La fraternité de nos ruines de David Rousset, par Gregory Mion (13/12/2016)

Crédits photographiques : Tatyana Zenkovich (EPA).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Depuis la rue et l’escalier, il se créa un fort courant d’air, les rideaux volèrent, sur la table, les journaux se froissèrent et s’effeuillèrent sur le sol. Son père repoussait Gregor implacablement, en émettant des sifflements de sauvage».
Franz Kafka, La métamorphose.

David Rousset à l’épreuve des petits soldats du communisme


Le 13 décembre 2017, il y aura vingt ans que David Rousset est mort et presque personne ne s’en souciera, sinon peut-être quelques historiens et quelques proches qui continuent d’estimer l’homme impressionnant qu’il fut. Il nous faut en effet reconnaître que l’auteur du remarquable essai L’univers concentrationnaire (1) n’est plus qu’une éolienne américaine qui gémit dans le vent, sorte de silhouette rubigineuse et décharnée devant laquelle on passe avec la badinerie des gens grossiers. En vérité nous ne sommes pas nombreux à entendre le grincement des poulies, des pales, du moyeu et de toute cette structure titubante, semblable à une immense statue de Giacometti qui se mettrait en quête d’un mouvement impossible. Ainsi parmi les rares promeneurs attentifs qui ne craignent ni le détour ni la perdition et encore moins les ambiances troublantes, il est indispensable de saluer Grégory Cingal, qui nous offre une présentation et une compilation de plusieurs textes importants de David Rousset dans un beau volume intitulé La fraternité de nos ruines et sous-titré Écrits sur la violence concentrationnaire 1945-1970 (2). Ce livre contient en outre des photographies minutieusement sélectionnées et les textes qui les accompagnent ont une grande variété formelle (articles, conférences, lettres de David Rousset et de ses interlocuteurs privilégiés, discours et harangues, rapports scrupuleusement établis). Cet ensemble documentaire entend rappeler au lecteur quels furent les aspects typiques de la vie dans les camps de concentration, mais au-delà de ces restitutions essentielles se trame la volonté d’en découdre avec l’existence particulière des camps soviétiques, longtemps minorée par rapport à l’ostentation de l’architectonique nazie et pourtant pas en reste dans la compétition des horreurs. Par conséquent David Rousset a voulu proposer la possibilité de comprendre la réalité concentrationnaire sur deux fronts à la fois : par l’étude approfondie de l’administration du Lager et par la révélation détaillée de la société du Goulag. Sachant du reste quelle pouvait être l’influence des réseaux communistes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Rousset a dû batailler héroïquement pour faire entendre la vérité, livrant combat contre un ennemi peut-être beaucoup plus vicieux que le camp de concentration en tant que tel.
C’est le 12 novembre 1949 que David Rousset fait retentir la cloche de son beffroi en publiant dans Le Figaro littéraire un appel à tous les anciens déportés (3). À mi-chemin entre la conscience inquiète et le désir de faire savoir, il met en lumière la lointaine géographie des territoires soviétiques bariolés par les camps (4). Il secoue de la sorte le vieil arbre que personne ne veut voir et au pied duquel viennent s’écraser des multitudes de fruits pourris. La question des camps soviétiques est résolument taboue et les réactions de la gauche intellectuelle sont éloquentes de médiocrité. L’indignation de ces intellectuels repose principalement sur deux arguments fragiles (cf. pp. 15-8) : ils se demandent d’abord quel est l’intérêt d’accuser l’URSS d’un crime (la chosification de l’humanité par les voies concentrationnaires) que nous perpétrons nous-mêmes et de façon très insidieuse à travers le modèle capitaliste, puis ils complètent cette première salve de réprimandes en affirmant que l’URSS constitue un glorieux bastion de la critique de l’exploitation humaine, aussi n’est-il pas juste d’agrandir à dessein certaines dérives récentes et de minimiser les éléments de noblesse de nos alliés spirituels. En plus de cela, comme une bassesse ne va pas sans d’autres bassesses, on reproche à Rousset d’employer un style plastronneur dans son article. Mais que vaut une exhortation parfois impulsive à côté des sophismes d’un Sartre ou d’un Merleau-Ponty, qui admettent ouvertement l’existence des camps soviétiques dans Les temps modernes, avant de terminer leur argumentation en disant que tout dénigrement fébrile à l’égard de la Russie ne fait que révéler l’approbation définitive du monde impérialiste et de son système (cf. pp. 17-8) ? Cette exhortation vaut assurément bien plus que l’aveuglement de ces disciples du «parti de la classe ouvrière», soumis «à la logique folle de l’Histoire» et à la déroutante plasticité de la philosophie marxiste (cf. p. 17). Par son exaspération furieuse et ses accès de lyrisme, Rousset comprend que certains sujets délicats ne peuvent pas être traités autrement que par le langage de la tripe, ne serait-ce déjà que parce que ces sujets répugnent à toute dissertation théorique par le biais d’un accommodant froufrou académique (cf. p. 260). Sur ce point précis de la dénonciation des méthodes soviétiques réfléchies à l’aune des industries nazies, David Rousset est digne quand Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty se déshonorent (5).
Ce faisant, Rousset entre en collision frontale avec le mur des zélateurs communistes et il n’en ressort pas directement vainqueur. Lorsque l’affaire gagne les tribunaux et qu’elle enfle en notoriété, il se voit basculer dans l’opinion, passant d’accusateur à grand accusé. On fait de lui un falsificateur intempestif, un homme habile en faux et usage de faux (cf. p. 163). Le procès se perd en violences réelles et symboliques, de nombreux témoins tout à fait légitimes étant mis en difficulté par les enragés du communisme, jamais à court de paralogismes et d’insultes (cf. pp. 23-4). Les résultats de ces affrontements sont décevants : «la vérité du Goulag n’a pas éclaté à Paris» (p. 24), mais l’isolement que subit Rousset ne le rend pas moins pugnace dans ses engagements. Dès la fin de l’année 1950, Bruxelles met sur pied la Commission internationale contre le régime concentrationnaire (CICRC) et David Rousset en devient le vice-président. Cette commission infatigable va colliger une quantité stupéfiante d’informations et de documents clés, pourtant il faudra patienter plus de vingt ans avant que la France ne découvre dans toute son amplitude les abominations des camps russes, lors de la publication inoubliable de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne (cf. p. 25-9). Toutefois, pendant ce long intervalle de tâtonnements et de patience, David Rousset aura connu l’indécence des médiocres, la douleur des amitiés brisées et la consternation de plusieurs défections terribles. Parmi ces dernières, sans doute que l’attitude méfiante et fuyante de Robert Antelme lui aura été la plus insoutenable (cf. pp. 30-33).

L’expérience des camps : leçons et perspectives pour une modernité en danger

Pour David Rousset, l’expérience du camp de concentration a radicalement contribué à destituer la culture livresque au profit d’une observation strictement empirique de la nature humaine. Avec le camp, le péché mignon de la référence s’estompe et laisse brusquement apparaître la consistance de la vie des autres, fût-elle affreuse, sale et méchante pour l’exprimer dans les termes d’Ettore Scola. C’est pourquoi le camp suscite une politique et une anthropologie immédiates, un poste d’observation dépourvu du moindre écran mental, obligeant à une réflexion ardente qui ne s’encombre pas de précautions oratoires (cf. pp. 8-10). En somme, le camp est le lieu où toute cosmétique s’effondre, l’endroit lugubre où les pièces à déféquer n’ont pas de murs ou de rideaux vaguement protecteurs. Le camp pousse les hommes à de telles extrémités qu’il leur donne le droit de témoigner avec la plus impudique franchise, d’où, encore une fois, la justesse de Rousset par contraste avec la fausse pudeur rationnelle de ses opposants.
D’une certaine manière le camp remet l’homme à nu dans une temporalité pré-culturelle, si tant est du moins qu’une culture acceptable puisse émerger après cette régression. À l’intérieur des wagons de déportés où s’initient des promiscuités insupportables, avec des individus entassés qui se tuent et se soumettent au cannibalisme (cf. p. 43), à l’intérieur des baraquements où les étiquettes sociales ont été remplacées par une soudaine modification des valeurs (cf. pp. 99-100), on assiste en quelque sorte à la concrétisation d’un état de nature qui ne fut qu’une fiction théorique utile pour Hobbes, lorsque celui-ci comparait, dans le De Cive, la rampante sauvagerie de la vie hors de la société avec les bienfaits prodigués par la société civile. Tandis que la société correctement organisée optimise la liberté humaine, fonde la propriété en raison et garantit la sécurité, la vie hors de la société n’est qu’une illusion de liberté dans la mesure où ce n’est que le plus fort ou le plus cyniquement adroit qui profite de l’absence d’une autorité tutélaire étatique. Or nous savons qu’à l’état de nature, le plus fort n’est jamais qu’un puissant transitoire parce qu’il sait que surgira bientôt un adversaire plus coriace que lui. Ce sur quoi repose momentanément la tyrannie des hommes qui se satisfont d’un état de nature, c’est sur le fait que la force puisse être admise comme un droit et que l’obéissance se confonde avec un devoir. Mais comme Rousseau l’a solidement argumenté dans son Contrat social, la force n’est qu’une qualité physique et elle ne peut engendrer aucune espèce de moralité. Ceux qui s’inclinent devant la force ne le font pas volontairement par devoir, ils le font nécessairement par contrainte pour échapper à une cruelle sanction, et cela induit une perpétuelle confusion de l’ordre humain car la force d’un jour peut devenir la faiblesse du lendemain, tout comme la faiblesse de la matinée pourrait être la force de la soirée. Si celui qui hier encore obéissait docilement parce qu’il n’avait pas d’autre choix trouvait tout à coup un moyen de désobéir impunément, alors il le ferait sûrement étant donné qu’il n’existe pas de droit bien établi et que toutes les puissances en vigueur sont illégitimes dans ce type de contexte. C’est précisément à cette sorte d’incertitude jurisprudentielle que sont d’abord confrontés les hommes prisonniers de la logique fallacieuse de l’univers concentrationnaire. On les a brutalement arrachés aux repères culturels et juridiques de la société civile pour les plonger dans les ténèbres d’un état de nature où l’on est «exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens de la vie» (6) parce que le camp le leur permet. Dans ces conditions de séquestration et de barbarie, les vertus politiques et l’idée d’une common decency sont substituées par un sidérant vouloir-vivre, par un redoutable goût de vivre qui s’appuie sur un élan biologique qui renvoie l’humanité à ce qu’elle a de plus pulsionnel (cf. p. 102). Avec le camp de concentration, Hobbes aurait pu constater non sans effroi que la réalité avait amplement dépassé sa distrayante et expédiente fiction philosophique.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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