Histoire d'un Allemand de Sebastian Haffner (03/01/2016)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
23939183451_fe07d6b841_o.jpgIl n'est guère étonnant que l'Histoire d'un Allemand (1), que Sebastian Haffner a écrite durant son exil anglais et qu'il n'a jamais cherchée à publier par la suite, ait jeté le trouble chez un certain nombre d'historiens qui crièrent à la supercherie, lorsque ce livre fut publié en 2000. Il était absolument impossible à leurs yeux qu'une personne n'appartenant pas à leur si prestigieuse et lucide coterie pût jouir d'une si extraordinaire lucidité sur les événements qui se déroulaient sous ses yeux, alors même que tous les pleutres s'étaient cachés, alors et depuis cette sombre période, derrière le paravent à vrai dire inexistant du nous ne pouvions pas savoir. Sebastian Haffner lui, c'est du moins l'impression troublante et parfois, en effet, difficilement acceptable, que nous éprouvons à lire son texte, savait tout, comme s'il n'était qu'un regard prodigieux, d'une justesse époustouflante et même : miraculeuse, seul capable de se fixer sur l'éclosion des monstres, pour ne rien perdre du spectacle. Selon la préfacière Martina Wachendorff, c'est l'analyse scientifique du manuscrit original qui a «prouvé que le document découvert par les enfants de Sebastian Haffner est effectivement un inédit vieux de soixante ans» (p. 9) et oublié, selon l'image, dans quelque fond de tiroir, où le manuscrit semble avoir concentré ses sucs.
Le récit de l'auteur commence avec son «éveil à la vie consciente [qui] eut la brutalité d'un coup de tonnerre» (p. 22) : la Première Guerre mondiale, qui, aux yeux de Sebastian Haffner, annonce les événements à venir, puisqu'elle met en branle les premières contractions de la matrice de laquelle sortiront les horreurs nazies : les masses bien sûr, corps informe que les fanatiques savent pourtant toujours diriger avec une sûreté infaillible, premier surgeon de la propagande sans le concours inappréciable duquel Hitler n'aurait été qu'un fou hurlant dans des arrières-salles de brasseries miteuses, masses que l'auteur analyse de façon surprenante, en rapprochant leurs mouvements imprévisibles de ceux des enfants : «L'âme collective et l'âme enfantine réagissent de façon fort semblable. Les idées avec lesquelles on nourrit et ébranle les masses sont puériles à n'y pas croire. Pour devenir une force historique qui mette les masses en mouvement, une idée doit être simplifiée jusqu'à devenir accessible à l'entendement d'un enfant» (p. 34), Elias Canetti et Hermann Broch n'ayant finalement pas affirmé autre chose, mais durant des centaines de pages. Ce sentiment d'une réalité fausse, comme celle des jeux qu'inventent les enfants (2), sera constant dans le texte de Sebastian Haffner : «Ce sont les enfants qui ont vécu la guerre comme un grand jeu, sans être le moins du monde perturbés par sa réalité» (p. 36).
Après ces événements, la révolution de 1918 semble tout de même apporter à l'auteur «de nombreux changements dans la réalité quotidienne, et toutes ces nouveautés [...] aussi variées que passionnantes», à la différence de la guerre qui, elle, avait laissé sa «vie de tous les jours intacte jusqu'à l'ennui», même si ces nouveautés, crises, grèves, fusillades, putschs et rumeurs de putschs et cortèges restaient incohérents et confus : «Jamais on ne savait exactement ce qui était en jeu. Impossible de s'enthousiasmer. Impossible même de comprendre» (p. 52), ajoute Sebastian Haffner, qui rejoindra ainsi, nous le verrons dans une note ultérieure, le jugement d'Ernst von Salomon dans ses somptueux Réprouvés, à la nuance près qu'il manifesta, lui, beaucoup d'enthousiasme pour ces événements, leur prêtant d'ailleurs un sens bien particulier.
Sebastian Haffner ne cesse de tourner autour du sujet de la masse et, logiquement, de l'ingrédient qui est susceptible de la faire lever comme une pâte : «Du temps de Rathenau, la politique-spectacle n'existait pas encore, et lui-même ne faisait rien pour se mettre en valeur. Il est l'exemple le plus frappant que j'aie jamais connu de cette alchimie mystérieuse qui se produit quand un «grand homme» apparaît sur la scène publique : contact avec la foule, même à distance; on tend l'oreille, on prend le vent, tous les sens en alerte; les choses sans intérêt deviennent intéressantes, on ne peut faire abstraction de lui ni s'empêcher de prendre passionnément parti; une légende surgit et grandit; surgit et grandit le culte de la personnalité; amour, haine. Tout cela involontaire, inévitable, presque inconscient. C'est l'effet que produit un aimant sur un tas de limaille de fer : la raison n'y a point part, on n'y échappe pas, on ne l'explique pas» (pp. 75-6). Nous nous doutons que Hitler n'est plus très loin, comme attiré à son tour par de tels propos, comme si celui qui aimanta d'immenses foules par le pouvoir de son verbe délirant était attiré par la fermentation qui caractérise la société allemande décrite par Sebastian Haffner.
CWRI6MUWwAAYJy9.jpgCelui-ci l'évoquera effectivement, quelques lignes plus loin, pour le comparer, justement, à Rathenau : «Rathenau et Hitler sont les deux phénomènes qui ont le plus excité l'imagination des masses allemandes, le premier par son immense culture, le second par son immense vulgarité. Toux deux, c'est là le point décisif, sortaient de contrées inaccessibles, localisées dans quelque au-delà. Le premier venait de cette sphère de quintessence spirituelle où fusionnent les civilisations de trois millénaires et de deux continents, l'autre d'une jungle située bien en dessous du niveau de la littérature la plus obscène, d'un enfer d'où montent les démons engendrés par les remugles mêlés des arrière-boutiques, des asiles de nuit, des latrines et des cours de prisons» (p. 79). Il est frappant de voir de quelle manière le phénomène de massification des individus réduits à des foules malléables (3) est lié à celui de guide, qu'il soit lumineux ou bien infernal mais qui, dans les deux cas, semble demander l'abolition, partielle tout du moins voire définitive, de toute forme de raison, comme Sebastian Haffner le précisera plus loin, écrivant : «Toute une génération d'Allemands a ainsi subi l'ablation d'un organe psychique, un organe qui confère à l'homme stabilité, équilibre, pesanteur aussi, bien sûr, et qui prend diverses formes suivant les cas : conscience, raison, sagesse, fidélité aux principes, morale, crainte de Dieu. En 1923, tout une génération», poursuit l'auteur, a appris que les hommes pouvaient «vivre sans lest» (p. 84).
L'homme sans lest, voilà qui aurait pu être le sujet d'une belle méditation d'un penseur tel que Max Picard qui, souvenons-nous en, a évoqué Hitler dans un livre étonnant, L'Homme du néant. Cet homme sans lest, ces hommes ayant perdu leur «relation à l'ensemble» (p. 206) (4) vivant par et dans les masses, sont de plus en plus gagnés par un sentiment d'irréalité, d'ailleurs fortement amplifié par la puissance des médias : «pour quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population» écrit l'auteur, les «choses se jouaient dans une sphère [qui] perdrait toute réalité au cas où les journaux viendraient à manquer» (p. 165). Le grand Karl Kraus n'aura cessé de marteler cette évidence : les meurtres importent peu aux lecteurs des articles évoquant les meurtres, le massacre de la langue annonçant les massacres des êtres humains.
Il est d'autant plus frappant que, immergé dans cette masse soumise à tant de sollicitations provenant de guides et de mages plus ou moins cocasses, certains même vantant les vertus mâles de l'Apocalypse (5), confronté à des Allemands qui, «comme un seul homme, se sont effondrés, et «ont molli, cédé, capitulé», bref, «ont sombré par millions dans la dépression» (p. 203), alors que l'Allemagne elle-même s'enfonce dans une époque de crimes qui n'ont pas de criminels, et de passions qui n'ont pas de martyrs (cf. p. 232), ce qui conduira l'auteur à demander où sont passés les Allemands (cf. p. 277), il est donc étonnant que Sebastian Haffner, lui, ne perde rien de sa capacité de s'abstraire des foules, et conserve intacte son «analyse lucide» (p. 205) et même miraculeuse. Il est étonnant qu'il ne désespère pas, comme son père qui, apparemment, mourra rapidement de se sentir totalement impuissant face à la gangrène nazie menaçant de contaminer tout le corps social allemand. Cette lucidité semble annoncer l'ampleur de la catastrophe nazie, la monstruosité totale à laquelle les barbares enragés des prêches de leur Führer livreront des millions de Juifs, des centaines de milliers de combattants : si la tentative des nazis, affirme Sebastian Haffner, «devait véritablement réussir, cela conduirait l'humanité à une crise de toute première importance qui remettrait en cause la survie de l'espèce humaine et qu'on ne pourrait sans doute combattre que par des moyens drastiques, telle que l'élimination physique de tous les hommes infectés par le bacille» (p. 215). Ces termes ont beau concerner les seuls nazis, ils font froid dans le dos devant l'extrême détermination dont semble faire preuve Haffner, extrême détermination qui sera celle des meurtriers eux-mêmes considérant des femmes et des hommes comme infectés par quelque germe susceptible d'infecter la race aryenne, et qu'il fallait donc traiter en conséquence, par des mesures prophylactiques absolues, nécessaires à leurs yeux. Une époque d'acier forge des volontés de fer, mais je ne sais si la société contemporaine tout entière se fût mieux portée d'une dénazification totale et non partielle, pourchassant jusqu'au dernier recoin puant où il se terrait le dernier des criminels nazis.
La lucidité de Sebastian Haffner est terrible à l'endroit de ses contemporains, et semble même annoncer ce que sera la situation de l'après-guerre, comme nous le prouve encore ce long passage : «Des milliers de ces gens-là se trouvent aujourd'hui en Allemagne, nazis à la mauvaise conscience qui portent leur insigne du parti comme Macbeth sa pourpre royale, qui, complices malgré eux, se chargent d'une faute après l'autre, cherchent vainement une échappatoire, boivent et prennent des somnifères, n'osent plus réfléchir, ne savent plus s'ils doivent espérer ou redouter la fin de l'époque nazie», lesquels, «le jour venu, nieront bien certainement toute responsabilité. En attendant, ils sont le cauchemar du monde, et il est effectivement impossible de savoir de quoi ces gens, dans leur délabrement moral et nerveux, peuvent bien être capables avant de s'effondrer. Leur histoire n'est pas encore écrite» (p. 299), conclut Sebastian Haffner, mais c'est tout comme si elle l'était, du moins à ses yeux toujours ouverts. Notons tout de même que Macbeth n'hésita jamais à se confronter avec les conséquences de son délire de toute-puissance, alors que l'Allemand moyen, lui... Il ne se trompera pas, bien évidemment, tout comme il ne se trompera pas davantage en parlant, à propos de ses compatriotes, de la «volupté perverse de l'immolation», de leur «désir effréné de mort et de ruine, digne de Wagner : voilà le réconfort le plus complet qui s'offre au vaincu quand il n'a pas la force de reconnaître sa défaite et de la supporter». L'auteur va plus loin : «J'ose prédire que ce sera l'attitude de l'Allemagne quand les nazis auront perdu la guerre», et évoque «les sanglots tumultueux et têtus d'un enfant psychopathe, avide d'assimiler à la fin du monde la perte de son jouet» (p. 303). Sebastian Haffner n'est point doué de quelque faculté de prescience, mais se contente d'établir des parallèles avec le passé et, en l'occurrence, avec l'époque suivant directement 1918, l'Allemagne ayant alors connu, selon ses dires, cette attitude qu'il décrit au scalpel et dont le tableau nous effraie par sa justesse, sa sidérante implacabilité, cette aptitude, tout en plongeant dans le Mal (6), à ramener la situation à sa plus juste proportion, celle d'une démission collective, procurée par une «fièvre légère [supprimant] toute responsabilité» (p. 353).
Sebastian Haffner est la preuve vivante que, lorsqu'une personne voulait, à cette époque qui par ses effets englobe tout entière la nôtre, comprendre ce qu'il avait (ou presque), sous les yeux, en tout cas à portée de regard (du moins pour qui savait lire), il lui suffisait de les ouvrir, et de ne pas se boucher les oreilles, comme si le moindre des événements survenant dans sa vie minuscule contenait «dans une coquille de noix le Troisième Reich tout entier» (p. 381), sa finesse d'observation lui permettant de voir de menus détails «comme dans un microscope : de tout près, avec un grossissement qui en révélait tous les détails» (p. 405), sa hauteur d'esprit l'empêchant de sombrer dans cette camaraderie insouciante et coupable qui a galvanisé l'Allemagne (cf. pp. 418, 421) et qui, selon Sebastian Haffner, a avili les Allemands «plus que nulle autre chose» (p. 419) en les faisant sombrer dans l'«euphorie collective» (p. 422) et l'«abjection infra-humaine» (p. 427).
Finalement, l'homme libre est, toujours, celui qui veut le rester, et ne cède pas à la tentation de se vautrer dans le bourbier des déclamations en chœur.

Notes
(1) Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand. Souvenirs 1914-1933 (traduit de l'allemand par Brigitte Hébert, Actes Sud, coll. Babel, 2004).
(2) Lesquels sont encore mentionnés à la page 55, Sebastian Haffner affirmant que «la réaction politique des enfants est tout à fait intéressante pour l'historien : ce que «tous les enfants savent» est en général la quintessence ultime et irréfutable d'un processus politique». En fait, selon l'auteur, les enfants comprennent immédiatement les événements les plus troubles, par une espèce de perception qui va droit au cœur secret des choses même s'il leur est bien évidemment impossible d'y plaquer les interprétations complexes grâce auxquelles les adultes tenteront de démêler l'écheveau inextricable. Le thème de l'enfance sera de nouveau évoqué d'étrange façon, lorsque l'auteur affirmera que l'on «a peu remarqué dans le monde, même dans les milieux littéraires, que l'Allemagne a produit entre 1934 et 1938 une quantité inouïe de souvenirs d'enfance, de romans familiaux, de descriptions de paysages, de poèmes consacrés à la nature, de bibelots et de brimborions tendres et délicats» (pp. 308-9). Il poursuit, parlant de toute «une littérature pleine de pâquerettes et de sonnailles, pleine d'enfantines idylles estivales et de premières amours, fleurant bon le conte de fées, la pomme cuite au four et l'arbre de Noël, une littérature intemporelle imprégnée d'un recueillement répugnant, produite en masse et comme sur commande au beau milieu des défilés, des camps de concentration, des usines de munitions et des casernes de SA» (p. 309), comme si la plus pitoyable sensiblerie ne pouvait que s'accompagner de la plus extrême sécheresse de sentiments véritables devant l'humanité avilie. Jean-Luc Evard évoquera cette étrange et plus que suspecte alliance dans sa Religion perverse. Essai sur le charisme que nous évoquerons prochainement.
(3) Voir cette remarque éclairante : «La croix gammée n'a pas été imprimée dans la masse allemande comme dans une matière récalcitrante, mais ferme et compacte. Elle l'a été comme dans une substance amorphe, élastique et pâteuse. Le jour venu, cette pâte est susceptible de prendre une autre forme, avec autant de facilité et sans plus de résistance» (p. 199).
(4) «Il est probable que les révolutions, et l'histoire dans son ensemble, se dérouleraient bien différemment si les hommes étaient aujourd'hui encore ce qu'ils étaient peut-être dans l'antique cité d'Athènes : des êtres autonomes avec une relation à l'ensemble, au lieu d'être livrés pieds et poings liés à leur profession et à leur emploi du temps, dépendant d'une foule de choses qui les dépassent, éléments d'un mécanisme qu'ils ne contrôlent pas, marchant pour ainsi dire sur des rails et désemparés quand ils déraillent» (pp. 206-7). C'est, en somme, le Centre perdu qu'évoque l'auteur.
(5) L'un de ces prophètes de malheur donne à Sebastian Haffner une nouvelle occasion d'évoquer Hitler : l'un de ces rédempteurs sillonnant les rues de Berlin, «hommes aux cheveux longs, vêtus de haires, qui se déclaraient envoyés par Dieu pour sauver le monde et trouvaient le moyen de vivre de cette mission» se nomme Häusser, et «faisait de la réclame par voie d'affiches, rassemblait les foules et avait de nombreux adeptes. D'après les journaux, son pendant munichois était un nommé Hitler, lequel toutefois se distinguait du premier par ses discours dont la vulgarité provocante atteignait des sommets vertigineux dans la menace paroxystique et la cruauté affichée. Tandis que Hitler prétendait établir un royaume millénaire en anéantissant les juifs, en Thuringe, un certain Lamberty voulait atteindre le même but en généralisant la pratique de la danse populaire, du chant et du saut. Chaque rédempteur avait son style personnel» (p. 102). L'apocalypse, du moins une situation apocalyptique, est encore mentionnée à la page 216, laquelle pose «les questions dernières», même si l'auteur, précise-t-il, est «encore incapable de leur donner un nom».
(6) Notons ainsi le grand nombre d'images par lesquelles Sebastian Haffner caractérise le Mal, parlant d'un «étrange brouillard rougeâtre de sang et de sueur mortelle» (p. 320) et, à propos de la révolution nazie, de «gaz toxique qui traverse tous les murs» (p. 327).

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