Henry Darger, juge des adultes et génie des enfants, par Gregory Mion (10/01/2016)

Crédits photographiques : Marcelo Sayão (EPA).
Cet article est dédié à tous les enfants qui ont subi ou qui subissent encore l’intolérable méchanceté et l’immense médiocrité des adultes.

3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Moi, j’ai senti ce qu’il est, qui il est, profondément. Il n’est plus un nom, un prénom, une date; il n’est plus des couleurs, une couleur, couleur focale, il n’est plus des tons, plus des mélodies, plus des savoirs, plus des consistances, plus des projets. Il n’est plus que ses souvenirs. Un homme danse sur son passé.»
Marien Defalvard, Du temps qu’on existait.


De son vivant, Henry Darger n’eut pas d’autre apparence que celle d’un employé banal et plus ou moins sans-le-sou, citoyen quelconque de Chicago, régulier dans ses habitudes comme dans ses jugements. Il est décédé le 13 avril 1973, au lendemain de son quatre-vingt-unième anniversaire. Son passage dans la vie aurait pu se limiter à la somme de ses années, mais il y avait un double-fond extraordinaire dans l’existence tout à fait ordinaire de Darger. Après sa mort, les propriétaires du logement de Darger, Nathan et Kiyoko Lerner, découvrirent chez leur ancien locataire une quantité impressionnante de documents et ils eurent d’emblée la conviction que se trouvait là une exception artistique. Des milliers de pages dactylographiées, des dessins, des collages, des peintures, tout ceci s’accumulait en monceaux épiques au numéro 851 de la Webster Avenue, comme une immense portée d’enfants artificiels qu’un père toute sa vie retranché aurait légué au monde, façon comme une autre d’envisager le repeuplement de soi après la mort biologique. Parmi la multitude des archives secrètement élaborées par Darger, on mit la main sur un manuscrit de plus de cinq mille pages, sobrement intitulé The History of My Life. C’est une infime partie de ce précieux texte qui est aujourd’hui disponible en français aux Éditions Aux Forges de Vulcain, grâce à l’effort et à la fascination pour Darger du président et du fondateur des Forges, David Meulemans (1).
Ce récit monumental n’est pourtant pas la réflexion que l’on attendrait sur la création et ses mystères. À vrai dire, la lecture de ce Darger confessant ajoute au mystère plus qu’elle n’en dévoile des composantes cruciales, du moins en première instance. L’impression de curieuse nébulosité qui se dégage du récit s’explique par deux facteurs distincts. D’une part la chronologie est généralement éclatée, disparate, Darger rédigeant selon l’ordre imprévisible de ses souvenirs, un peu à l’image d’un vieil homme à la mémoire altérée qui raconterait les temps forts de sa vie en les complétant au fur et à mesure, sans que l’on ne puisse exactement savoir quand il donnera des précisions et même s’il en donnera. Bien que la forme d’une chronologie soit évidemment perceptible, ne serait-ce déjà que par le fait que l’enfance tienne une place prépondérante au début et que la fin du texte insiste sur les douleurs relatives à la vieillesse, elle n’en demeure pas moins chaque fois poreuse, un événement pouvant soudain en appeler un autre, ou même subitement s’interrompre, au profit d’une nouvelle remémoration qui va éclairer un épisode préalablement évoqué de manière anecdotique ou décisive. Ainsi L’histoire de ma vie ressemble aussi bien à la parole désorganisée d’un enfant, pleine d’anacoluthes et d’aberrations, qu’au discours parfois sentencieux d’un vieillard en bout de course, assuré de ses évaluations et doté cependant d’une vision rendue confuse par l’âge. D’autre part, l’étrangeté de ces aveux est renforcée par l’absence presque totale de considération sur la vie artistique, ce qui paraît à tout le moins surprenant de la part d’un homme qui fut capable d’écrire et de dessiner autant. Sans risquer d’extrapoler quoi que ce soit, il faut mentionner que Darger se réfère explicitement, quoique très laconiquement, à ses occupations artistiques lorsqu’il déplore l’oisiveté dans laquelle il est forcé d’exister depuis la fin de sa vie active (cf. p. 112). Alors que tout créateur serait en principe heureux de se consacrer exclusivement à son art, ayant mis de côté toute la contrainte d’un travail alimentaire, Darger, lui, semble regretter l’époque de ses emplois.
Chez Darger, la thésaurisation des faits et les actions concrètes ont plus d’importance que les méditations désintéressées sur l’art. Ce n’est pas tant le perfectionnement de son goût qui le préoccupait que la collection méthodique de ses expériences, toutes étant plus ou moins associées à des ambiances météorologiques, une canicule ou un blizzard étant susceptible de recouvrir tel ou tel vécu d’une signification plus approfondie. En se faisant de la sorte attentif aux mouvements du dehors, Darger s’incorporait à n’importe quel décor climatique, se fondant littéralement dans le paysage, jamais en contradiction avec l’ordre du temps. Il cachait habilement son jeu caméléonesque, l’Un de Darger étant mobilisé dans le Multiple de la ville, goutte de pluie parmi les trombes d’eau ou les bruines interminables, flocon de neige dans la tempête, feuille morte soulevée par le vent et tourbillonnant avec d’autres feuilles défuntes, aussi n’eut-on aucune espèce d’intuition le concernant – il suivait inlassablement le rythme de Chicago.
On peut dire que Darger ne cessa de faire fructifier sa discrétion et que cette obstination à disparaître de l’espace public contribua à exalter le monde colossal de son intériorité. Ce que Darger avait en lui était de toute façon trop grand pour être contenu dans les espaces quadrillés de la normalité. Il faisait tout ce qu’on attendait de lui afin de produire en secret l’inattendu, d’où la possibilité de déduire de ce comportement ordonné les attributs d’un normopathe (l’hypothèse est posée avec justesse par X. Mauméjean – cf. p. 9). En se conformant à l’ordre des objets et des sujets, à la nature tout autant qu’à la culture, Darger pouvait simultanément exploiter son ordre propre. Sa régularité est comparable à celle de Kant, et ce qu’on a dit des habitudes inflexibles du philosophe de Königsberg, on le redira du cheminement stationnaire de l’artiste de Chicago. L’un et l’autre firent de la redondance un atout créatif, mais tandis que Kant tenait ses interlocuteurs informés des progrès de sa philosophie, Darger fit de son art un matériau invisible, une œuvre sans public. Il y a plus que du Frenhoher dans le caractère de Darger parce que, à l’inverse du héros maudit balzacien (2), il n’aurait jamais consenti à montrer quoi que ce soit de ses travaux. Aucune demande publique, aucun critère esthétique ne vinrent troubler les dispositions gargantuesques de la création dargérienne.


La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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