Baleine de Paul Gadenne : prestance de la charogne et mélancolie du bourgeois, par Gregory Mion (21/12/2017)

Crédits photographiques : Pilar Olivares (Reuters).
4267221969.JPGPaul Gadenne dans la Zone.





3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«J’ai été devant l’ombre et j’ai dit c’est admirable
Et devant la lumière et j’ai dit c’est admirable
Parce que j’ai regardé»
Pierre Albert-Birot, Admiration.


D’une rumeur à l’autre : vaines jactances sur la mort et grondement cosmique

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D’abord la rumeur qui ouvre la poitrine assoupie de la nuit : a-t-on eu vent qu’une baleine avait échoué à quelques kilomètres de là ? La question est fébrile comme tout ce qui se rapporte à la mort ; elle épie les tressaillements qui vont se joindre à l’excitation d’avoir annoncé une nouvelle affolante. Certes la mort n’est pas une rareté, elle est même notre certitude la plus assurée, mais elle a toujours l’effet d’une pierre qu’une main retorse aurait jetée dans une eau stagnante. En ce sens la mort est chaque fois dans le registre de l’irruption, de l’entrée par effraction, semblable à une figurine d’épouvante qui jaillit d’une boîte truquée. On l’attendait sans l’attendre, on se divertissait pour l’oublier, et la voilà qui réapparaît subitement dans tout le branle-bas de son instant dilapidé en bavardages. Nous étirons la mort comme un élastique et d’un instantané nous faisons une perpétuité. C’est d’autre part un événement qui commence souvent dans le discours et qui doit se terminer dans l’image – la mort n’aura vraiment tordu la ligne droite du quotidien que lorsqu’on aura vu un cadavre ou un cercueil après avoir écouté une chronique, mais sitôt que le bruit du trépas se met à courir, sitôt qu’il a pénétré dans nos maisons, il est déjà un peu plus loin que l’oreille parce qu’il a été saisi par notre imagination. Forcément vécue en troisième personne quand elle n’est pas nôtre, nécessairement connue dans le « Il meurt » et horriblement occulte dans le «Je meurs», la mort se personnifie néanmoins dans nos faubourgs imaginatifs et agace notre «Je», nous rappelant qu’il faudra bien passer un jour et que nous n’aurons pas droit à une répétition, quelles que soient nos préparations, nos ascèses ou nos lectures mortifiantes. Par définition, l’expérience de notre mort est invivable et lorsque notre tour viendra de monter dans le convoi des grands voyageurs, nous aurons sûrement tremblé d’avoir eu excessivement conscience de notre finitude, car celui qui s’habille trop pour mourir, celui qui ne veut pas manquer ce rendez-vous unique, celui-là, pour Jankélévitch, n’a fait que redoubler ses craintes et vêtir des costumes inadaptés (1). La mort est seule de son espèce mais elle est exclusive pour chaque mourant – on ne peut anticiper l’allure qu’elle aurait aimé que l’on ait, ni la circonstance qu’elle nous a réservée. De même qu’elle est une inquiétude permanente pour la réflexion et qu’il faudrait tout bonnement suspendre la pensée pour ne plus avoir notre dernier soupir en ligne de mire (2).
Ainsi nous embarquons dans le formidable Baleine (3) de Paul Gadenne, par la surprise initiale qui dérange la tranquillité du soir, par la voix enfiévrée qui aboie un avis de décès au conditionnel, la sinistre parole surgie de l’ombre qui demande à un groupe de personnes somnolentes si elles sont en mesure de confirmer l’envasement d’une baleine dans les environs. Avouons du reste que nous connaissons tous la tonalité de cette voix de malheur qui cherche une complicité dans le feuilleton mortuaire. Avouons également que nous y cédons sans faire trop de manières. Dès que le vin est tiré, il faut le boire, et Paul Gadenne nous montre que la mort est indifféremment frappante car, en effet, peu importe qu’elle ait investi le corps d’un homme ou celui d’un animal, nous sommes d’emblée engagés dans le processus d’emballement qui transforme une nécessité de la nature en une sorte de légende empâtée. On se souvient d’ailleurs peut-être d’un copain qui autrefois nous tira par la manche en nous promettant quelque chose d’extraordinaire, puis, après deux coups pédale en vélo dans la rase campagne, il nous fit descendre dans un ruisseau pour nous faire découvrir une carcasse puante recouverte de mouches. Même si nous ne savions pas ce que nous allions voir de si extraordinaire, nous avions pressenti le scandale de la mort – pire : nous l’avions même espéré dans un recoin inavouable de notre jeune cervelle.
Mais revenons à la rumeur, à sa faculté de propagation. Il n’est pas anodin que la rumeur de cette baleine morte soit associée à son odeur. Les jours s’écoulent et la rumeur va et vient dans une imbrication de toutes les temporalités quotidiennes : hier s’insinue dans aujourd’hui, et aujourd’hui afflue déjà dans demain, avant que demain ne revienne à aujourd’hui et que le présent retourne s’accroupir dans le passé. L’échouage du cétacé s’inscrit temporellement dans le répertoire d’une invasion de vox populi où les points fixes du temps se dissolvent et s’agglutinent dans la durée visqueuse d’un bruit de fond insistant. Même si elle n’a pas encore été vue ou ne serait-ce qu’aperçue d’un œil jeté à la dérobée, la baleine a suscité l’abolition des repères temporels parce qu’elle mobilise les esprits à temps complet, aussi bien qu’elle a fait table rase des distances parce qu’elle est littéralement sentie en plus d’être imaginée. L’odeur de la fermentation, fût-elle de lointaine provenance, entraîne ici la formation presque simultanée d’une image monstrueuse. Le commérage et l’odeur de la mort sont par conséquent deux facteurs d’abolition des frontières spatio-temporelles (perte de la successivité dans la parole redondante et perte des distances dans les relents puissants de la putréfaction) et deux ingrédients souverains pour la gestation des représentations. D’une façon paradoxale, ils introduisent la banalité de la vie séquencée dans un genre d’extension de la vie où les délimitations d’usage se résorbent au profit d’un relâchement libérateur. La forme altérée de la baleine fragilise la fixation des représentations – d’une vérité routinière de l’identité nous basculons dans une vérité surprenante du changement.
Dès le début, donc, l’animal lugubrement accosté est le signe non pas d’un arrêt brutal de la vie ou d’un repos pétrifié dans une éternité immobile, mais il renvoie à quelque chose de mouvant, de lancinant, à une continuité subtile de la présence qui échappe aux regards novices qui n’ont pas été initiés à la réalité du devenir – à la nécessité d’un flux soutenu et incessant. D’entrée de jeu la baleine en voie de détérioration incarne un guide inattendu en direction d’une vie plus authentique : sur un fond consommé de mortalité, juchée sur les épaules précaires de la décimation, elle indique une profondeur inhabituelle de vitalité. Morte et bientôt volatilisée dans une putrescence qui ne retardera pas son mandat, la baleine, paradoxalement, entrouvre la porte d’une vie accentuée. Reprise dans une dimension invisible et infinie où le souffle (Pneuma) de la Vie ensemence le vivant, la baleine n’a fait que perdre sa forme vivante pour se rendre omniprésente au sans-forme de l’énergie primitive. S’agit-il pour autant d’un simple passage du visible à l’invisible ? Nous préférons envisager une transition de l’aval à l’amont, une odyssée du monde-embouchure formel au monde-source informel et omni-générateur, passage en somme d’une vitalité partitive (corporelle) à une vitalité holistique (incorporelle et unie au flux englobant), du mouvement fractionné au mouvement rassemblé. Quelques-uns auront ici reconnu notre dette immense envers l’épistémologie du génial David Bohm, et ce mouvement que nous voyons comme un fédérateur cosmique, Bohm le consacre en tant que holomouvement et il l’associe à un «ordre implié» (4). Dans cette perspective, la forme vivante de la baleine n’était que la manifestation restreinte et «dépliée» en espace-temps d’un ordre éminemment plus ample où la dimensionnalité s’approfondit.
Par ailleurs, bien au-delà de ce que Bichat avait pu nous apprendre, à savoir que l’observation des discontinuités provoquées par la mort pouvait faire remonter à une idée précieuse des continuités de l’organisme vivant, le corps en décomposition de la baleine nous soumet au contact d’un continuum plus vaste que celui qui se joue objectivement dans un organisme humain formellement désigné. Puisque la baleine échouée suggère ainsi la présence inaltérée, nous prétendons qu’elle est même l’ambassadrice d’une appartenance primordiale, disséminée dans un être-au-monde infini qui disqualifie d’office les mises en scène humaines où tout a tendance à induire la discrimination, à privilégier le découpage outrancier en formes finies ou en mondes appesantis. En d’autres termes, la dissémination du corps engendrée par la mort n’est qu’un autre nom du vivant, une autre manière de se nouer au continuum cosmique, de couler dans ce torrent sempiternel, pour ne pas dire une autre vitesse de la vie qui serait celle de la nature dégagée des spasmes des mondes humains. À proprement parler, la baleine racontée par Paul Gadenne est une pure métaphore – elle est décentrement d’elle-même, pouvoir de différer à l’envi de la nature qu’on lui prêterait spontanément (une matière inerte en l’occurrence), prise de congé d’un monde et apparition dans un autre (du fini de l’humanité à l’infini de la cosmicité), déplacement de nous-mêmes dans un horizon de compréhension étonnamment renouvelé (la privation de la forme vivante communément admise laisse entrevoir un sans-forme beaucoup plus vivace). Il n’en faudrait pas davantage pour affirmer que cette baleine est un appel à l’existence mystique, comme celle que poursuit Achab avec un acharnement d’ermite qui évoluerait dans un désert océanique.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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