste tout à fait indicible.
Cette impuissance à expliquer le réel par la logique obligea Wittgenstein à réfléchir différemment, ce qui ne cessa évidemment de mettre la logique à l’épreuve en tant que discipline connexe de la philosophie. Plutôt que de continuer à postuler une concordance structurelle entre le langage et le monde, Wittgenstein s’intéressa moins aux valeurs de vérité des propositions qu’aux usages courants de la langue. Cet élargissement du problème confirma sa nature de touche-à-tout et son esprit polymathique, cependant Wittgenstein n’abandonna jamais la rigueur intellectuelle qui le caractérisait et qui parfois intimidait ses très proches amis. On comprend dès lors que de telles préoccupations ne pouvaient l’amener à prendre quoi que ce soit à la légère. Pour Wittgenstein, selon toute vraisemblance, le bonheur résidait moins dans une sensation corporelle que dans une délivrance intellectuelle, dans le plaisir d’avoir atteint le fond d’une question, dans la certitude d’un langage maître de ce qu’il dit par rapport à la portion de réel qu’il exprime. Si Wittgenstein passe aujourd’hui pour l’un des philosophes majeurs du XXe siècle, c’est sans doute à son niveau d’exigence qu’il le doit. Dans tout ce qu’il a fait, du plus trivial au plus raffiné, Wittgenstein était spirituellement engagé. Ce n’est pas en vertu d’un lâcher-prise ordinairement conseillé qu’il s’est rendu heureux, mais, tout au contraire, il n’a pu se rendre heureux que par le biais d’une constante obstination, en prise continuelle avec le monde et avec son intelligence propre de génie.
De ce point de vue, il est facile désormais de concevoir les reproches que Wittgenstein adressa quelquefois à Russell lorsque ce dernier choisit de mettre de côté certains des problèmes fondamentaux de la philosophie pour se consacrer à des généralités théoriques. Être heureux, pour Wittgenstein, ce ne pouvait à la limite que reposer sur la découverte du langage le plus clair possible, et sûrement pas sur l’écriture d’un livre ayant pour thème le bonheur, un tel sujet étant forcément passible de digressions et de considérations ampoulées. On peut ainsi se demander, non sans un sourire, si les précautions oratoires de Russell, dans l’avant-propos de sa Conquête du bonheur, ne sont pas directement adressées à des gens tels que Wittgenstein. Publié en 1930, La conquête du bonheur (4) se veut un livre de bon sens, loin des tracasseries d’une «philosophie profonde» ou des références goûtées par les hommes savants. Avec cet ouvrage à contre-emploi de son domaine de prédilection, Russell veut présenter en toute simplicité le fruit de ses observations et les raisons qu’il estime valables pour atteindre le bonheur. Il ne faut pas oublier du reste que Russell est déjà âgé de quasiment soixante ans lorsqu’il rédige cette petite compilation un tantinet euphorique, non dépourvue d’humour par ailleurs, révélant une facette croissante de l’auteur et qui s’affirmera plus tard dans sa longue et audacieuse History of western philosophy, vaste anthologie des idées occidentales qui s’étudie aujourd’hui moins pour son sérieux que pour quelques-unes de ses remarques franchement hilarantes (5). Aussi, lorsque Russell nous fait part de ses examens sur le bonheur, il faut les prendre comme les propos d’un homme de la maturité, et non comme la rédaction d’un jeune premier qui tenterait de se forger une célébrité philosophique en choisissant de traiter un sujet d’apparence superficielle, calibré pour le grand public. Bien que Russell soit conscient d’écrire un livre qui ne fera pas date dans la philosophie, il prend malgré tout sa tâche avec application et il entend nous montrer que le bonheur n’est pas donné d’avance, qu’en cela il relève bel et bien d’une «conquête», voire d’une appropriation soutenue, et que cela exige de nous d’autres postures que celles que nous sommes habitués à endosser dans notre contexte occidental.
L’expression d’un bonheur qui se conquiert est en outre typique des philosophies antiques, autant de références que Russell a lues et ruminées : ce n’est pas en nous laissant affaiblir par quelques-unes des incertitudes du monde que l’on se rendra heureux (par exemple en nous affligeant du mauvais temps qui n’était pas prévu ou du petit coup de froid qui nous laisse alité), pas plus que nous ne serons heureux en dépendant exclusivement des circonstances extérieures que l’on regarderait avec fatalisme (telle une bille de flipper dont la trajectoire résulte des divers obstacles rencontrés et qui peut à tout instant être aspirée par les ténèbres); nous ne serons heureux qu’en déployant une force intérieure qui nous permettra de nous transformer spirituellement, ceci avant de vouloir changer le monde à tout prix. Notre esprit est souple et le monde est robuste, voilà ce dont il faudrait avoir conscience pour ne pas s’embarrasser d’une volonté prométhéenne. Travaillons les matières plastiques avant de vouloir agir sur les matières a priori intraitables. Autrement dit, essayons d’être une bille de flipper qui accepte les coups parce que les coups font partie du monde (il existe par ailleurs quantité de flippers peu aimables), et faisons également de notre mieux pour ne pas nous accabler de vivre dans une partie du monde qui serait dominée par une atmosphère mélancolique (les flippers peuvent subir des coupures d’électricité fréquentes et laisser les billes en suspens).
En fin de compte, chaque fois qu’on pose le problème du bonheur, on ne peut manquer d’en revenir plus ou moins à la tradition des stoïciens tels que Sénèque ou Épictète, pour ne citer que ces deux-là. Être heureux ne paraît devoir arriver que si l’on cultive l’idée qu’il vaut mieux se soumettre à la nécessité, c’est-à-dire accepter le fait qu’il y a des choses qui sont et qui ne peuvent pas être autrement qu’elles ne sont (la mort étant l’exemple classique) et que je ferais mieux de travailler sur ce qui dépend vraiment de moi (modifier ma perception du réel afin de mieux habiter ce monde qui ne me veut peut-être pas que du mal), au lieu que de vouloir influer irrationnellement sur ce qui ne dépend strictement pas de moi. Quels que soient les événements qui me frappent, je dois être en mesure de les surmonter, affirmant par là même la puissance de ma liberté intérieure sur tout ce qui est susceptible de m’attrister ou de me recouvrir de douleur. Je dois me sentir obligé par la vie intérieure plutôt que de me faire écraser par les contraintes infinies de la vie extérieure. Au plus haut de son intention, la philosophie stoïcienne nous apprend que les choses extérieures ne se modifient pas, mais que je peux en revanche adopter une conduite qui acquiesce à l’ordre des choses que je ne maîtrise pas. Une telle renonciation à vouloir agir sur le monde demande du temps, aussi, par association d’idées, faut-il voir dans beaucoup de paroles de Russell les résultats d’une longue méditation sur la vie. Rappelons toujours que la sagesse en principe n’est pas innée; elle est de l’ordre d’une construction endurante, inlassable et peut-être flegmatique, en quoi elle nous dit que le bonheur est comparable à un état que nous aurons patiemment bâti tout au long de notre vie, puis que nous devons nous efforcer de ne pas céder à la moindre tourmente, fût-elle assez féroce pour faire trembler ou s’effondrer notre heureuse «citadelle intérieure» (6).
À bien juger de cette doctrine, l’on s’aperçoit qu’elle oscille entre l’effort et la résignation (7): d’une part l’effort de ne pas capituler, de ne pas songer que tout ce qui nous est extérieur est nécessairement hors de la sphère de notre influence (je peux éventuellement reconstruire ce qui a été détruit), et d’autre part la résignation devant ce que je sais indubitablement n’être pas de mon ressort. Dans cette perspective mixte, la morale stoïcienne n’est pas une philosophie de la torpeur ou de la désinvolture. Elle nous encourage à trouver dans la nécessité des raisons d’agir et de superposer à ce qui ne peut être modifié des conduites spirituelles ou des actions persévérantes. Ce n’est pas en nous laissant aller que nous pourrons échapper au malheur si celui-ci nous touche. En agissant aussi bien sur le monde que sur nous-mêmes, nous ne remettons pas en doute la nécessité (une telle volonté serait absurde), mais nous en atténuons les effets. Si le sage voit sa maison détruite par un cyclone, son malheur sera évident, la nécessité du cyclone sera avérée, mais ce malheur ne pourra que s’accroître si nous n’entreprenons pas de faire des ruines de notre habitation le symptôme d’une reconstruction. Encore une fois, accepter la nécessité n’a rien de commun avec une croyance fataliste. Si je suis malade, je dois essayer de me guérir, et si je n’y parviens pas, c’est qu’il ne pouvait en être autrement et au moins aurais-je mis tous mes pouvoirs sur la sellette. Si une tempête de sable vient salir toutes les rues d’un village, les hommes doivent se regrouper et participer au nettoyage. Au fond, le stoïcisme n’est pas une attitude d’indifférence désinvolte ou arrogante envers ce qui arrive; le stoïcisme est une compréhension de la vie au sens fort, une manière de se rallier à la vie en luttant contre ce qui pourrait nous inciter à ne plus y croire. La nécessité dans la vie est hors de doute, mais cette nécessité ne contient aucune raison de conjecturer un déterminisme dans les individus. L’homme n’a pas à se mettre à genoux devant la mortalité ou devant les accidents de sa vie (8).

Du bonheur de substitution au bonheur fondamental

D’une façon très courante, Russell débute sa réflexion sur les causes du bonheur en posant deux types distincts de bonheur : premièrement le bonheur du corps, accessible à tous, et secondement le bonheur de l’esprit, plus restreint, seulement abordable pour ceux qui savent lire et écrire. Cela signifie que le bonheur peut séjourner dans le simple comme dans le complexe, et Russell nous avise qu’il est préférable de savoir reconnaître ce qui nous convient, parce que nous risquerions de nous ennuyer à décortiquer des livres hors de notre portée, tout comme nous serions lassés de passer toutes nos vacances dans l’oisiveté d’une station balnéaire si ce sont les livres érudits qui nous attirent.
On peut en outre se figurer que notre bonheur est d’autant plus fort qu’il ne se confond pas au bonheur d’une personne qui souhaite obtenir des biens radicalement différents des nôtres. Est-il donc impossible d’envisager de partager sa vie avec une moitié qui ne voit pas le bonheur par les mêmes yeux que nous ? Probablement que Russell dirait qu’il faut s’appliquer à faire des ajustements et des concessions dans nos aspirations au bonheur, mais que l’on ne saurait tout concéder à la faveur d’un mode d’existence qui désavoue nos plus intimes préférences. Le bonheur n’est assurément pas bon quand il est forcé ou imitatif. Il n’y a rien de pire que de vouloir un enfant parce que d’autres en ont voulu avant nous ou parce qu’on nous le demande avec insistance. Cela entraîne une éducation houleuse et souvent catastrophique, l’enfant devenant le jouet malheureux de deux êtres qui n’ont pas su comprendre leur bonheur en binôme, réciproquement et durablement. L’amour devrait plutôt être la recherche d’un bonheur commun et non pas l’alternance de deux bonheurs non accordés qui se succèdent dans les choix, l’image un peu pénible et perpétuelle du bonheur de l’un qui s’écarterait au profit du bonheur de l’autre pendant une période déterminée (cf. pp. 169-170). Par ailleurs, un enfant est l’engagement d’une vie, aussi est-il ignoble d’inscrire cette vie à venir dans une temporalité déjà fragilisée à l’origine. Il y a peut-être un bonheur spirituel dans le désir d’avoir des enfants, mais le fait de les avoir concrètement implique d’autres attitudes que celles de l’esprit. Il importe de savoir précisément si notre conception du bonheur est suffisamment large et approfondie pour accueillir une vie qui nous oblige moralement de tous les côtés. Ce n’est pas être égoïste que de rejeter la vie que l’on pourrait donner, en revanche c’est être inconséquent de l’accepter en sachant que notre bonheur vibre avec des cordes tout à fait autres. L’enfant qui est le nôtre doit vibrer des mêmes harmonies que nous, sinon il est voué à une existence arythmique, et cela, sur le long terme, contribue à installer un malheur durable dans sa petite personne.
On peut en ce sens avoir l’impression que le choix d’avoir des enfants, dans le monde occidental, repose sur des modèles que nous avons intériorisés plutôt que raisonnablement choisis. Ce sont des modèles qui finissent par être plus contraignants que les circonstances extérieures qui sont pourtant des facteurs de troubles importants dans des pays qui n’appartiennent pas à nos mœurs. On avoue volontiers que les moussons de l’Inde ou que les chaleurs du désert ne sont pas des conditions souhaitables pour nous épanouir, cependant il est plus facile de se détacher de ces contraintes que de combattre un modèle de vie qui tient lieu d’inconscient collectif. C’est la raison pour laquelle Russell affirme que la liberté intérieure n’a guère de puissance dans les pays industrialisés. Un artiste dont l’œuvre fait sécession avec les paradigmes capitalistes réussirait moins qu’un scientifique qui fait progresser le savoir et dont l’action nous permet de faire l’économie de nos moyens tout en maximisant nos fins. Le monde occidental respecte le savoir, l’ordre établi, les méthodes et l’efficacité, et il dédaigne tout ce qui est irrationnel et contre-productif. Or si tous les individus occidentaux désirent fonder une famille et fournir à leurs enfants les moyens de réussir leur vie en fonction des normes en vigueur, celui qui prend ses distances avec ces pratiques ne sera pas compris.
L’incompréhension réside dans le fait que l’on puisse trouver bonne une chose que la majorité ne trouve pas bonne. Si l’artiste croit qu’il est bon pour lui de défendre ce que tout le monde estime indéfendable, on devrait plutôt y repérer des motifs rassurants et se dire qu’une société ne s’enrichit que par l’entremise de sa diversité. On oublie en effet que la surproduction de désirs identiques déchaîne les compétitions et les rivalités. C’est tout le principe du désir mimétique tel que René Girard l’a formalisé : je ne désire pas une chose parce qu’elle est réellement bonne pour moi, je la désire uniquement parce que d’autres la trouvent bonne pour eux, et par conséquent j’en viens à croire qu’une chose largement désirée ne peut définitivement pas être mauvaise pour moi. Dans ces conditions extrêmes de mimétisme, comment puis-je raisonnablement vouloir faire de l’art en sachant que les artistes sont en général pauvres et méprisés ? Et comment pourrais-je m’occuper de mes enfants si je ne peux pas leur offrir ce que l’on offre traditionnellement aux enfants ? Tout ceci réduit le bonheur à son visage le plus anonyme : je ne veux pas mon bonheur, mais en réalité je veux posséder celui des autres. Si je fais de l’art et que je crois que l’homme de science est mieux loti que l’homme des arts, je ne cherche pas le bonheur en moi, mais je le cherche dans les autres ou sur les autres, c’est-à-dire que je ne m’écoute pas, que je m’absente de moi-même et que je me perds dans la masse. En un mot, je veux que mon bonheur soit compris, digérable, soluble et inséré dans les circuits normaux, et non pas qu’il demeure à jamais incompris. Je ne veux pas être «l’incompris» de Luigi Comencini (9).
Le paradoxe, c’est que l’Occident s’acharne à neutraliser la monotonie alors même qu’il semble poursuivre une recherche du bonheur uniforme. Russell écrit que les paysans préfèrent la ville parce qu’une vie de citadin n’a pas à se soucier des travaux redondants de la terre. Ainsi les campagnes occidentales se sont dépeuplées parce que les machines ont remplacé le travail que les hommes accomplissaient avec lassitude. Toute monotonie se retrouve de nos jours mécanisée, contenue dans un processus d’artificialisation. En a-t-on pour autant tiré un quelconque bénéfice ? Que fait-on de notre temps qui n’a plus à faire ce que les machines font à notre place ? Malgré les réformes du travail qui tendent à supprimer toute espèce de pénibilité, il n’est pas dit que nous développions nos capacités d’invention. Certes la machine nous affranchit des contraintes extérieures (le chauffage nous évite par exemple d’avoir à couper et à stocker du bois), mais cette surcharge artificielle insinue une zone de confort qui a tendance à ramollir les dispositions créatrices. Le niveau de confort, qu’il soit d’ailleurs matériel ou intellectuel, est devenu tel qu’il paraît insensé de vouloir s’en séparer. Russell soutient que les Occidentaux vivent dans un confort si avancé qu’ils ont fini par contracter un lourd sentiment d’inefficacité. On se sent inefficace parce qu’on se dit que le monde n’a pas besoin d’être autre que ce qu’il est. Pourquoi devrais-je rechercher un nouveau modèle si celui dans lequel je vis fonctionne ? Que m’est-il besoin de réfléchir au bonheur particulier quand la société diffuse un bonheur général ? Il faut faire bonne figure dans une société qui a fait du bonheur un droit et du malheur un accident. Il faut se cacher d’être triste et s’afficher d’être heureux, si possible en étant heureux comme on l’entend à tous les coins de rue.
Ainsi les sociétés occidentales ont apparemment moins de vigueur que les sociétés plus âpres. Les jeunes occidentaux ne sont ni plus ni moins que l’extension des choix de leurs aînés, tandis que dans les mondes moins normatifs, plus incertains et a fortiori plus dangereux, les jeunes prennent du plaisir à s’investir dans la pensée ou dans l’action parce qu’ils ont l’intuition que ce à quoi ils réfléchissent ou ce qu’ils font pourrait avoir une influence décisive sur le cours des événements. Il est vrai que l’école occidentale n’a plus vraiment d’enjeu, sinon celui de la performance individuelle qui nous fait accéder à des positions lucratives. Par opposition, l’école des pays moins favorisés est d’emblée beaucoup plus qu’une aventure individuelle : c’est une école qui fait de chaque individu une chance future de se distinguer pour le collectif, dans la mesure, évidemment, où l’on sait qu’il faut se battre pour le collectif puisque lui seul pourra incarner le salut du pays. L’école non-occidentale s’inscrit de ce fait dans le registre de la passion et de l’intelligence. Elle est aussi bien une cristallisation des émotions qu’un perfectionnement de l’esprit. Notre école occidentale est à l’inverse une répétition et une imitation : on refait des exercices canoniques pour faire comme ceux qui nous ont précédés et qui ont manifestement réussi par ce truchement. Conformément à cela, le plus regrettable est peut-être de se dire que sans le passage par l’école, voire par certaines écoles, il est devenu impossible d’être heureux dans le monde occidental.
Contre ces structures un peu étriquées, Russell préconise le plaisir d’inventer, le plaisir d’être à côté de ses activités principales, ne serait-ce déjà que par la faculté de se prescrire une passion consolatrice dans l’hypothèse où notre vie ordinaire irait moins bien. Ainsi prend-il l’exemple assez drôle du mathématicien philatéliste. En imaginant que ce mathématicien serait confronté à une difficulté temporairement insurmontable dans son travail, il n’est pas impossible de penser qu’il compenserait ses déceptions professionnelles par un engagement extra-professionnel tel que la collection des timbres. Il en va de même pour le pilote qui a fait un vol ardu en traversant des turbulences et en atterrissant sur une piste enneigée, et qui, le soir venu et durant ses jours de repos à venir, s’accorderait une pause salutaire en entamant l’écriture d’un roman. Et que dire du médecin qui aurait échoué à sauver un enfant et qui retrouverait un peu de joie de vivre en suivant le match de tennis de son joueur favori ? Russell dit fort à propos que «tout plaisir qui ne fait pas de mal aux autres doit être estimé» (p. 140). Avoir la foi en quelque chose d’autre que les grandes lignes de sa vie, c’est exister de façon plus engagée, plus centrifuge aussi; c’est vivre pour faire advenir des possibles et se libérer des sensations angoissantes de la nécessité. Nul ne peut nous priver d’être un gisement de possibilités tant que nous ne marchons pas sur les possibilités d’autrui.
Il n’empêche qu’il est indispensable d’être vigilant dans ses passions. Le risque, effectivement, c’est de transformer la passion en bonheur de substitution, ce qui reviendrait à fuir une partie de la réalité, donc à s’absenter également de soi. C’est pourquoi Russell postule la possibilité d’un bonheur fondamental dont le mouvement serait à même d’embrasser toute la réalité. Ce serait un bonheur pleinement allocentrique, d’une sincérité colossale, digne des sages légendaires qui ont fait l’histoire des stoïciens et de quelques stylites remarquables. Par sincérité et par sagesse, on entend qu’il s’agirait d’un bonheur indépendant de tout calcul, qui découlerait de la nature même de celui qui en poursuit spontanément la route. Ce ne serait pas le bonheur d’un homme qui se ferait un devoir d’être heureux, mais ce serait au contraire la démarche humaine d’un homme qui se rendrait digne du bonheur sans se soucier de l’obtenir coûte que coûte. On aurait là un être profondément amical avec le monde, que ce dernier lui soit favorable ou non. Cet être cultiverait un monde totalement impersonnel (10), désintéressé, détaché de toute ego-manie, en ce sens qu’il ne revendiquerait aucune personnification de son bonheur pour son seul profit. Ce que Russell introduit par l’idée de bonheur fondamental, c’est la nature d’un bonheur qui nous aiderait à élargir le spectre de notre potentiel amical. En d’autres termes, cette idée du bonheur serait de l’ordre de l’ouverture (11), de la brèche archi-transitive, de l’ordre d’une présence à soi qui se rend absolument présente aux autres.

La joie de vivre : un amour de la vie dans la juste mesure du vivant, une pleine visibilité du réel

La spontanéité du bonheur plutôt que son calcul est fondée sur «la joie de vivre». Russell examine cette disposition avec documentation et acuité. La joie de vivre est d’abord l’aptitude qui consiste à ne jamais s’ennuyer de quoi que ce soit. Il s’agit d’une appétence pour la vie, à ceci près qu’elle se dispense d’une attitude excessive qui se confondrait avec la gourmandise. Ainsi la joie de vivre n’est pas une façon de boire le calice de la vie jusqu’à la lie. À rebours de la démesure qui réclame toujours plus que ce qu’il est possible d’avoir, la joie de vivre s’émerveille des beautés de la vie, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent. Avoir la joie de vivre, c’est déjà tout avoir puisque toutes les parties du monde deviennent potentiellement intéressantes. Quelqu’un qui possède la joie de vivre ne gémit pas de vivre ici ou là. Pour lui, quand bien même le monde se réveille tel qu’il était hier, il débusquera dans la nature, chaque jour, des choses que hier encore il n’avait pas vues. Le tempérament de celui qui est joyeux de vivre ressemble à celui d’un explorateur : tout dans son champ de vision est virtuellement l’objet d’une découverte ou d’une redécouverte. Se contenter de la vie sans se plaindre de ce que nous n’avons pas toujours ou pas encore (le soleil, la richesse, l’amour, etc.), c’est nourrir en permanence son esprit, qui, à son tour, va fertiliser ce dont on l’a nourri.
L’appétence pour la vie n’est jamais en manque de nourritures terrestres. Quiconque aime la vie amplifie son espace et rallonge son temps. Le fait de rendre visibles des choses qui pour la plupart d’entre nous subsistent à l’état d’invisibilité, le fait de ne pas voir la routine parce qu’on voit dans chaque instant la pulsation qui irradie le quotidien, en l’occurrence l’élan vital qui transcende l’engourdissement, ce n’est rien moins que vivre dans un monde infini quand d’autres ont le désagréable sentiment de vivre dans un monde clos. L’intérêt pour la vie est inaccessible à celui qui ne s’intéresse à rien ou qui fait de sa personne l’unique intérêt qui vaille la peine d’être vécu. Ce n’est pas en étant replié sur soi-même que l’on aime la vie. La joie de vivre ne se manifeste qu’à celui qui est tout entier déplié, qui est en lui-même présence aux autres, coprésence du Je et du Nous.
Une telle force de présence, suggère Russell, serait sans doute capable de sublimer une expérience déplaisante et d’en faire un moment attrayant. Ce serait faire de tous les moments de la vie, les meilleurs comme les pires, les tournants ou les inflexions d’une aventure dont je ne peux en aucun cas savoir l’issue. En définitive, la joie de vivre pourrait se résumer à la faculté de risquer sa vie en vivant sa vie, et non en existant dans la procuration des désirs d’autrui, ou encore dans la procuration d’un passé révolu ou d’un futur que je voudrais contrôler. La joie de vivre est un abandon de soi-même à l’instant, qui peut être instant décisif ou instant fatidique. La joie de vivre ne peut du reste pas aimer la vie si elle met de côté ce qui termine toute vie, à savoir la mort. Il y a par conséquent dans la joie de vivre un apprentissage simultané de la mort, un degré de responsabilisation qui nous fait comprendre que l’abus de la vie est contradictoire à l’amour de la vie. Pour que ma joie demeure, comme dirait Giono, je dois savoir modérer mes activités de sorte à ce qu’aucune d’entre elles ne vienne étouffer toutes les autres, parce que toutes les activités de la vie lui sont essentielles, les plus admirables comme les plus négligeables, les plus agréables comme les plus déplaisantes.
Cette apologie de la modération est une reprise directe de la tradition antique, notamment celle qui est issue de l’enseignement d’Épicure. Russell est conscient qu’un plaisir trop prononcé est susceptible de se retourner contre nous. Dans sa Lettre à Ménécée, le sage Épicure nous enjoint de savoir distinguer entre les bons et les mauvais plaisirs, le malheur de l’homme étant de confondre ce qui est mauvais avec ce qui est bon et de percevoir dans ce qui nous ferait du bien la source d’un mal. Il s’ensuit que les hommes deviennent facilement esclaves de leurs plaisirs, ayant la conviction que ceux-ci lui apportent le bonheur alors qu’ils ne font que l’enfoncer progressivement dans un malheur certain. À suivre rigoureusement les prescriptions d’Épicure, il nous faudrait limiter tous les plaisirs superflus en apprenant à les identifier, puis apprendre à satisfaire en juste proportion les plaisirs sains qui s’appuient sur des besoins vitaux, comme boire et manger. De sorte que pour Épicure, moins je désire, plus j’ai des chances d’être heureux. Le plus grand des plaisirs, pour un épicurien authentique, ne peut donc consister à se vautrer dans toutes les satisfactions de nos désirs. En tant que tel, le plaisir épicurien ultime serait de vivre sans être troublé (ataraxie), ce qui ne peut s’amorcer que par la construction solide d’un empire que nous devons exercer sur la tentation des plaisirs accessoires. La joie de vivre est à ce prix : il nous faut impérativement nous adapter au tempo de la vie, garder à l’esprit que les mauvais plaisirs nous poussent à vivre hors-tempo, dans le rythme effréné des désirs destructeurs, d’une allure dissonante, cacophonique.
Russell ajoute par ailleurs que la joie de vivre est d’autant plus convaincante qu’elle est l’apanage d’un homme responsable. On ne vit pas sa joie de vivre de la même façon selon que l’on est seul ou membre d’une famille. Un père de famille qui aurait la passion dévorante du jeu ne souscrit pas à une joie de vivre recommandable. Sa passion peut amener la ruine de sa famille. Peu de flambeurs invétérés se rachètent comme Dostoïevski en faisant de l’écriture une thérapie et l’aveu fictionnel de leurs propres débordements (12). En outre, si la joie de vivre est une sorte de regard hypertrophié que l’on dépose sur le monde, elle ne devrait en aucune manière se traduire par des comportements irresponsables. Qu’on en juge par cette citation typique de Russell : «L’homme qui aime suffisamment les échecs pour penser pendant toute sa journée de travail à la partie qu’il jouera le soir est heureux, mais celui qui délaisse son travail pour jouer aux échecs a perdu la vertu de la modération» (p. 153). Ceci étant, les échecs supposent une pratique de l’intelligence assez peu commune, et quiconque serait à ce point emporté par la passion de Bobby Fisher pourrait sans trop d’effort essayer d’en faire son nouveau métier. Il infuserait par là même à sa joie de vivre une dimension encore plus élevée. Il y aurait donc de nobles passions, spécifiquement celles qui s’établissent sur des ambitions cérébrales, puis des passions plus compromettantes pour la joie de vivre, composées de plaisirs et de sous-plaisirs superfétatoires. Un maître de son esprit est le plus souvent un maître de son corps. Quant à celui qui n’a pas d’emprise sur son corps, il est, en général, dépourvu d’épaisseur spirituelle. La sévérité de ce jugement n’est que l’écho de ce que les philosophies antiques soutiendraient si elles avaient à évaluer la vie débridée d’un homme en fin de parcours.
Un détail cependant : Russell admet que celui qui abandonnerait sa famille pour améliorer le sort de l’humanité ne serait pas tant que cela à blâmer. Il se réfère probablement ici aux caractères ardents, aux génies envoûtés, à ceux que l’on doit pardonner de ne pas pouvoir aimer comme tout le monde aime, mais qui aiment davantage leur famille en s’adonnant à leurs recherches, et qui sûrement les aimeraient de travers si on les empêchait de mener ces recherches à bien. Ils sont de ces vies qui se consument vite, qui passent en un instant mais qui laissent des héritages pour l’éternité – leur joie de vivre se mue en joie sidérale et sidérante d’avoir vécu.
Au reste, ce n’est pas au génie de juger s’il est prêt à partager sa joie de vivre en famille; c’est aux autres de le savoir, de le deviner à tout le moins, car la présence du génie ne saurait tromper ceux qui le sollicitent. Que les personnalités bouillantes réussissent ou échouent, peu importe, elles avaient à faire et il fallait les laisser faire. On ne peut pas jeter la pierre à un chercheur d’absolu en l’accusant de n’avoir pas vécu relativement à des bonheurs tièdes que tout le monde s’arrache. Dans l’idéal, et sans l’obligation d’être un homme d’exception, la joie de vivre doit résister à l’ennui et surmonter ce qui peut nous restreindre. Il n’y pas de joie de vivre dans l’emploi du temps schématique des sociétés occidentales. Dans la rue, au travail, un peu partout finalement, nous n’apercevons que des automates, des exécutants qui ont l’air d’avoir de la peine à vivre. C’est qu’ils n’ont pas trouvé les ressources pour faire de la normativité occidentale la condition de possibilité sinon d’une révision, du moins d’une investigation oculaire qui leur permettrait de passer du voir-comme (tous les autres) au voir-autrement (avec la joie d’agrandir les choses et d’y voir du nouveau en permanence). La vision de la joie de vivre est panoptique; elle embrasse la totalité des choses et des êtres et elle fait renaître ce qui était invisible depuis toujours, mais qui pourtant existait quelque part, dans le hors-champ de nos visions ordinairement chaotiques, kakoptiques devrait-on même dire (malvoyantes).

L’affection, la famille et le travail

Dans la conquête du bonheur, l’affection est une condition essentielle pour y parvenir. Se sentir aimé est peut-être plus important qu’aimer, bien que la réciprocité des deux constitue le point d’orgue du bonheur. Nombreux sont les hommes qui sont prêts à se sacrifier pour être aimés, surtout s’ils ont eu des vies difficiles par le passé. Un cas exacerbé de ce type de sacrifice est celui de l’Espagnol Enric Marco, qui, en prétendant avoir été interné dans un camp de concentration alors qu’il ne fut du temps de l’Allemagne nazie qu’un travailleur volontaire, reçut des années durant les lauriers de la reconnaissance et l’amour que l’on doit aux victimes des grandes peines (13). Ceci prouve qu’un homme est disposé à se réinventer complètement pour jouir d’un amour qui lui fut refusé pendant l’enfance, moment décisif de la vie affective. Il va de soi que la stratégie d’Enric Marco est en elle-même paroxysmique, mais elle n’affaiblit pas l’idée que tous les gens, peut-être encore plus que le bonheur, recherchent d’abord la sensation d’être aimés. Il y a dans l’affection une membrane protectrice, un sas de sécurité qui résiste à la mauvaise fortune, quelque chose pour ainsi dire de calamity-proof. Dans cette certitude de protection que nous fournit l’affection, les parents jouent un rôle fondamental auprès de leurs enfants. Tel que Russell le dit avec une légère ironie, quand les choses se passent mal, l’individu accourt vers ses parents s’il a encore la chance de les avoir, même si l’individu en question est positivement aimé de ses amis ou de ses amants. L’amour des parents pour leurs enfants est a priori indestructible, alors que l’amour des amis et des amants, sitôt que nous perdons en mérite ou en attraction, peut s’étioler voire disparaître. L’affection véritable, de son côté, ne regarde ni les mérites ni les apparences, elle est tout entière attirée vers autrui, quel qu’il soit et quelle que soit sa situation présente. Cette affection est un amour inconditionnel et il est normal que nous en fassions l’objet d’une quête. Qu’importe d’ailleurs que la quête soit parfois routinière et s’inscrive dans des parcours sécurisants, ce qui compte, au final, c’est que la sensation affective soit pour nous vérace.
L’autre point honorable de l’affection, c’est que toute affection prépare des affections futures, à commencer par celles que l’on prodiguera à nos enfants si l’on en a, ou aux enfants des autres si l’on est en position d’avoir à s’en occuper. En tant que je la reçois, l’affection est un intérêt pour ma personne, mais sitôt que j’en ressens les bienfaits, je dois comprendre que cette affection ne sera réellement accomplie que lorsque je serai en mesure de la redistribuer dans le monde. Russell argue en ce sens d’un «échange de vitalité» (p. 168). Cette vitalité n’est abordable que pour le Moi qui peut tout aussi bien recevoir que donner, le Moi qui ne s’enferme pas en lui-même en ne faisant que recevoir. Ce Moi qui ne fait que recevoir est un Moi toxique qui parasite autrui. C’est le Moi égocentrique qui ressemble à un vampire, qui suce la vitalité d’autrui, qui fait de l’autre le moyen qui lui permet d’aboutir systématiquement à ses fins – dans ces conditions, l’autre est revêtu du statut d’homme jetable (14). Russell est sévère à juste titre avec ce Moi qui ne fait qu’exister dans sa citadelle imprenable, se nourrissant de l’énergie du monde pour ajouter un étage à sa maison d’égoïsme, sans jamais restituer quoi que ce soit des avantages qu’il retire de la vie. Par intuition et par extension avec le contraste du Moi ouvert et du Moi fermé, Russell pose l’hypothèse que peu de relations humaines sont objectivement fondées sur une réciprocité infaillible. Prenant l’exemple de la relation sexuelle, son intuition est qu’une majorité de ces relations souffrent d’un manque réel de don de soi-même. Autrement dit, les relations sexuelles sont théoriquement le lieu de l’échange et de l’oblation, mais, pratiquement parlant, elles seraient, à suivre Russell, un lieu de réserve et de prudence, un lieu où l’affection se dissimule au profit de son propre plaisir.
Ce diagnostic un tant soit peu pessimiste nous amène à penser que la famille ne serait sincèrement affective que par exception. Russell évoque d’ailleurs le déclin de la natalité dans les pays civilisés, comme si le désir de fonder une famille était encore là, mais qu’il n’était pas assimilable au désir de fonder une famille nombreuse et de s’engager pleinement dans cette mission affective. De sorte qu’on en arrive à l’image assez désolante d’une famille occidentale affectivement moins engagée que la famille des pays moins développés. Il se peut que la famille ne soit devenue qu’un incident de parcours, un moment comme un autre, un de ces moments que l’on recrute non plus en soi mais dans les impressions extérieures, à travers les vapeurs du désir mimétique. On ne saurait pas toujours dire quelle est la valeur intrinsèque de la famille, toutefois on aurait le plus grand mal à élire un chef d’État célibataire.
Ceci étant posé, Russell confesse que la paternité lui a offert le plus puissant des bonheurs. Pour ceux qui ne sont pas aptes à faire œuvre et postérité pour le monde, l’enfantement les introduit à l’œuvre grandiose de la vie. La conception d’un enfant, selon Russell, nous délivre du sentiment de futilité ou d’absurdité. L’enfant nous mobilise immédiatement et il fait de chacune de nos actions ou décisions quelque chose de catégoriquement vital. En plus de cela, l’enfant suscite en nous le bonheur de nous extérioriser, de voir apparaître la chair de notre chair, ce qui nous propulse dans un genre d’immoralité. L’enfant est en puissance un acte d’extériorisation supplémentaire : il prolongera vraisemblablement notre chair au-delà de notre disparition. Dans une certaine mesure, l’enfant continue le travail de notre bonheur et de nos affections.
Quant au travail à proprement parler, Russell énonce clairement qu’il vaut mieux que l’oisiveté. Avoir un travail nous évite la déambulation du sybarite qui ne sait plus quoi faire de ses journées. Petit détail intéressant, en outre, glissé discrètement dans le texte : Russell se figure que très peu d’entre les hommes ont la lucidité de bien choisir leurs loisirs. Il n’est que de sonder un groupe de personnes au hasard pour s’enquérir de ce que chacun ferait s’il était le dépositaire d’une somme d’argent conséquente, et l’on verra que peu d’entre ces personnes souhaiteraient faire de ce temps libre une activité précieuse pour le progrès de l’humanité, comme par exemple s’investir dans la connaissance du vivant et faire la guerre aux maladies orphelines. L’oisiveté ou l’excès de loisirs ne semble mener qu’au gâtisme de l’intelligence, inversant nos forces centrifuges en forces inutilement centripètes.
Il est difficile d’ignorer, du reste, que l’humanité s’est érigée grâce à l’action de quelques milliers de génies ou héros tout au plus, les autres se contentant de suivre le mouvement, souvent prompts à critiquer ceux qui ne se règlent pas sur le diapason du mimétisme, mais bien heureux de profiter des lumières de l’esprit quand cela peut les sauver d’un malheur et les remettre dans le droit chemin de leur néant. Ainsi en va-t-il de ces aristocrates qui frémissent devant l’idée de la mort, qui débordent d’une médiocrité aggravée par l’entre-soi, n’ayant guère connu de l’Université que la réputation, et qui se soulagent de leurs pathologies en consultant des médecins dévoués à la cause de la santé. Il en va de même pour ceux qui n’ont à peu près rien fait de leur vie : ils critiquent avec aisance ceux qui font, probablement pour oublier qu’ils ne valent rien en cette vie et qu’ils ne vaudront peut-être pas davantage dans une autre.
En conséquence de quoi, si le travail nous gratifie de quelque chose, c’est d’abord d’une valeur. En travaillant, nous pouvons nous fixer des objectifs gratifiants, ne serait-ce qu’en prenant conscience que le travail, quel qu’il soit, est une occasion de transformer le monde. Par chance, nous dit Russell, si notre travail devait être intéressant à plusieurs niveaux, nous pouvons y prendre du plaisir en essayant de développer dans nos activités professionnelles une adresse remarquable. Puisque l’homme est perfectible, jamais il n’atteindra un niveau d’adresse parfait, aussi peut-on s’amuser à vouloir exceller dans notre travail si celui-ci nous garantit des centres d’intérêts réels. On peut évoquer à cet égard les sportifs de haut niveau. Ils ne craignent pas de passer dix ans, même vingt ans ou plus, pour mémoriser un geste plus efficace et qui les rendra meilleurs. Beaucoup sont des horribles travailleurs de l’ombre, des stakhanovistes insoupçonnables, et le golf, qui est l’un des sports les plus ardus, techniquement et physiquement, compte en ses rangs des acharnés du travail qui se bagarrent pour remporter un tournoi, juste un seul. Un tel niveau d’attention sur le geste se retrouve également chez les danseurs, tant et si bien que le travail, lorsqu’il devient un concours d’adresse, une conquête magnifique parce qu’incertaine, suggère rien moins que ce qu’il faudrait appeler une philosophie du geste (15).
Le travail est d’autre part intéressant par son aspect constructif souligne Russell. Dans son idée générique, le travail part d’une situation de chaos, d’éparpillement, et il se consolide en tant qu’activité dans ses dispositions à rassembler des éléments dispersés pour en faire un cosmos organisé. Travailler sur telle ou telle chose, c’est le plus souvent aller du chaos à l’harmonie (opérer le corps d’un patient pour lui redonner la santé, faire un tableau pour aller d’un amas de couleurs à une représentation ordonnée, s’emparer du pouvoir politique pour terminer une guerre et instaurer une ère pacifique, etc.). Il ne fait aucun doute que les savants ou les artistes ont vis-à-vis du travail un engagement énorme. Il y a d’ailleurs de bonnes raisons à cela : «Les grands artistes et les grands savant accomplissent un travail qui est en lui-même agréable; en l’accomplissant, ils s’assurent le respect de ceux dont l’approbation a une grande valeur et ce respect leur procure le pouvoir le plus grand, à savoir le pouvoir sur les pensées et les sentiments des hommes» (p. 197). Par conséquent, plus le travail est engagé, plus il vise à bousculer les intelligences, et plus il devient avantageux pour celui qui en est l’instigateur (16). Dans l’absolu, il n’existe aucun travail inutile, mais il dépend de nous de discerner dans notre travail des chemins qui pourraient en augmenter l’influence.

Conclusion : portrait-robot de l’homme heureux

Le plus simplement du monde, Russell conclut que si les circonstances extérieures nous sont favorables, alors, avec un peu de discipline et de bon sens, nous pouvons réunir les conditions d’un bonheur durable. En revanche, si les circonstances extérieures sont insupportables, seul un homme exceptionnel réussira à se sentir heureux (le stoïcien émérite). Par conséquent Russell ne soutient pas que le bonheur est accessible en tout lieu et à toutes les personnalités. Il soutient plutôt que le bonheur dépend aussi bien du monde extérieur que de notre habileté intérieure, mais qu’il serait dommage de ne pas voir les conditions du bonheur si celles-ci étaient présentes dans un monde apaisé. En cette occurrence, il apparaît que les pays civilisés ont peu à peu oublié les raisons d’être heureux, d’où, peut-être, l’utilité de cette Conquête du bonheur publiée pendant l’entre-deux-guerres et qui nous rappelle plusieurs évidences. Ainsi Russell ne nous délivre pas de secret ou de recette miracle; il ne fait que nous remémorer ce que nous ne sommes plus capables de voir par nous-mêmes.
L’homme heureux, pour Russell, c’est aussi celui qui entretient des «affections libres» et des «intérêts larges». Il faut aussi que nos intérêts soient objectivement des intérêts, c’est-à-dire qu’il est nécessaire que l’intérêt nous intéresse vraiment, et non qu’il soit causé par une espèce de désir mimétique. Ces quelques efforts devraient nous permettre de nous unir au «courant de la vie» (p. 227), d’être des «citoyen[s] de l’univers» (p. 227), des individus cosmiques et non acosmiques – des individus du monde et non immondes. Cette hyper-participation à la vie pourrait in fine nous débarrasser de la crainte de la mort, parce que nous ne nous sentirions plus séparés de ceux qui viendront après nous, au même titre que nous ne nous sentirions pas éloignés de ceux qui nous ont précédés et qui ont légué à notre responsabilité et à notre attention quelques germes affectifs.

Notes
(1) Les détails de la relation intellectuelle qui unit Wittgenstein et Russell pour le meilleur et pour le pire sont habilement racontés par Ray Monk, dans son ouvrage Wittgenstein, le devoir de génie (Éditions Flammarion, coll. Grandes Biographies, 2009). Dans quelques-unes de ses lettres envoyées à son cercle d’amis, Russell ne cache pas les bizarreries du jeune Wittgenstein, ses façons épuisantes de vouloir mettre la logique au-dessus de tout, de même que son caractère irascible qui confère quelquefois à la misanthropie.
(2) Cf. Monk, op. cit., p. 119.
(3) Cf. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus. Ce livre est le seul que Wittgenstein ait publié de son vivant. Il se termine par un constat sévère : en dépit du fait que la forme logique du langage reflète la forme logique du monde, le langage, dans sa logique, ne peut parler de rien car il n’est déjà pas en mesure de rendre compte de lui-même. Wittgenstein sera donc amené par la suite à modérer la correspondance logique du langage et du monde. Il sera plus intéressé par la façon dont le langage quotidien se manifeste et par quel truchement ce langage particulier complexifie la nature du monde.
(4) Notre édition est la suivante : La conquête du bonheur (Éditions Payot & Rivages, 2001), traduction de N. Robinot.
(5) On déconseille d’ailleurs aux étudiants de lire cette histoire de la philosophie de Russell pour commencer à se forger des repères chronologiques standards sur les idées. À ce titre, il faut plutôt préférer des références comme Émile Bréhier ou François Châtelet.
(6) Pour reprendre le célèbre lexique de Pierre Hadot, qu’il utilise dans son étude des pensées de Marc Aurèle.
(7) Cf. pp. 211-220.
(8) «C’est pourquoi il est nécessaire que notre vie n’ait pas cette intensité restreinte qui place toute signification et tout but de notre vie à la merci d’un accident» (p. 209).
(9) Cf. L’incompris de Luigi Comencini, chef-d’œuvre du cinéma italien.
(10) Russell consacre en outre tout un chapitre aux «intérêts impersonnels» (cf. pp. 201-9). Ces intérêts contribuent à nous éloigner du domaine purement pratique où nous agissons avec implication. On entrerait alors dans la sphère du jeu, de la détente, le bonheur étant aussi dicible dans le langage de la légèreté. Entretenir des intérêts impersonnels, c’est comprendre que la vie peut se composer d’une infinité d’éléments où notre responsabilité directe n’est pas engagée, où les enjeux sont plus souples. Par le biais des intérêts impersonnels, nous pouvons arrêter de surestimer notre importance dans ce que nous faisons, le coup de dé du jeu de l’oie, par exemple, n’ayant pas la même portée que la décision que je prends au travail. On acquiert de la sorte une «vue impartiale du monde» (p. 209). On gagne en variété émotionnelle et cela nous aide à mieux affronter le «dur» de la vie quand celui-ci advient.
(11) «L’homme capable de grandeur ouvrira toutes grandes les fenêtres de son esprit, laissant les vents y souffler librement, de toutes les parties de l’univers.» (p. 207).
(12) Cf. Dostoïevski, Le Joueur.
(13) Pour avoir une vision étayée de l’histoire abracadabrantesque d’Enric Marco, cf. Javier Cercas, L’Imposteur (Actes Sud, 2015).
(14) Cf. Bertrand Ogilvie, L’homme jetable : essai sur l’exterminisme et la violence extrême (Éditions Amsterdam, 2012).
(15) Cf. Michel Guérin, Philosophie du geste (Actes Sud, 2011).
(16) Russel précise tout de même que tous les artistes ne sont pas heureux, et même que la majorité d’entre eux ont pu être malheureux. Comment cela s’explique-t-il ? Peut-être en posant l’hypothèse que les artistes de génie, insatisfaits par le monde chaotique dans lequel il faut bien vivre, créent des mondes de substitution pour apaiser leur esprit, ou pour aller encore plus bas dans l’abjection. On voudrait donc créer soit pour obtenir un soulagement par rapport au réel, soit pour se venger de la réalité.

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