Karl Kraus ou l'école de la résistance selon Elias Canetti (05/07/2017)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
1933797059.jpgLangages viciés.





3473243567.jpgKarl Kraus dans la Zone.






19390870_1561968777177652_6914535054137834452_o.jpgDans sa Remarque préliminaire à ce recueil de textes publié en 1976 et traduit en français en 1984, Elias Canetti essaie de trouver une cohérence à cet ensemble disparate d'études qu'il a écrites entre 1962 et 1974. Il la trouve assez vite, lorsqu'il souligne que l'écrivain doit faire acte de résistance, afin de ne pas être, «dans ce temps, intellectuellement broyé» (1).
Résister, du premier texte (consacré à Hermann Broch) au dernier (consacré à la fonction du poète en notre temps), c'est bien le verbe d'action qui est le ciment le plus capable d'unir les différents blocs disparates, qu'ils évoquent Kafka ou Büchner et aussi Karl Kraus, susceptibles de constituer une digue contre la marée de médiocrité qui menace de tout recouvrir.
C'est dans le texte consacré à La mort de Virgile que Canetti donne plusieurs caractéristiques du vrai poète qui, «voué à son temps», étant «son serf corps et âme, son valet le plus vil», est qualifié par l'auteur de «chien de son temps» (p. 16). La troisième de ces caractéristiques, celle qui par essence caractérise toute vraie résistance en temps défaits, donc toute vraie poésie, est le fait «qu'il se dresse contre son temps», «contre son temps tout entier», précise Canetti, «et non pas simplement contre ceci ou cela» (p. 19).
Cette capacité, non seulement à être le chien de son époque, donc à fureter absolument partout (2), mais à résister contre elle, contre l'air du temps comme on le dit, n'est évidemment pas une sinécure et est même, bien que jamais Canetti n'utilise cette image, un véritable parcours de croix : «Le sommeil, il faut qu'il le souhaite; mais il ne doit jamais le trouver. S'il est oublieux de sa contradiction, alors il devient renégat; comme, en des temps plus anciens qui avaient la foi, un peuple entier pouvait renier Dieu» (p. 20). Un poète qui ne songe qu'à son confort, aux honneurs, est un imbécile, un vaniteux et, donc, un renégat.
34484323521_3ea2037553_o.jpgAssez vite, Elias Canetti utilise une autre comparaison que celle du chien, plus noble tout de même puisqu'il compare le vrai poète à un rapace, qui lui aussi n'a qu'une seule aspiration, mais atmosphérique (et nous savons l'importance de cette nouvelle image, ainsi que de celles du souffle et de la respiration dans ce texte) cette fois-ci : s'élancer, car «il ne s'attarde nulle part; il s'éloigne aussi vite qu'il est venu», sans compter le fait qu'il se dérobe «aux véritables maîtres et occupants des cages», car il sait que jamais, «dans toutes les cages du monde, il ne parviendra à respirer comme il le pouvait auparavant. Le désir qu'il a de ce grand réseau, de la liberté au-dessus de toutes les cages, il le garde au cœur. Il reste ainsi le beau grand rapace qu'il était, se trahissant pour les autres par les bouffées d'air qu'il vient chercher auprès d'eux; pour soi, par l'inquiétude qui l'agite» (pp. 23-4).
Elias Canetti, de son propre aveu (cf. p. 9), pourra dire, bien des années après avoir écrit son texte sur Hermann Broch, qu'il n'avait rien à modifier quant aux «trois qualités» qu'il en était venu à définir et exiger «d'un poète pour qu'il signifie quelque chose à notre temps».
Le premier texte que Canetti consacre à Kraus, dont le titre initial fut Warum ich nicht wie Karl Kraus schreibe, soit Pourquoi je n'écris pas comme Karl Kraus, est celui qui permet de préciser sa propre position face à un homme qui l'a non seulement fasciné mais subjugué. Mais, si attentif qu'il a été au langage, nous ne devons pas nous demander pourquoi Canetti a été vampirisé par Karl Kraus (puisque, de sa vie nous confie-t-il, il n'a connu «pareil orateur, dans aucune des langues européennes» qui lui sont familières, p. 55), mais bien plutôt comment il a su s'en dépêtrer. Comment il a pu se libérer du filet que tendait cette «langue curieusement cimentée, qui avait quelque chose d'un article de code, sans faille ni fin, donnant le sentiment d'avoir commencé depuis des années et de pouvoir continuer, immuablement, des années», à tel point que les condamnations verbales inouïes de Karl Kraus forment un tribunal «dur et naturel comme un granit que nul n'aurait pu rayer ni couvrir de graffitis» (p. 52), voilà qui ne nous est point dit bien franchement. Il semble que Canetti, qui salua les déclarations publiques de Kraus relatives au massacre du 15 juillet 1927, ne pardonne pas au polémiste ce qu'il a écrit dans la Fackel du mois de juillet 1934 (3), les victimes de cette très courte guerre civile ressemblant, aux yeux de Canetti, à celles du sanglant 15. Pour Gerald Stieg commentant Canetti, l'aversion que Canetti commence à éprouver pour celui qui fut son maître absolu s'expliquerait aussi, surtout, par le fait que «le ton pathétique de Kraus venait du même héritage culturel que la rhétorique dépravée de Hitler, c'est-à-dire de l'ancien Burgtheater» (4).
Elias Canetti, qui connaît bien son auteur et aime filer ses métaphores, va plus loin parler de l’œuvre de Karl Kraus comme d'une «muraille de Chine» : «son souci concerne celle-ci, pour qu'elle soit intouchable, sans lacune, sans accroc, sans la moindre virgule fausse» (p. 59), même s'il suffit tout de même «de petites remarques marginales méprisantes, qui poussaient comme l'herbe entre les blocs de ses phrases fortins, pour qu'on évitât à tout jamais leur objet» (p. 61; remarquons que le terme indignation ne traduit pas exactement l'allemand Entsetzen, effroi).
Car Karl Kraus, s'il peut à bon droit être qualifié par Canetti comme étant «le contraire de tous ces poètes» qui forment l'écrasante majorité, «qui flagornent les êtres humains pour en être aimés et loués» (p. 55), si peut lui être associée immanquablement la qualité «proprement biblique» de l'indignation («Karl Kraus était le maître de l'indignation» (p. 56), rétrécit la capacité d'indignation de celles et ceux qui l'écoutent, muets de stupéfaction : «Le cœur du problème, c'est qu'il s'était approprié, pour lui seul, tout verdict; et qu'il ne permettait pas à autrui, pour qui il était un modèle, de porter son propre verdict. La conséquence de cette contrainte, quiconque tenait à lui pouvait très tôt l'observer sur soi», à savoir, «un rétrécissement généralisé de la volonté de porter soi-même un verdict» (p. 60, l'auteur souligne).
Ainsi, au rebours des ectoplasmiques journalistes incultes qui n'osent plus juger un livre mais se contentent d'en accommoder les éléments de langage fournis obligeamment par le service de presse, Karl Kraus unissait «deux sphères qui ne se manifestent pas toujours en relation aussi étroite : celle de la morale et celle de la littérature», Canetti ajoutant que rien, «dans le chaos intellectuel qui suivit la Première Guerre mondiale, n'était peut-être plus nécessaire que cet amalgame».
Qu'importe finalement (certes, Canetti jamais n'ira jusqu'à le prétendre) que Karl Kraus soit «parvenu à former avec des intellectuels une meute», une «masse qui se rassemblait à chaque séance de lecture, pour exister avec acuité jusqu'à ce que la victime fût abattue. Sitôt que la victime était réduite au silence, cette chasse-là était épuisée. Alors pouvait en commencer une autre» (p. 53), qu'importe qu'il ait fallu apprendre à se dépêtrer du filet à mailles très fines que Karl Kraus jetait systématiquement sur son auditoire, si ce maître de l'indignation «fut un homme avant-coureur de la bombe atomique», les terreurs de celle-ci étant «déjà contenues dans sa parole» (pp. 56-7), si cet homme est celui qui, de l'aveu même de Canetti, lui a «ouvert l'oreille», et que «nul n'aurait pu le faire comme lui» : «Depuis que je l'ai entendu, il ne m'est plus possible de ne pas entendre moi-même. Cela a commencé par les bruits de la ville alentour, les exclamations, les cris, les incorrections de la langue saisies au vol, plus particulièrement les faussetés et les impropriétés» (p. 57).
Il y a plus encore, car Karl Kraus a fait passer en Elias Canetti, au point que ce dernier ne saurait plus le séparer de sa personne, «le sentiment d'absolue responsabilité» : «Aujourd'hui encore, ce modèle se dresse devant moi avec une telle puissance que toutes les formulations ultérieures de la même exigence ne peuvent me paraître qu'insuffisantes» (id.).
En fin de compte, Elias Canetti, s'il concède bien volontiers ce qu'a pu avoir de funeste la délirante puissance verbale de Karl Kraus, nombreux ayant été ses auditeurs qui ont été frappés par «l'atmosphère teinte de rite, de culte et de religion» (5) l'entourant, comme si, face à Karl Kraus, il s'était dissout dans la masse (7), non seulement lui rend un hommage appuyé, mais le remercie de l'avoir rendu libre : «Funestes sont les modèles qui étendent leur emprise jusque dans cette obscurité et coupent le souffle jusque dans cette dernière, misérable cave. Mais sont aussi dangereux ces modèles d'une tout autre espèce, qui pratiquent la corruption et deviennent trop vite utiles pour des bagatelles; qui font croire qu'il existe déjà quelque chose en propre, simplement parce qu'on s'incline et qu'on s'humilie devant eux. Tel un animal dressé, on vit finalement de leurs faveurs; et on se contente des friandises de leur main» (p. 63). N'oublions pas que Canetti remerciera une nouvelle fois Karl Kraus, publiquement, au moment de recevoir le prix Nobel de littérature, en 1981 : dans son discours, il qualifiera Karl Kraus, avec Hermann Broch, Robert Musil et Franz Kafka, de «plus grand écrivain satirique de langue allemande», lui ayant «appris à écouter», mais aussi à s'adonner, sans que rien ne l'en détourne, «à ce qui s'entend à Vienne» (6).
FullSizeR.jpgCe texte a été écrit en 1965, alors que le second consacré à Karl Kraus, une conférence prononcée devant l'Académie berlinoise des Arts, date de 1974. Il s'intitule Le nouveau Karl Kraus, et évoque très bellement et subtilement la correspondance que celui-ci échangea avec Sidonie von Nadherny von Borutin. Elias Canetti commence, à l'inverse du texte précédent, par évoquer tout ce qui a pu l'irriter à propos de Karl Kraus, comme sa Fackel, qui occupa tant de pages des mémoires de l'auteur (et notamment ceux des années 1921-1931, intitulés, justement, Le flambeau dans l'oreille) : «Ce qui, aujourd'hui, rebute souvent le lecteur de la Fackel, ce qui la lui rend à la longue insupportable, c'est l'égalité de l'attaque» (p. 304). Il parle encore de la sidération qui saisit celui qui écoute ou même lit Karl Kraus, dont le regard voit tout, et qui est «en même temps une décision : il contient l'adoration ou la damnation; et comme c'est, pour la plupart, une damnation, cela devient sa fatalité de désirer l'adoration» (p. 312, l'auteur souligne).
Pourtant, Karl Kraus reste l'unique qui, face à l'extrême gravité des événements, a su faire face sans jamais vaciller : «Car c'est lui, et il fut le seul, qui a combattu du début à la fin, et dans ses moindres détails, la Première Guerre mondiale, où les vainqueurs, de toutes parts, étaient élevés sur un piédestal» (p. 305). On s'étonne même, ajoute Canetti, «qu'il ait pu exister une haine d'une telle ampleur; à la mesure même de la guerre mondiale, qui s'acharna sans démordre, avec une fureur lucide, quatre années durant» (p. 306).
Cette haine ne sera jamais plus vive que dans Les Derniers Jours de l'humanité. Il y a deux manières de la lire, affirme Canetti : «d'abord, comme une cruelle introduction aux derniers jours qui nous menacent effectivement; mais ensuite aussi, comme un tableau complet de tout ce dont il nous faut nous dégager, pour ne pas, effectivement, en arriver à ces derniers jours» (p. 307).
Comme il est fascinant, alors, au moment même où ce génie de la lucidité que fut Karl Kraus «voit le danger et se dirige vers lui : il a le droit, absolument, de dire qu'il livre sa personne» et que «ce qu'il va clamer bien haut, cela va l'étrangler» (p. 328), comme il est donc fascinant de voir que, selon Elias Canetti, c'est dans la présence de son amie qu'il va trouver la force de le dire et de le clamer, de le jeter incessamment à la figure des assis et des repus, alors même que, par cette force, il se livre à sa faiblesse, il fait de sa faiblesse une force, comme si le plus implacable des rétiaires n'était rien sans cette réserve secrète, sans cet amour secret, dont seul il connaît l'existence, qui seul alimente son sang de tarasque : «Il attaque, s'attend à des attaques, et se défend. Il remarque la moindre faille dans son armure et la colmate. Rien ne peut lui arriver; et il ne lui arrive rien. Pour cette raison déjà, il est fascinant de le voir là où il est faible et où il se donne aussi pour faible : dans ces lettres précisément» (p. 315).
Inébranlable, impétueux, injuste, terrifiant, haï mais fascinant et accaparant toutes les volontés, les enchaînant à son formidable verbe prophétique, Karl Kraus a été plus qu'aucun autre l'être sacrificiel dont il est possible de dire, avec Elias Canetti, que : «Tant qu'il y a quelqu'un [...] qui assume la responsabilité des mots et qui réagit de la façon la plus grave à la constatation de leur faillite totale, nous avons le droit de conserver un mot [celui de poète] qui fut toujours employé pour les auteurs des œuvres essentielles de l'humanité; des œuvres sans lesquelles nous n'aurions même pas conscience de ce qui constitue cette humanité» (Le métier du poète, p. 336).
Par ces quelques mots, je conclus cette note que je dédie à deux amis, qui, comme une rare poignée d'autres, savent ce qu'écrire veut dire, à l'heure où la médiocrité institutionnalisée n'est même plus perçue comme médiocrité mais comme norme sur laquelle il ne faut pas craindre de s'aligner pour réussir : No hay caminos, hay que caminar, raison poétique, raison irréaliste si l'on veut, raison vaine, raison de celles et ceux qui savent que tout est toujours perdu, mais raison essentielle, raison première et fine pointe de la volonté exténuée, mais pas moins impérieuse, raison pour laquelle je dédie cette note aux téméraires explorateurs de la Zone, qui contre vents et marées continuent de porter leur main en visière, refusant d'être encalminés dans une France managérisée, lobotomisée, à sec, Pierre Mari et Gregory Mion.

Notes
(1) Elias Canetti, La Conscience des mots (traduction de l'allemand par Roger Lewinter, Munich, 1976, puis Albin Michel, 1984, et Le Livre de poche, coll. Biblio essais, 1989).
(2) C'est dans Le métier du poète faisant partie de notre recueil qu'Elias Canetti écrira ainsi : si le poète «veut avoir quelque chose à dire sur ce monde, qui ait quelque valeur, il ne peut pas l'écarter et l'éviter. C'est en tant que chaos, ce que le monde est plus que jamais, malgré toutes les fins et les planifications, car il s'avance avec une vitesse croissante vers son autodestruction, en tant que chaos donc, et non pas aplani et poli ad usum delphini» (à savoir les lecteurs, selon Canetti), «qu'il lui faut le porter en lui. Mais il n'a pas le droit de succomber au chaos; il doit, précisément par l'expérience qu'il en a, le contester et lui opposer l'impétuosité de son espoir» (p. 342).
(3) C'est à la fin du mois de juillet 1934 que paraît le numéro 890-905 de la Fackel, quasiment au moment où le chancelier Dollfuss a été assassiné par des nationaux-socialistes. Georges Canetti, le frère d'Elias, écrivit alors une lettre à Karl Kraus en concentrant sa critique «non pas sur l'analyse du national-socialisme mais sur l'attitude de Kraus face au conflit entre la social-démocratie et le gouvernement dictatorial du chancelier Dollfuss, conflit qui a abouti à la guerre civile de février 1934 qui s'est soldée par l'écrasement de l'austro-marxisme et l'installation de l'Etat «corporatiste», système politique également appelé «austro-fasciste» ou «clérico-fasciste»», affirme ainsi Gerald Stieg dans son commentaire à ladite lettre, reproduite dans Les guerres de Karl Kraus (revue Agone numéros 35 et 36, Marseille, Éditions Agone, 2006, p. 53).
(4) Gerald Stieg, La loi ardente. Elias Canetti auditeur et lecteur de Karl Kraus in Les guerres de Karl Kraus (revue Agone, op. cit., p. 45). Il ajoute toutefois que c'est «moins la brutale rupture de 1934 qui le poursuit que l'expérience lancinante de l'esclavage intellectuel qu'il avait subi de son plein gré des années durant» (p. 52).
(5) Gerald Stieg encore, à la page 52 cette fois de son article.
(6) Tous les discours de réception des prix Nobel de littérature (présentation d'Eglal Errera, Flammarion/France Culture, 2013), p. 527.
(7) Qu'il évoque dans le texte intitulé Le premier livre : Die Blendung, cf. p. 290 : «Je devins une partie de la masse; je me fondis en elle; je ne sentais pas la moindre résistance contre ce qu'elle entreprenait». Dans ce même texte, Elias Canetti évoque encore la «vénération idolâtre» qu'il éprouve à l'égard de Kraus (p. 291).

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