L’Amérique en guerre (7) : Sartoris de William Faulkner, par Gregory Mion (08/02/2017)

Crédits photographiques : Andres Martinez Casares (Reuters).
Rappel
2578865313.jpgL’Amérique en guerre, 1 : À propos de courage, le Vietnam de Tim O’Brien.




313700294.jpgL'Amérique en guerre, 2 : l'Irak de Phil Klay dans Fin de mission.





2251913716.jpgL’Amérique en guerre, 3 : Chronique des jours de cendre de Louise Caron.




2399795417.jpgL'Amérique en guerre, 4 : La peau de Curzio Malaparte, che vergogna !




991727823.jpgL'Amérique en guerre, 5 : Compagnie K de William March.





99024991.jpgL'Amérique en guerre, 6 : Jack Kerouac de guerre lasse.





3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.

«Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée».
Épicure, Lettre à Ménécée.

La guerre et ses mauvais lendemains


IMG_2813.jpgSi l’on devait résumer en une phrase le Sartoris (1) de Faulkner, sans doute qu’il faudrait écrire ceci : on ne revient jamais de la guerre en bons termes avec la vie. Il n’y a pas de guerre plus juste qu’une autre où le camp des saints met hors d’état de nuire le camp des damnés, il n’y a que des hommes qui ont été manœuvrés par un cri, par une jubilation collective, embarqués sur la folle nef d’un soulèvement généreux où «l’enthousiasme du patriotisme», dirait Robespierre, n’a pu être contredit que par une poignée d’hommes dubitatifs qui connaissent les effets de la précipitation et des emballements va-t-en-guerre (2). Les raisons d’une guerre ne sont pas vraiment profondes, elles sont même souvent obscènes, fatalement avilissantes, et elles ne formulent peut-être qu’un vœu invariable, c’est-à-dire «le vœu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore» (3).
Cela étant posé, est-ce que c’est commettre un péché de simplicité intellectuelle que de se faire l’écho de Robespierre, opposé jadis à la guerre contre l’Autriche, en indexant les guerres qui intéressaient Faulkner sur la matrice de ce conflit post-révolutionnaire dont ne voulaient pas les esprits prudents et réfléchis ? Est-ce que c’est faire un raccourci qui monte sur ses grands chevaux que d’affirmer que les réticences de Robespierre vis-à-vis de la guerre auraient dû alerter non seulement les Français, mais aussi par la suite toute la communauté internationale ainsi que toutes les époques qui ont suivi, et qu’en prenant spirituellement appui sur le discours de l’avocat natif d’Arras nous nous serions épargnés bien des calamités futures ? Facilité que tout cela, et sûrement aussi un peu de bien-pensance. En outre, pour définitivement serrer la boucle de la facilité, disons que Robespierre ne fut certes pas le premier des orateurs à prendre position contre la guerre, et que c’est bien là le problème, en effet, car les avertissements qui ont été validés par le sens de l’histoire sont autant de leçons qui n’ont pas été tirées par ceux qui auraient dû les méditer. Du reste Robespierre ne refusait pas la guerre en tant que telle, mais ce qu’il désirait, c’était une guerre qui ait le souci des intérêts de la nation, et non une guerre décidée par quelques névroses intérieures qui se jettent expéditivement dans une bataille qui n’a strictement aucun rapport avec la liberté du peuple et la protection de la patrie. La lucidité de Robespierre n’est finalement pas une affaire de contexte, ce n’est que la manifestation d’une intelligence qui avait saisi les dangers intrinsèques à tout engagement guerrier, au même titre qu’elle avait entraperçu les répercussions forcément terribles de l’après-guerre, parce qu’il n’existe pas de vie totalement heureuse quand le sang a coulé abondamment ici ou là. Après la guerre, le soulagement est inévitablement contrarié par le boulet du deuil et l’emprise de la désolation. Dans ce cas, et sachant que le phénomène se répète après chaque conflit, comment se fait-il que l’on y retourne ? Puisque nous savons qu’aux morts violentes s’ajoutent ensuite les morts psychiques, puisque nous pouvons attester que les cadavres du charnier sont rejoints par les appelés au suicide mental, qu’est-ce qui fait que sur le moment, lorsque la décision de la guerre est en balance avec l’intuition de son désastre, nous sommes tentés par le désir de désirer ce qui est abominable ?
C’est que la guerre, au fond, met toujours en avant la volonté d’en découdre et que celle-ci est plus forte que l’exigence de penser avec mesure. La guerre est un élan qui s’empare des foules, une ruade émotionnelle où chacun se voit en sauveur du pays menacé, aussi est-on bien en peine de calmer cette bête qui gronde une fois qu’elle a poussé le rugissement initiatique. Dès que la guerre est entrée dans la bouche des ministères, elle s’introduit dans les oreilles influençables et elle embrigade une large portion du public. La guerre de surcroît est un principe de rassemblement, elle homogénéise, et c’est ainsi que les nègres méridionaux de Faulkner peuvent participer de la même effusion patriotique avec les Blancs qui les persécutent habituellement. Pendant le temps particulier de la guerre, les luttes intestines qui produisent une certaine cadence de la société passent au second plan au profit d’un conflit majeur qui stimule davantage le corps social. Dans le cas épineux de la guerre de Sécession, qui est le premier conflit qui a plongé les Sartoris dans la spirale tragique d’une irrémédiable dégénérescence, les tensions sociales qui opposent les Noirs et les Blancs se politisent et font apparaître des enjeux beaucoup plus vastes, à savoir un affrontement idéologique entre les États nordistes industriels et les États sudistes esclavagistes. La fin de cette guerre n’a évidemment pas mis un terme aux tensions sociales et à la question de la haine raciale, elle n’a fait que redistribuer les cartes d’une dualité coriace que Faulkner structure de cette manière : d’origine aristocratique et typique de ces prestigieuses fratries du Sud des États-Unis, la famille Sartoris ne se relève pas de la guerre de Sécession, et les générations suivantes confirmeront les symptômes de cette déchéance liminaire en essuyant d’une part les retombées de la Grande Guerre, et d’autre part en se distinguant épouvantablement des nègres par le biais de comportements répréhensibles. Mais si les Sartoris sont condamnés à subir le crépuscule insoutenable de leur lignée, les nègres eux-mêmes ne sont pas moins touchés par les guerres de ce temps-là, que ce soit collatéralement bien sûr, à cause des attitudes revanchardes des Sartoris et des tendances essentiellement racistes du Sud, ou directement par ailleurs, à cause des lubies que la guerre a pu semer dans leur cerveau. Dans cette perspective, il se peut que les nègres se représentent l’après-guerre à l’instar d’un carnaval qui s’éternise, une fête où les hiérarchies sont bouleversées, mais la société a vite fait de renforcer ses ordres établis.

Les Sartoris : une famille en voie des disparition, minée par les guerres, le racisme et la rudesse du Sud

Le vieux Sud de Faulkner est plein de la rustrerie des hommes et de la dignité de la nature. La demeure des Sartoris se dresse dans le «haut pays» (p. 17) commotionné par d’increvables soleils (cf. p. 18), sur des terres qui se méritent et qui se gagnent à la sueur, couvertes des plantations de coton qui ont fait la prospérité des maîtres et l’indigence de leurs esclaves. C’est une demeure «d’où [émane] une atmosphère solennelle rarement violée» (p. 18) mais au sein de laquelle se chevauchent les ténèbres grandissantes des héritiers et les faisceaux longilignes du soleil qui s’immiscent au travers de quelque mirador (cf. pp. 18 et 311). L’impression générale est celle d’un blockhaus recroquevillé sur lui-même, à peine accessible, donc, par les orifices d’un volet ou d’une porte mal fermée qui laissent un passage à la lumière du grand jour. Tout le drame des Sartoris est déjà présent dans ce clair-obscur disproportionné : ils ont un pied dans la tombe et le cercueil de leur filiation est proche d’être boulonné, toute éclaircie n’étant plus envisageable dans cette famille où «[l’ombre] noire et inexorable du destin» s’est gravée dans le marbre de leur histoire (cf. pp. 37 et 122) (4). À cet égard, les Sartoris ne sont pas des gens qui ont appris à mourir dans leur lit. Ce sont des gens biologiquement perturbés, probablement parasités par une diffuse consanguinité, des gens qui ont rencontré la mort sous la forme tantôt d’une balle de revolver pendant la guerre civile (cf. p. 31), tantôt de la fièvre jaune (cf. p. 119) ou tantôt encore de la crasse morale inhérente à la Grande Guerre (cf. pp. 67 et 317-8). Ce sont des générations qui se succèdent en phase descendante, une famille où les premières semences ont pu être fanfaronnes et têtes brûlées (cf. pp. 32-3), prises quelquefois d’un «diable au corps» (p. 33), mais qui ont été gâtées dans le moule d’une aristocratie indigne qui n’a pas les moyens d’affronter ses déchéances intrinsèques et la course d’un monde désobligeant. Les ancêtres qui autrefois se battaient fièrement contre les Yankees anti-esclavagistes ne sont plus aujourd’hui que les épaves d’une mémoire familiale à la dérive. L’époque postérieure à la Grande Guerre a définitivement posé l’essoufflement des Sartoris après tant d’années de palpitations et de faux-fuyants. La guerre civile de 1861-1865 et la guerre mondiale de 1914-1918 ont respectivement noué la corde aux cous des Sartoris, d’abord en les frappant à l’intérieur du pays, en leur exhibant leurs crimes de négriers, ensuite en les assommant à l’extérieur, sur le Vieux Continent, où ils ont combattu en rangs serrés avec les nègres libérés des récentes servitudes.
La vanité et le snobisme originels des Sartoris ont donc pris du plomb dans l’aile. Les fastes périodes du XIXe siècle ont fini par être englouties par l’indifférence du temps, par un temps qui n’est pas même rancunier et qui survit logiquement aux Sartoris déclinants (cf. pp. 121-2). De plus, parmi tous les Bayard Sartoris de l’arbre généalogique (5), seul le vieux Bayard a atteint la soixantaine (cf. p. 136). Pour autant les Sartoris ne commandent aucune larme. Comme le dit miss Jenny, la grande tante du jeune Bayard, les Sartoris ne méritent pas qu’on pleure sur leur compte (cf. p. 48) (6). Ce sont des individus auxquels nous pourrions accorder l’alibi de la fatalité, voire le pardon des humbles ou la compassion des cœurs attendris, mais la fatalité n’avait pas non plus prévu qu’ils devaient être à tout prix des violents et des méchants, des banquiers véreux et des propriétaires suffisants, aussi n’a-t-on d’autre choix que celui de reconnaître que les Sartoris ont perdu non seulement l’amour du prochain, et peut-être également l’amour du lointain. Quoique l’amour du prochain, selon Nietzsche, constitue bien souvent un amour de soi dissimulé, il peut noblement se relancer dans l’amour du lointain qui est reconnaissance et création de l’ami au cœur débordant (7). Cependant les Sartoris s’aiment trop et détestent trop à la fois pour être attentifs à la possibilité du prochain comme à celle du lointain. Ils vivent dans le temps narcissique des aristocrates qui se savent vaincus mais qui insistent quand même pour vaincre maintenant et plus tard. Ils iraient même jusqu’à s’improviser révisionnistes pour mieux recommencer le récit du passé et justifier les agissements du présent, en vue, bien entendu, de préparer les hypothétiques triomphes à venir. Par conséquent, le prochain et le lointain des Sartoris, ce sont les Sartoris eux-mêmes, les dominants qui s’érigent sur les épaules voûtées d’un monde qui doit apparemment leur obéir au doigt et à l’œil. Ils auraient pu s’en sortir, ils auraient pu prolonger le souvenir des réceptions arrogantes qui animaient naguère leur domaine lors du florissant XIXe siècle, mais faute d’avoir su correctement négocier les retours de guerre, qui, de toute façon, n’ont que peu de chance d’être surmontés, ils ont sombré dans une progressive misère, et le salon des anciennes grandes bouffes s’est mué en un lieu de cérémonies ouatées, moins viriles, transformé en une pièce de mort qui ressemble désormais à un mobilier de mausolée (cf. p. 82). En bout de ligne, s’il existe une vitalité persistante dans ce domaine croulant et ces parages maudits, c’est celle des nègres, celle par exemple du vieux Simon Strother, le larbin des Sartoris depuis de longues décennies ingrates.
Bien qu’ils soient situés du côté défavorable de la dichotomie sociale, les Noirs se font entendre et ceux qui apparaissent dans Sartoris sont un bon étalon de mesure pour évaluer l’ingratitude et les rodomontades des Blancs. Les traditions esclavagistes ont la dent dure et elles se sont redéployées dans une constellation de mentalités nostalgiques, si bien que les héritiers de la suprématie blanche se croient autorisés à poursuivre les directives de ce navrant folklore. Or ce ne sont pas nécessairement des signaux forts qui établissent le compte-rendu de ce racisme continué par d’autres moyens. Prenons par exemple cette visite de Simon dans une demeure de Jefferson, un genre de maison comparable à celle des Sartoris (cf. pp 39-44). Les Blancs sont à l’étage et font des parties de cartes pendant que les nègres piétinent au rez-de-chaussée en attendant que les jeux du dessus soient terminés. De toute évidence, cette disposition des personnages nous montre qui est éligible aux sommets et qui ne l’est pas, quels sont les individus qui ont droit à l’étage de la maison et quels sont ceux qui font le pied de grue dans les parties inférieures du logement. Ce grossier découpage spatial se complète du reste d’une flagrante appréhension de la temporalité : les Blancs sont ceux qui détiennent la vitesse et les technologies d’accélération, tandis que les Noirs ne sont que des êtres-pour-la-stagnation. Cela est attesté par l’épisode où Simon se fait humilier par le jeune Bayard, lorsque celui-ci propose au laquais de sa famille de grimper dans son bolide à quatre roues (cf. pp. 148-152). La voiture de Bayard est si rapide et si puissante qu’elle tourmente les rythmes habituels de Simon. Le pauvre vieux est effrayé par la fulgurance du véhicule, façon de dire que les possessions des Blancs ont des attributs incommensurables à la compréhension et à la nature des nègres, ou façon de dire encore que le malaise de Simon doit constituer la preuve que l’homme noir n’est pas en mesure d’entrer dans l’histoire impétueuse de l’homme blanc (8).
Le goût de la vitesse du jeune Bayard confirme deux éléments : d’une part un atavisme de la tête brûlée, en provenance des souches les plus anciennes des Sartoris, et d’autre part le rôle qu’il a joué au cours de la Grande Guerre en tant qu’aviateur, à savoir le rôle d’un homme qui fait de son expérience du combat des «récits de violence, de vitesse et de mort» (p. 64). Désormais de retour au pays après ce passage mémorable en Europe, Bayard n’est à l’abri ni du gène détraqué de sa famille, ni du traumatisme insidieux infligé par la guerre (9). Il est même devenu instructeur de pilotage à Memphis, profession qui lui permet de briguer sans cesse les sensations grisantes de la vitesse. En avion ou en voiture, le jeune Bayard, vingt-six ans, évolue à tombeau ouvert. Il brave la mort à tout instant, comme il donne par ailleurs le sentiment de tout vouloir mettre au défi. Branche vive des Sartoris, ce Bayard-là se prend pour une force culminante, un être à part dont la moindre des missions est de chaque fois manifester l’immense degré de sa vigueur. Les nègres, à côté de lui, ne sont que les satellites d’un astre immortel. Sa tragédie est de ce point de vue d’un ordre supérieur, liée à la tragédie qui dévore tout le domaine isolé des Sartoris, par contraste avec le quotidien des gens de la ville qui mènent des «existences étriquées [accomplissant] leurs paisibles tragédies» (p. 153). Il y a donc deux espèces de la tragédie dans Sartoris, deux formes de la vie déplorable qui se pratiquent différemment : d’abord la catastrophe familiale des Sartoris, l’effondrement d’une couvée d’aristocrates sur laquelle sont venus s’abattre les balles, les obus ainsi que les vicissitudes du racisme, ensuite la disgrâce généralisée du Sud, affaibli depuis longtemps par les conséquences de la guerre civile et la persistance d’un état d’esprit rétrograde. Les uns, en l’occurrence les Sartoris, vivent difficilement l’accentuation de la malédiction et de leurs propres vilenies, et les autres continuent tant bien que mal à se tenir dans une gangue de fierté méridionale. Et parmi ces derniers, nous comptabilisons des nègres qui font de leur mieux ou qui ont jeté l’éponge, peuple de négus qui résiste ou qui s’asservit, peuple qui a quelquefois l’impression frauduleuse d’une victoire ou d’une égalité de droit.
Au nombre de ces nègres qui s’imaginent de fracassantes victoires, nous avons Caspey, le fils de Simon, que la Grande Guerre a endurci. La conscription l’a conduit sur les fronts de la France (cf. p. 85), et, là-bas, il a liquidé quelques Boches. C’est ainsi qu’il entrevoit l’émancipation du nègre, par le contestable truchement de ses actes de guerre. À l’écouter, le fait d’avoir tué des Boches lui donne à présent le droit fondamental de tenir des discours en Amérique (cf. pp. 85-6). Il croit de la sorte amorcer une revanche sur les Blancs. Il croit laver le linge sale des Blancs devant tout le monde, pour que chacun se fasse une idée de la saleté qu’il a fallu traiter. Mais son discours ne prend pas. La soumission de son père aux Sartoris est telle qu’elle se répercute immanquablement sur sa descendance, comme se répercute en outre l’action d’une cochenille métaphysique sur l’arbre généalogique des Sartoris. Malgré son excitation et sa franchise, Caspey est rapidement mis au pli par la condition de supériorité des Sartoris sur les nègres. Il est sévèrement battu par le vieux Bayard auquel il a essayé de désobéir (cf. pp. 109-112). Cette volée de bois vert aboutit à l’assujettissement de Caspey, qui finit par tomber dans une vassalité de circonstance et qui va seller la jument du maître tel qu’on le lui avait demandé. En ce sens, la guerre n’a rien changé à la donne sociale, elle n’a fait que déplacer d’un cran le curseur des luttes intestines : les Blancs sont toujours aussi racistes et les Noirs ont parfois cru que leurs bourreaux étaient davantage prenables, illusionnés par les mirages de l’espérance ou d’un improbable dédommagement. À la vérité, les Blancs ont approfondi leur racisme et les Noirs leur haine de l’injustice. Le geste de désobéissance de Caspey est assurément magnifique, mais le résultat concret de son action traduit l’implacable fixité des normes. Il traduit aussi le prix à payer lorsqu’on se paye de mots, plus précisément lorsqu’on souhaite répondre au discours de la norme antédiluvienne par le discours subjectif de la passion d’après-guerre. Au même titre que tous les anciens combattants, Caspey, en tuant, s’est tué lui-même (cf. p. 37). La guerre l’a définitivement mis hors-sol, à la marge des sociétés, et dans la mesure où il n’a aucune demeure familiale pour faire survivre l’illusion d’une éminence, sa parole et son action ne sont plus que des substances mort-nées, des vagissements déclassés qui se heurtent aux tumultes ordinaires de la tradition (10). Ainsi le Sud nourrit et affame simultanément les Sartoris, bien aidé par l’ambivalence des guerres, toutefois il n’a jamais fait qu’affamer les nègres.
C’est pourquoi le jeune Bayard se permet l’impensable, notamment lorsqu’il monte de force un cheval indocile et que ce dernier s’emballe (cf. pp. 168-172). L’intention de Bayard s’interprète sans aucune ambiguïté : il a voulu mater le cheval pour affirmer sa puissance naturelle sur une autre puissance, et sans doute qu’il l’a voulu aussi parce qu’il a entendu auparavant une comparaison suspecte entre les nègres et les bêtes. À cet égard, si l’on prend au sérieux cette comparaison ignoble, alors Bayard a eu l’idée de dompter le cheval afin de prouver que les nègres ne peuvent pas rompre la domination des Blancs, fussent-ils un instant devenus de bizarres centaures hallucinés. Quant à la chute de cheval qui s’ensuit, elle est une non-leçon par excellence, une négation de l’expérience décisive de Montaigne qui déduisit de son célèbre accident de cheval une cogitation sur la mort et la fragilité de tous les hommes (11). Bayard, lui, ne diminue pas son dédain et son agressivité. L’emballement du pur-sang est une chose qu’il faudra réparer, un préjudice moral qui ne pourra être rattrapé que par le biais d’une persévérance dans les souverainetés immondes.
De tels tempéraments ne sont guère pardonnables, d’où la sévérité du jugement de miss Jenny envers les Sartoris, et plus spécialement encore son intransigeance vis-à-vis des hommes de cette dynastie expirante (cf. pp. 74-6). Ses colères foudroyantes et sa parole hardie sont justifiées par l’abjection quasi permanente qui se déroule sous ses yeux (cf. p. 56). Elle est aux premières loges de ces retours de guerre manqués, inassumés. Elle se moque éperdument du grand-père Bayard qui fut un héros de la guerre de Sécession, elle ne se prosterne pas devant ses exploits, autant qu’elle ne saurait tolérer les manières du petit-fils qui a ruiné son mariage avec Caroline, probablement morte de désespoir, affligée par son union avec un Sartoris (cf. p. 100). Miss Jenny est en ce sens un juge fiable du Sud et des Sartoris, un témoin privilégié des traditions dorénavant inopérantes et des lendemains de guerre insuffisamment anticipés.

Les Benbow, les Snopes et les Sartoris : trois généalogies foudroyées par la guerre et par le Sud

Parmi ces lendemains de guerre où une ambiance de funérailles nationales le dispute toujours aux tracasseries individuelles, il en est un qui fait tache à cause de son apparente impassibilité. Il s’agit du retour au pays d’Horace Benbow, revenu de seize mois d’Europe (cf. pp. 207-213). En réalité, Benbow n’était pas tout à fait impliqué dans le conflit puisqu’il a servi comme non-combattant à la Young Men’s Christian Association (YMCA). Avocat, séducteur et néanmoins très dépendant de sa sœur Narcissa, il fait partie de cette bourgeoisie blanche qui joue au tennis et qui boit des orangeades (cf. p. 237). Ce sont des personnes qui vivent de platitudes et de népotisme; elles n’ont pas la moindre envie d’écouter quoi que ce soit sur la guerre. Dans ces milieux livides de la upper class, le Mal est dissous par le jus insipide du conformisme. Les questions qu’il faudrait poser sont substituées par des interrogatoires standardisés, et plutôt en effet que de se demander si l’Europe va traverser de considérables changements politiques, on préfère se demander s’il fera beau ou qui jouera tout à l’heure un set de tennis. Ici, par ailleurs, les grandeurs d’établissement sont devenues des grandeurs naturelles, autrement dit un certain nombre de privilèges fortuitement acquis sont volontiers confondus avec des qualités naturelles inexistantes, tant et si bien que Benbow est susceptible de passer pour un objecteur de conscience valeureux alors qu’il n’est au fond qu’un produit insignifiant de sa classe. Peu importe, donc, qu’il soit blessé ou non par son expérience périphérique de la guerre, car une fois revenu parmi les siens Benbow se réadapte aisément à la métrique fadasse des bourgeois. Ce qu’il aurait pu éventuellement dire, il le garde pour lui parce que ce ne serait pas convenable de déconcerter les opinions régnantes. Passée au crible d’une telle réticence à réfléchir, la guerre n’est tout au plus pour ces gens-là qu’un «absurde bouleversement des affaires humaines» (p. 230) dont la conséquence essentielle a seulement été de séparer Horace de Narcissa.
En revanche, si le frère n’est qu’un froussard travesti en baroudeur, sa sœur Narcissa n’est pas aussi hermétique aux situations inhabituelles. Elle est de ces femmes qui larguent les amarres même quand la mer promet d’être soulevée par un gros temps. Non pas qu’elle soit authentiquement disposée à se lancer dans des expériences anormales, mais elle ne tourne pas le dos à un début de surprise si celui-ci se fait sentir. C’est en cela que Narcissa constitue un déséquilibre fondateur dans la famille Sartoris : elle va progressivement s’immiscer au cœur d’une bourgeoisie singulière, touchée nous l’avons déjà noté par une tragédie bien plus prononcée que celle qui pèse ordinairement sur le Sud, et ce faisant elle va sporadiquement décrisper la poigne de la fatalité qui étouffe cette famille, surtout en ce qui concerne le jeune Bayard puisqu’elle deviendra sa seconde femme, prenant ainsi la succession de la malheureuse Caroline. Du reste, ce mélange des bourgeoisies et des êtres chaotiques est une constante chez Faulkner, dont les personnages reviennent de livre en livre, tantôt rejouant un rôle plus décisif, tantôt se cantonnant à des ombres de passage, mortes ou vivantes. Probablement faut-il voir dans cette perpétuelle convulsion humaine l’inassouvissement du Sud et de ses âmes irritées, la longue agonie d’une terre qui n’en finit plus de s’ouvrir sur un précipice infernal, une terre piégée, une terre prise sous les assauts des guerres nationales et internationales, mutilée de surcroît par des inimitiés de race. Enfermée à double tour dans ce bagne métaphysique, cette terre s’identifie dans l’œuvre faulknérienne au fameux comté fictif de Yoknapatawpha, sorte de lieu expérimental qui annonce magnifiquement le Sonora de Roberto Bolaño, tout autant qu’il peut être le rejeton terrible et contemporain de la Nouvelle-Angleterre de Lovecraft, assiégée de monstres et de malédictions de toutes sortes.
Au registre de ces multiples intrications romanesques, on ne peut faire l’économie des Snopes (12), dont le patronyme et quelques représentants reviennent plusieurs fois dans Sartoris. Flem Snopes est le vice-président de la banque Sartoris (cf. pp. 221-3), toutefois sa position doit être minorée tant les Sartoris dégagent un sentiment d’hégémonie vis-à-vis de leurs affaires. En outre, l’ensemble des allusions à la famille Snopes incite à la minoration dans la mesure où ses différents membres incarnent une idée convaincante de la flétrissure. Ils sont à certains égards la traduction sensible du malheur intelligible qui remue les Sartoris, comme les phénomènes sont chez Platon les traces empiriques des Formes immuables auxquelles ils participent. En d’autres termes, les Snopes, aussi intempestifs soient-ils dans le roman, nous permettent quand même de regarder par le trou de la serrure, d’apercevoir en filigrane la catastrophe des Sartoris derrière la porte de leur pandémonium. Les Snopes sont une image éloquente de la déflation existentielle, caractéristiques d’un Sud traditionnel qui se meurt et qui ne tardera plus maintenant à mettre la dernière pierre sur le caveau des Sartoris.
Cette déflation des Snopes apparaît en deux occurrences probantes dans Sartoris. D’abord il est question de la faiblesse de Montgomery Ward Snopes, toléré durant la Grande Guerre en tant que non-combattant, mais qui n’aurait jamais fait le poids dans les bataillons d’autrefois, lorsque la guerre civile comptait parmi ses régiments des hommes de l’envergure de Johnston ou Forrest (cf. p. 223). Le fait même de constater que les États-Unis ont accepté d’emmener un tel homme dans l’Europe en guerre, c’est-à-dire un homme qui n’eût pas été capable de se battre honnêtement il n’y a même pas un siècle, cela en dit long sur l’affaiblissement du pays, autant que cela nous révèle le degré de mépris à l’égard des Snopes et peut-être aussi l’extinction palpable de la forteresse sudiste. Quant à l’autre Snopes déchu, il s’agit de Byron Snopes, employé de bureau à la banque Sartoris et cousin putatif de Flem Snopes. Passons immédiatement sur la possibilité du népotisme dont a pu bénéficier Byron et concentrons-nous plutôt sur la grossièreté de sa nature. Ce Snopes-là est littéralement un renifleur de petite culotte (cf. pp. 333-8), une espèce d’amoureux voyeur qui n’a pas le cran de déclarer ses transports intimes à visage découvert. Il envoie une quantité de lettres transies à Narcissa et il ne cesse de l’observer à distance. Un jour, n’en pouvant plus de ses vigies et de ses furetages épistolaires, il s’introduit en catimini chez Narcissa pour lui subtiliser un sous-vêtement. Manquant d’être pris en flagrant délit de trouble mental, il s’enfuit et il se blesse à la jambe, pitoyable avorton, parfait blanc-bec de l’administration bancaire qui serait mort de pauvreté s’il n’avait pas eu un cousin influent pour lui octroyer un poste. Sa fuite est ni plus ni moins celle d’un animal sournois, d’une bête traquée par la honte, et c’est un nègre qui lui sauve la mise (cf. pp. 337-8).
Ce sauvetage in extremis est en quelque sorte un écho au sauvetage du jeune Bayard juste après son accident de voiture (cf. pp. 261-273). Ce sont deux nègres qui le ramènent en son domaine et qui font fi de la fureur croissante du Blanc. C’est que Bayard a beau être contusionné, assommé et sérieusement touché à la cage thoracique, il n’en reste pas moins agressif, exaspéré d’être secouru par des nègres. Cet accident est de ce point de vue carnavalesque, du moins provisoirement : les puissances sociales se sont inversées et ce sont les nègres, un instant, qui assistent l’homme Blanc dans son désastre protéiforme. La douleur physique est donc complétée par la douleur morale, aussi, durant sa convalescence, Bayard endure des douleurs variées, l’une en ravivant toujours une autre, comme par exemple le malheur d’avoir perdu son frère John à la guerre. Cette douloureuse réminiscence va d’ailleurs crescendo puisque Bayard, une fois remis d’aplomb, envoie dans les flammes les souvenirs matériels de son frère (une photo, une veste, un trophée de chasse, un volume du Nouveau Testament – cf. p. 273). Il est cependant soutenu par la présence réconfortante de Narcissa, qui éprouve quelque chose d’encore indéterminé pour Bayard mais qui a tout de même été percée à jour par la sagace miss Jenny (cf. pp. 275-6). En visites assez régulières au chevet de Bayard, la jeune femme nubile lui fait la lecture. Elle l’adoucit de sa voix de contralto et cette gravité compense les aigus de la douleur, les criardes infamies qui n’ont jamais pris de pause dans le giron des Sartoris. Par conséquent les deux jeunes gens se familiarisent, et bien que Narcissa essuie les accès de violence de Bayard, elle s’acclimate peu à peu à la configuration de ce tempérament dévorant. Après tout c’est une Blanche du Sud, en quoi il n’est pas dit qu’elle se force tant que cela. C’est elle qui lui conseille de ne pas rester tout seul dans la maison, parce qu’un homme blanc malade ne devrait pas être esseulé au milieu des nègres (cf. p. 306). Parole de résolution ou parole démagogique de la part de Narcissa ? Quelle que soit la vérité qui réside dans son avertissement, elle est le reflet d’un racisme bien ancré, d’une guerre qui ne semble appeler aucun armistice.
Pour en terminer par ailleurs avec la convalescence de Bayard, signalons son emportement au sujet de la guerre de Sécession (cf. p. 291). À ses yeux, cette guerre n’a été qu’une plaisanterie pour la simple raison que les hommes partaient au combat à cheval ! Il s’oppose de la sorte au vieux Falls, ancien combattant nonagénaire et ami du vieux Bayard, qui soutient que la guerre civile fut le temps des durs à cuire, l’époque bénie des «fameux lurons» (p. 283). Ceci étant, malgré son enthousiasme, le vieil homme n’est pas en capacité d’expliquer pourquoi les hommes jadis s’entretuaient (cf. p. 287). Cette amnésie des motivations de la guerre souligne bien évidemment la relative sénilité du personnage, mais elle souligne également le vicieux processus des discours officiels, fabriqués avec davantage de persuasion que de conviction. Au moins les raisons principalement économiques qui ont motivé la Grande Guerre surclassent les vieilles querelles fébriles des nordistes et des sudistes, si tant est, naturellement, qu’on fasse abstraction des combats de coqs qui président à toute entrée en guerre.

Le jubilé sépulcral du jeune Bayard

Quoi qu’il en soit, les petites rémissions suggérées par la compagnie de Narcissa Benbow ne suffisent pas à désenvoûter le jeune Bayard de ses démons. De plus, malgré toute sa bonne volonté, Narcissa comprend qu’elle est de trop dans l’orbite de Bayard. Sans doute le comprend-elle avec profondeur lors d’une partie de chasse à laquelle Bayard la convie (cf. pp. 354-364). Elle est écœurée par la manière dont les hommes pourchassent l’opossum. Sur les talons de Bayard et de Caspey, en pleine nuit, elle suit à grand-peine ces deux vétérans rassemblés pour l’occasion. Ils reproduisent en quelque sorte la guerre sur un genre mineur, d’un côté l’opossum ayant pris des airs teutoniques, de l’autre les chiens de chasse étant les garnisons d’avant-poste lancées aux trousses de l’ennemi harcelé. Elle est pure spectatrice de cette chorégraphie des hommes en guerre, soldats un temps ressuscités, sinistres bidasses en mal de concurrence et qui se donnent pour récréation la liquidation d’un pathétique marsupial. Plus exactement encore, Narcissa est remisée sur le bas-côté de ces projets de chasse, en aparté des fièvres qui animent l’esprit de Bayard lorsqu’il se lance à la poursuite d’un animal à abattre. Elle est au pied de cette montagne humaine et elle prend conscience des «sommets solitaires de [la] désespérance» de Bayard (p. 363). Ce que lui renvoie le point culminant de son mari, c’est le langage incommunicable des anciens combattants et des maudits. N’ayant jamais foulé de sa chaussure le champ de bataille, elle est d’emblée exclue de ces arènes où l’homme martial s’agite et bat la campagne, à la recherche d’une vie à détruire. Pauvre femme de l’arrière qui assiste par inadvertance aux stratégies du front ! Elle n’a ni l’art de la guerre, ni la mauvaise curiosité qui lui ferait regarder l’opossum achevé à la machette. Elle ne peut que se taire devant cette fantasmagorie, et, tentative aussi vaine que somptueuse, elle embrasse Bayard au dénouement de cette partie de chasse, elle l’embrasse dans l’espoir de ressentir une quelconque réciprocité, un bref épanchement sentimental, sauf qu’en matière de concordance elle ne récupère qu’une paire de lèvres gelées qui lui renvoient le «goût du funeste destin» (p. 364). Ce n’est pas un être vivant qu’elle a essayé d’embrasser, mais une charogne déjà bien entamée par la rigor mortis, un vague suppléant de l’humanité crucifiée.
Il ne peut donc y avoir aucune échappatoire pour le jeune Bayard. Il en est arrivé à ce point de non-retour où l’on voit distinctement les choses terribles qui nous tendent les bras et qui sont désormais incontournables. Il est semblable au condamné à mort qui se fatigue de compter les jours et qui voudrait mourir en avance, sans aller jusqu’au terme de son rabiot de vie. Ainsi Bayard s’accorde une énième frayeur sur la route, et sur le siège passager trône son grand-père au cœur détérioré (cf. pp. 380-3). Secoué par divers tonneaux en amorce, malmené entre un tête-à-queue et une embardée, le vieux ne résiste pas à la charge de l’adrénaline. Il meurt et Bayard s’installe dans un douloureux pôle de culpabilité (cf. pp. 390 et 402-3). Non seulement il s’en veut d’avoir précipité le vieux dans la mort, mais il souffre aussi du ressouvenir de son frère, autant d’émotions qui s’acharnent sur lui et qu’il est impuissant à verbaliser. Il retient toute cette ordure mémorielle, à ceci près que le barrage n’est pas loin de céder.
Afin de se donner un peu d’air, Bayard s’éloigne du domaine des Sartoris et rejoint la famille Mac Callum, un autre axe de dégénérescence méridionale (cf. pp. 388-422). La conversation s’accroche vite à la guerre et à son potentiel de nébulosité : «C’était une histoire vague, décousue, sans commencement ni fin, surchargée d’oiseuses références à des lieux dont il [Buddy, un ami de Bayard âgé de vingt ans] écorchait effroyablement les noms. Elle vous laissait l’impression de gens, de pauvres êtres sans initiative, sans passé ni avenir, perdus dans un labyrinthe de préoccupations personnelles et contradictoires, et s’en allant, pour ainsi dire, donner de la tête contre un cauchemar inévitable et incompréhensible» (p. 401). Insaisissable et dépourvue des espèces ordinaires de la causalité, la guerre, sitôt qu’elle intervient dans le langage, en défait la structure et les locuteurs. La guerre instaure par conséquent sa propre exception linguistique en tant que celui qui en parle ne fait pas revenir la réalité de sa nature, mais plutôt en tant qu’elle continue de se démembrer à mesure qu’on la prend pour objet de discussion, se dérobant à toute initiative de récit ou de conceptualisation. Si Benveniste, dans ses Problèmes de linguistique générale, a judicieusement supposé que la parole était une reproduction de la réalité tout autant qu’une exaltation de ce qui nous apparaît d’abord comme inerte ou disparu, la parole de la guerre, en revanche, compromet l’idée d’une requalification du réel en même temps qu’elle détruit une nouvelle fois celui qui bavarde à son sujet (après qu’elle l’a détruit une première fois sur le champ de bataille). La parole de la guerre est une régression qualitative, une dégradation ontologique qui s’empare de tous ceux qui prennent part à sa mise en intrigue, voire, littéralement, à sa mise en bouche. Il y a destruction du langage et des êtres parlants aussitôt que la guerre s’invite dans ce qui est dit. Dans cette perspective, la prononciation de la guerre est un acte d’écroulement, une implosion existentielle où finissent de mourir les dernières particules de vie de ceux qui doivent composer avec ce thème, soit parce qu’ils ne peuvent faire autrement que disserter là-dessus, soit parce qu’ils n’ont que cela pour s’entendre avec les hommes du calibre fatal des Sartoris.
Preuve s’il en est d’un écroulement intérieur bien partagé, on ne peut manquer d’attirer l’attention sur les pratiques pseudo-scientifiques des Mac Callum. Ils se livrent en effet à des croisements génétiques impies, à des mélanges animaux où sont associés une renarde prénommée Hélène et des clébards rompus à la bâtardise (cf. pp. 407-8). Il naît de ces coïts instrumentalisés des chiots hybrides desquels on augure les meilleures qualités, à savoir le flair et la bonhomie traditionnels du fin limier affable, ainsi que la roublardise du renard. Cependant, quand on prospecte plus avant dans cette portée dégénérée, on y repère «quelque chose de monstrueux, de paradoxal et de repoussant» (p. 408). Le bariolage des capitaux génétiques sous-entend ici une telle imprégnation des natures que l’on va jusqu’à soupçonner quelque participation humaine, quelque usage d’une semence humanoïde qui se serait frayée une route parmi les sédiments de base. On imagine sans trop de peine que l’orifice génital d’Hélène a pu être investi en douce par la verge extravagante d’un Mac Callum. La mythologie ne dit-elle pas du reste qu’Hélène est la plus belle femme du monde ? Ne pourrait-on voir dans une renarde l’objet de toutes les convoitises dans une famille où la guerre et les supplices du Sud ont pignon sur rue ? En tout cas, il n’est pas permis de douter que Bayard trouve chez les Mac Callum une folie qui rivalise avec la sienne. Ce que ne pourrait contenir la tolérance de Narcissa, les Mac Callum l’acceptent avec la dignité des personnalités difformes, taillées à la mesure de toutes les énormités formelles et substantielles.
Ensuite, comme il faut bien que le séjour de Bayard chez les Mac Callum prenne fin, il se fait surprendre par le froid d’un 24 décembre. Son poney étant fourbu, il trouve refuge dans une baraque de nègres (cf. pp. 425-432). Aux mélanges hérétiques de tout à l’heure succède une liaison bien plus optimiste dans cette partie des États-Unis, peut-être aidée par l’esprit de Noël : «Les nègres trinquèrent avec lui, cordialement, bien qu’un peu intimidés. Deux catégories d’êtres inconciliables par le sang, l’atavisme, le milieu, rapprochées un instant et confondus dans le même rêve; l’humanité oubliant pour un jour ses appétits, sa lâcheté, sa convoitise» (p. 432). Mais cette trêve est de courte durée car le Sud de Faulkner n’admet pas les bons sentiments qui n’ont de prise que dans les cervelles pourries par des slogans syncrétiques. Bayard est comme pris par un élan définitif, une fringale d’errance qui le mène à Tampico, Mexico, Rio de Janeiro, San Francisco, Chicago, etc. En se mettant à distance du domaine des Sartoris, il a l’air de se mettre lui-même en retrait de son destin, en dehors des guerres qui le hantent. Bien que son retour à domicile soit attendu, il s’attarde dans la fuite et finalement il se rapproche de son terminus. En parallèle des pérégrinations de Bayard, sa femme Narcissa attend un enfant de leur dramatique union. Gênée par ailleurs que miss Jenny confonde l’enfant à naître avec le frère mort de Bayard (cf. p. 448), incommodée par ce raisonnement fallacieux qui voudrait que le gène des Sartoris ait chaque fois un empire sur le ventre des femmes, Narcissa refuse que l’enfant porte le nom de John. Elle veut que ce soit Benbow Sartoris (cf. p. 473), comme pour forcer le destin à se résorber, donnant une chance à son sang de se mêler significativement au sang des Sartoris. Toutefois le calme des Benbow saura-t-il faire contrepoids aux enfièvrements des Sartoris (cf. p. 472) ? La question est posée par deux médecins, deux connaisseurs des génétiques sudistes qui persévèrent dans un être autodestructeur.
Or l’autodestruction du jeune Bayard Sartoris a lieu à Dayton, Ohio, lorsque ce jeune excentrique emprunte un avion à la mécanique incertaine. Il s’écrase à cause d’une manœuvre désespérée, le 11 juin 1920, comme pour notifier un hommage à son frère tué à la Grande Guerre (cf. p. 457). Le même jour son fils vient au monde (cf. p. 458), et cela se réalise par une sorte d’occulte transitivité. Puis, un peu plus tard dans la saison, miss Jenny se rend au cimetière et, avec elle, nous passons en revue les tombes des Sartoris, dalles de marbre et caveaux affublés d’épitaphes grandiloquentes soi-disant légitimées par les guerres. Mais nous ne saurions être la dupe de ces ultimes stigmates matamoresques : «[…] des épitaphes empreintes d’une solennelle emphase, n’ayant pas plus de rapport avec la mort que la reliure d’un livre avec les caractères qui le composent, et sous lesquelles les tombes des femmes qu’ils avaient entraînées dans leur orbite d’orgueil restaient, en dépit de leurs pompeuses généalogies, aussi modestes et effacées qu’un chant de grive sous l’aire d’un aigle» (p. 467). À la suite de ces allongés vaincus, le petit Benbow Sartoris parviendra-t-il à redresser le gène teigneux de son père ? Sera-t-il assez costaud pour s’extirper de tous les conflits ravageurs du Sud ?
Il est possible néanmoins que Faulkner nous propose une solution transparente en vue de nous affranchir du Sud et de ses fatalités (cf. pp. 350-2). Cette solution consiste à endosser la sagesse du mulet, en l’occurrence la grande sérénité de l’animal qui vit dans «le présent immédiat». Le mulet de Faulkner relève le Sud par son abnégation et son naturel stoïcisme. Une décennie de travaux forcés ne lui font pas courber l’échine; le mulet avance fièrement et rien ne l’empêche, au moment où l’on s’y attend le moins, de se retourner et de nous asséner un coup de sabot. Ce mulet flegmatique est comparable à l’animal que Nietzsche décrit dans ses Considérations inactuelles : il ne sait rien d’hier et d’aujourd’hui, il est solidement attaché à l’instant, et ne sachant rien de cette temporalité qui rend les hommes malheureux, ne sachant rien des guerres d’ici ou de là-bas, l’animal reçoit le plaisir et le déplaisir sans même avoir une idée de ce que c’est. Ainsi le mulet de Faulkner, dans Sartoris, représente la félicité idéale des hommes. C’est l’idiotie au sens d’une radicale isolation protectrice, une solitude spatio-temporelle qui n’aime pas être dérangée, prête à envoyer une bourrade au premier perturbateur venu de l’ordre naturel. Le mulet est en cela un être qui renonce à la culture des hommes parce qu’il sait peut-être par instinct que les hommes sont incompétents pour profiter de leur connaissance cumulative. Ayant tout ce dont il a besoin depuis le début de son existence, comme c’était le cas aussi de ses ancêtres, le mulet est par nature limité, tandis que l’homme avance infiniment dans la perfectibilité de son savoir (13). Le problème cependant, c’est que l’homme ne sait pas réagir comme il faut aux nécessités qui le limitent : non content déjà de perdre son temps à ne pas vouloir penser à sa mort, l’homme en vient à détester la vie faute de savoir apprécier sa finitude, mais, en plus, il s’aliène dans des compétitions ineptes et suscite des guerres qui le font mourir précocement et pitoyablement. La tâche du mulet est probablement préférable, toutefois l’absence de perception du bonheur ou du malheur limite considérablement l’enjeu de vivre, et peut-être aussi l’enjeu de ne pas manquer sa mort.

Notes
(1) William Faulkner, Sartoris (Gallimard, 1949 – réédition de 2013 dans la collection Folio). La traduction est celle de Raimbault et Delgove.
(2) Maximilien de Robespierre, Premier discours sur la guerre (1791).
(3) Ibid.
(4) Sur la famille Sartoris qui lentement se désagrège, ces mots spontanément formulés sont sans équivoque : «Ils ont une sale déveine. Drôle de famille. Toujours en train de partir en guerre et de se faire tuer» (p. 214).
(5) Car les prénoms se répètent inlassablement sur les branches de cet arbre, surtout les prénoms Bayard et John. On a le sentiment d’une espèce de volonté qui chercherait à rompre le destin. C’est une volonté qui se dit qu’en prénommant identiquement les descendants, on finira par avoir raison des fins tragiques, et partant par rendre un peu plus lâche la rectitude de la fatalité.
(6) Elle ne prend pas de gants, du reste, pour dire des Sartoris que ce sont des inutiles, des sauvages, des goujats et des imbéciles (cf. pp. 374 et 474).
(7) Cf. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
(8) D’autres nègres seront d’ailleurs emportés par la folie du jeune Bayard et la prétention mécanique de son bolide (cf. pp. 184-191).
(9) John, son frère jumeau, y a laissé la peau (cf. le récit qu’en fait Bayard aux pp. 317-8).
(10) L’opinion du Sud, en effet, veut que les Noirs ne fassent que parler à tort et à travers. On leur nie catégoriquement la possibilité de construire des discours intelligibles (cf. p. 243).
(11) Cf. Montaigne, Essais (II, 6).
(12) Cf. la trilogie des Snopes : Le Hameau, La Ville, Le Domaine. Le destin des Snopes est sensiblement le même que celui des Sartoris étant donné qu’il s’agit d’une famille qui atteint la prospérité et qui s’effondre dans la calamité. D’une manière générale, Faulkner est obsédé par le thème du grand domaine familial qui tombe en ruines, et selon toute vraisemblance cette obsession atteint un sommet littéraire dans Absalon, Absalon !, que l’on peut considérer à juste droit comme le meilleur roman de l’écrivain.
(13) C’est Pascal, dans sa préface au Traité du vide, qui établit la distinction entre la nature finie de l’animal et l’homme comme produit en droit de l’infinité.

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