Achab (séquelles) de Pierre Senges (03/12/2017)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
3599940.JPGHermann Melville dans la Zone.





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Je ne voudrais pas donner l'impression que, à l'occasion de la descente en flammèches du ridicule dernier roman de l'imposteur Yannick Haenel qui fait feu de tout bois médiatique, Tiens ferme ta couronne, je n'aurais fait qu'évoquer un peu trop superficiellement, et en simple note de bas de page qui plus est, l'énorme Achab (séquelles) de Pierre Senges (1).
J'ai du reste bien fait de citer cet ouvrage de plus de 600 pages en note de bas de page, puisque j'ai essayé de dupliquer le procédé humoristique qu'emploie Pierre Senges dans son livre, certaines de ses notes n'ayant strictement aucune valeur informative, mais n'étant là que pour nous faire sourire, comme il en va de celle-ci, sise au bas de la page 240, drôle et inventive à la fois, qui déclare que «L'océan est l'acouphène de Moby Dick». La mienne, de note de bas de page, dans mon étude sur Tiens ferme ta couronne, n'a pas dû faire sourire Yannick Haenel, si bien sûr nous convenons que ce faux auteur ne serait pas, aussi, d'abord, un lamentable lecteur bien incapable de comprendre ce que j'écris, d'une typographie énervée comme celle de Léon Bloy selon Pierre Senges (cf. p. 353) contre ses livres bref, Yannick à l'humour si débridé n'a pas beaucoup dû goûter le mien, puisque j'y affirme, dans cette note, que son roman indigeste et sot ressemble assez étrangement, du moins dans ses thèmes et son sujet et à condition de supposer qu'un livre comme le sien peut exister sans besoin d'être cimenté, étayé, jointuré par le style, à celui de Pierre Senges.
Dans quel autre pays que la France serait-il possible de supposer qu'un écrivain à peu près nul, non content de parvenir à mettre toute la presse à ses pieds et à gagner un prix Médicis que l'on devine gratifiant dans plusieurs domaines, pourrait, en outre, s'inspirer d'un texte récemment paru qui, fort curieusement, n'a point déchaîné autant d'hystérie médiatique, et surtout pas celle de la si fine équipe de lecteurs professionnels du Figaro (dit) littéraire ? Il est vrai que ces derniers se soucient bien davantage d'un inusable vieux mérou, Philippe Sollers auquel il s'agit de faire la réclame tambour battant, que des apparitions de Moby Dick ! Je me suis livré au même exercice, quoique de façon beaucoup plus fouillée, à propos du dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission, que j'ai rapproché d'un roman passé miraculeusement, pour Houellebecq du moins, inaperçu de nos si attentifs et cultivés journalistes.
Maintenant que j'ai pu jeter un peu de chaux vive sur le cadavre du mort-né roman haenélien, immédiatement puant à peine sorti de sa matrice sollersienne, il me faut donc revenir sur l'ouvrage de Pierre Senges qui s'inscrit dans le sillage, c'est le cas de le dire, que laisse la célèbre baleine blanche du grand Hermann Melville, livre-baleine, baleine-livre (cf. p. 464) qui lui-même s'inscrit dans le sillage de textes que le caractère labyrinthique a rendus pratiquement légendaires, comme les aventures du célèbre Don Quichotte (que mentionne longuement Pierre Senges) mais aussi L'Anneau et le Livre de Robert Browning (que ne mentionne même pas de deux ou trois mots Pierre Senges), ou encore des fameuses aventures du baron de Münchhausen lui aussi présent durant plusieurs chapitres, voire, parce que toute quête relative à la prolifération des signes et des personnages, au sein des grands textes littéraires, est aussi une quête des origines, de la matrice de laquelle tous, signes et mots, personnages et textes et comme il se doit nous, lecteurs, ils sont nés, voire disais-je de l'épopée de Gilgamesh car, «si ça se trouve, le vieux capitaine [Achab] était déjà présent, fâché, fourbu d'avance, avec son bout de bois», dans ce texte fameux, que l'auteur, avec l'humour constant dont il fait salutairement preuve dans son livre, prétend avoir été écrit «à Babylone sur des murailles» (p. 477, note de bas de page).
C'est ainsi qu'il va falloir, dans une espèce de régression à l'infini, une vertigineuse remontée du sillage jusqu'à la baleine elle-même ou, tout au moins, sa queue, un infatigable labeur consistant à colliger d'infimes traces, retrouver le texte duquel tous les autres sont sortis, chimère bien sûr, tout comme est chimérique la poursuite de la baleine par le fameux capitaine : «(Aussi bien, il va falloir chercher la source de cet Achab da-pontien dans d'autres livrets, plus anciens, copiés sur des copies, quelque part en Europe sous des piles de brochures, d'une bibliothèque royale à une bibliothèque archiépiscopale : peut-être chez Metastasio, le prolifique – et depuis Metastasio il faudra remonter, allez savoir, jusqu'à un petit auteur de tragi-comédie du temps de Septime Sévère)» (p. 479), les parenthèses étant elles-mêmes aveux de la volonté de ne jamais refermer une phrase, ou de faire mourir un personnage romanesque et de toute façon, ce serait bien impossible, car, à l'instar d'un des traducteurs des aventures du chevalier à la triste figure, François Filleau de Saint-Martin, nous ne pouvons que laisser «l'hidalgo hidalguer seul au-delà de la dernière page, sur fond blanc» (p. 540). De sorte que nous avons, comme tel ou tel des nombreux personnages, réels ou imaginaires, évoqués par Pierre Senges, la certitude de nous perdre, «de confondre le début avec la fin, de voir le découpage, à proprement parler découpage, [nous] tomber sur le pied comme aurait pu le faire l'armure de Quichotte, un peu ceci, un peu cela, récupéré de droite et de gauche et bientôt rendu à la terre pour un ultime éparpillement (une redistribution)» (p. 481), mais aussi, tout autant sinon plus, la pénible sensation d'immortalité des êtres de papier que ressent Achab : «le baron[Münchhausen bien sûr] devrait comprendre cette immortalité de figure de livre, d'abord euphorisante, puis routinière, puis pénible, comme une charge héréditaire, il a connu ça lui aussi : les premiers temps, on profite, on est le pionnier de toute chose, et puis rapidement la présence de soi à soi devient assommante» (p. 548).
Multipliant les personnages, réels ou inventés, les anecdotes, elles aussi réelles ou inventées, les réflexions dans deux miroirs posés l'un en face de l'autre, «l'aller aux aurores, le retour crépusculaire», puisque «ne jamais capturer sa proie est le meilleur moyen d'entretenir des mouvements perpétuels, et de suggérer une vie égale, donc heureuse, une vie semblable, le recommencement étant abolition de la mort» (p. 361), ne cessant d'empiler ou d'enchaîner comme vous le voudrez les jeux avec la réalité (Achab vieillissant peut ainsi lire le livre écrit par Melville sur sa fameuse poursuite de la baleine blanche), les trames et les bribes de trames, c'est pourtant une seule obsession qui façonne et retient entre elles les différentes mailles du texte pléthorique de Pierre Senges, bien exprimée durant l'épisode, haut en couleurs, durant lequel le grand Orson Welles (après d'autres comme le librettiste Da Ponte, avant d'autres comme Francis Scott Fitzgerald) se propose d'adapter l'histoire du capitaine Achab : «toutes ces pellicules découpées, l'éparpillement, les chutes, le remontage, ça n'a jamais été l'immolation, et quand Orson Welles sépare une personnage de l'acteur qui l'incarne, et l'acteur de sa voix par le doublage, ou du décor par un faux contrechamp, le vertige éprouvé est étranger au plaisir de détruire : c'est le constat qu'aucune mutilation n'empêchera jamais un homme d'être un homme et un récit d'être un récit», car «aucune mutilation n'enlève au spectateur, les siens en tout cas, le pouvoir d'accorder son attention aux phénomènes, et en l'accordant assurer la continuité entre une chose et une autre», autrement dit, et il ne faut pas se fier aux parenthèses au sein desquelles Pierre Senges délivre cette vérité dont il modère ainsi ironiquement la portée, «donner un nom à un invraisemblable fatras est une bienveillance toujours supérieure à la malice de l'éparpillement ou à la malveillance de qui impose l'abandon et l'exil» (p. 482).
Un livre centrifuge, composant «pour lui-même ses propres didascalies» (p. 372), dont l'histoire se perd, comme si elle devait parcourir, avant de pouvoir se dire, tout le corps de la baleine jusqu'à «cette zone de son cerveau sensible» (p. 392) à la littérature, un livre sans fin fasciné par l'éparpillement des signes, ne peut qu'être fasciné, en retour, par une volonté centripète de se tenir et se retenir, Welles, Quichotte et tant d'autres personnages imaginés ou bien réels, imaginés mais au moins aussi vivants que des personnes de chair et d'os, ne cessant selon Pierre Senges «de se demander comment un être composite donne à lui-même et aux autres l'illusion de continuité, y compris jusque dans ses cendres» (p. 481). Bien plus, un roman pléthorique, labyrinthique, placé sous les auspices de ces fous géniaux que furent Thomas Browne (cité à la page 525), Quincey (lui aussi cité, et à propos de ce texte) mais aussi Kafka et Cervantès, un roman qui figure en son centre (absent) une fuite éperdue (des signes, d'Achab, de la baleine rancunière) ne peut que tenter d'organiser, par le biais d'une quête et d'une poursuite inlassable et qui ne peut, par définition, se clore bêtement à la dernière page de notre livre, la chasse de l'Absent, baleine bien sûr mais aussi Dieu, comme le montre le beau chapitre intitulé Achab et les villes – dissimulation, dont je cite ce passage : «Et un peu plus loin, cette remarque faite sans doute par un grand esprit, à défaut un esprit intermédiaire : notre monde est l'empreinte d'un Dieu fuyant», à moins que «la forme d'une ville» elle-même, «cette ville-là et pas une autre», ville comme il se doit tentaculaire, ville piège, ville-de-Dédale que Senges affirme être trompeuse, pleine de «bifurcations», ville ressemblant à «des villes à mille portes suivies de mille portes, à dix mille rue sans ordonnance, à fausses perspectives, à tourniquets» (p. 526), ne soit «l'empreinte d'Achab fugitif» (p. 528), fuyant la baleine, Dieu ou la propre prolifération devenue folle et incontrôlable de son histoire diffractée par mille et mille bouches et au moins autant de récits, fuyant comme Caïn a fui Dieu, Pierre Senges nous rappelant cette évidence : «la première ville est une invention de Caïn pour y être introuvable (c'était au pays de Nod, inconnu des géographes)» (p. 529), notation qui nous fait regretter que pas une seule fois Pierre Senges n'ait jugé utile de mentionner le personnage de Nemrod, chasseur devant l’Éternel, ce qu'est tout de même, peu ou prou, Achab qui finira par être englouti par la coopérante baleine qui, sans lui, n'est peut-être rien de plus qu'un vulgaire cétacé.

Notes
(1) Pierre Senges, Achab (séquelles) (Éditions Verticales, 2015). Avant de ne plus penser à l'imposteur Yannick Haenel, je me permets de signaler que le livre de Pierre Senges comporte, lui aussi, une scène de coït, que l'on comparera avec l'extrait cité de Tiens ferme ta couronne pour voir qu'il existe, entre Yannick Haenel et Pierre Senges, la salutaire distance séparant un écrivant tellement peu maître du langage, ridiculement sérieux et on le devine tirant sa petite longue rose entre ses fines lèvres pour bien montrer qu'il fait l'effort de s'appliquer, tellement à la traîne de son propre style eunuque et inepte, qu'il sombre dans le cliché alimentant la moindre scène de n'importe quel film pornographique, d'un écrivain, capable, lui, de nous amuser en utilisant ces mêmes clichés propres à toute production convenue de ce genre : «[...] et sur les mêmes écrans, beaucoup plus tard le soir, des filles nues aux jambes ouvertes faisant fleurir les grandes lèvres puis agenouillées sur un sol de moquette dans l'attente qu'un garçon musclé aux cheveux très courts et aux testicules glabres secoue son sexe suffisamment longtemps pour verser un dernier reste de semence sur leur visage mimant alors, du mieux possible, à cet instant (affaire de synchronisation), une sorte de reconnaissance – pas tout à fait l'orgasme, une reconnaissance comparable à rien, détachée comme une tête souriante détachée de son corps, et du coup amnésique» (p. 553).

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