Le pragmatisme de John Dewey, par Francis Moury (25/12/2017)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
À propos de : John Dewey, L'influence de Darwin sur la philosophie et autres essais de philosophie contemporaine (1897-1910) (traduit de l'américain sous la direction de Claude Gautier et Stéphane Madelrieux, 350 pages environ, éditions Gallimard, coll. NRF-Bibliothèque de philosophie, 2016).

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«Ce que la Nature fait et ce que l'homme ne peut pas faire, ou ce qu'il ne fait qu'instinctivement, par une expansion de la vie qui est en lui, c'est ce qui résiste à l'analyse ou que l'analyse détruit».
Antoine-Augustin Cournot, Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire (1861) (Hachette, 1922), p. 372.


John Dewey (1859-1952) fut un des pragmatistes américains disciples de William James. Il avait donné en 1930 pour titre à son autobiographie intellectuelle From Absolutism to Experimentalism. Et la postface (presque une centaine de pages) de nous expliquer que l'absolutisme en question était initialement celui de G.W.F. Hegel. Il faut, malheureusement, assez vite déchanter concernant ce point précis. Dewey a beau avoir enseigné l'histoire de la philosophie, y compris celle du système de Hegel, à ses étudiants de l'université de Chicago puis de Columbia, la conception qu'il s'en fait n'a pas grand-chose à voir avec celle de Hegel lui-même. Il faut dire que Dewey y avait été en partie initié par l'intermédiaire des auteurs d'un curieux Journal of Speculative Philosophy qui prétendait lire Hegel d'une manière «non métaphysique» (sic, selon la postface, page 269) : on se demande ce que pouvait bien être une telle lecture ! Dewey remarque savoureusement que les contemporains anglais et américains ont tendance à considérer inexactement Hegel comme un néo-kantien. Cela donne la mesure de leur connaissance en matière d'hégélianisme. En fait, Hegel est – ce que ne précise nullement Dewey – non pas un néo-kantien mais un post-kantien. Dans l'histoire de la philosophie, nous savons que ces deux termes recouvrent deux périodes différentes et des penseurs différents. (1)
L'histoire de la philosophie selon Dewey est simplifiée à un point tel qu'on pourrait la résumer aisément comme étant un combat progressivement de plus en plus clair entre point de vue empiriste et point de vue rationaliste, entre démocratie et conservatisme. Ce que veut Dewey, c'est saisir l'opportunité offerte par le darwinisme et l'évolutionnisme (2) pour, non seulement les réconcilier mais encore pour dévier le point de vue de ce combat qui a, selon lui, fait son temps, donc pour oublier cette dichotomie et repartir à zéro, pour combattre le fixisme du concept, le réintégrer dans le mouvant opératoire de l'action et faire de l'intelligence un simple moment d'une action – et réciproquement puisque la pensée est aussi une action – en vue de... de quoi ? Non pas en vue d'une finalité idéale extra mondaine telle que celles posées par la pensée grecque (la finalité idéale de l'action lui demeurant externe) mais en vue d'un accroissement d'expériences, de vie, de possibilités, d'opportunités de réussites pratiques pédagogiques ou scientifiques, esthétiques ou sociales demi-mondaines. Pour Dewey, l'idéalisme souffre du même travers que la théologie : couper le monde en deux au lieu d'en rechercher l'unité immanente.
William James, le fondateur du pragmatisme comme mouvement philosophique, était un esprit susceptible de nourrir divers courants chez ses disciples. Dewey en représente un aspect assez curieux et assez fluctuant mais intéressant. Si on veut savoir ce que fut le pragmatisme original de James, il faut, encore aujourd'hui, relire l'article contemporain que lui consacra Henri Bergson, recueilli dans La Pensée et le mouvant. Article célèbre, historiquement précieux mais qui n'est pourtant pas cité une seule fois par une postface et des traducteurs pourtant peu avares en références et citations. Bergson et James s'intéressaient beaucoup aux problèmes parapsychiques et aux Variétés de l'expérience religieuse. Dewey ne semble pas intéressé par cet aspect de la réalité si on s'en tient aux articles ici rassemblés : le problème de la perception l'intéresse techniquement bien davantage que celui de l'expérience mystique. Le nœud de son argumentation consiste à dériver les aspects cognitifs des aspects pratiques et d'intégrer ceux-ci dans ceux-là : l'exemple du bruit sec du volet se fermant et provoquant la peur avant que cette peur disparaisse une fois la cause du bruit identifiée, mérite d'être lu. On y saisit exactement ce qu'est le degré zéro du pragmatisme et quelle est sa filiation avec l'empirisme d'un Hobbes ou d'un Locke. Le réalisme médiéval (au sens gnoséologique du terme dans l'histoire de la philosophie) intéressait aussi Dewey : il y fait une allusion en note, discrète mais excitante.
On ne peut pas s'empêcher, lorsqu'on lit certaines remarques de Dewey sur l'histoire de la philosophie ou ses navrantes et très laborieuses argumentations contre l'idéalisme du grand Francis Herbert Bradley (1846-1924), de songer à ce passage si savoureux du film Accident (G.-B., 1967) de Joseph Losey durant lequel des professeurs de philosophie d'Oxford discutent dans leur club d'une information selon laquelle 5% des étudiants américains font l'amour pendant les cours sur Aristote, ce qui déclenche cette remarque froidement émise par l'un d'eux : «J'ignorais qu'il y avait des cours sur Aristote dans les universités américaines». Le succès de rire est garanti dans un cinéma parisien mais lire Dewey, c'est réellement se mettre en situation d'appréhender le degré de connaissance qu'il avait d'Aristote vers 1900 : il semble, il faut bien le dire à la lecture de ces essais, proche lui aussi de zéro. Hegel de son côté n'est cité en tout et pour tout qu'une seule fois par Dewey, occasion de rappeler la célèbre formule «Tout le réel est rationnel et tout le rationnel est réel»... et de s'en réclamer avec précaution... et pour cause, car la filiation est vraiment assez indirecte ! Il y a, en revanche, des remarques suggestives à méditer. Par exemple cette idée qu'on a tort de séparer l'antiquité du Moyen Âge alors qu'en réalité ces deux périodes fonctionnent de la même manière sur le plan gnoséologique. Dewey pousse même un cran plus loin le raisonnement en assurant qu'au fond le véritable Moyen Âge est la période moderne, donc la période qui va de la Renaissance à Kant voire même aux néo-kantiens.
Ce qui est passionnant n'est finalement pas tant la pensée de Dewey que l'aperçu qu'il donne des débats, pour leur part bien autrement serrés et riches, entre ses contemporains idéalistes, rationalistes, empiristes, positivistes, spiritualistes, pragmatistes. C'est cette période 1850 à 1900 qui est passionnante et c'est bien parce que Dewey lui appartient qu'il est intéressant. Il ne faudrait pas me pousser beaucoup, au surplus, pour me faire écrire que ce qui m'a le plus réellement passionné dans ce livre, ce sont les fragments de Bradley ici cités et discutés par Dewey. La tentative de simplification de l'histoire de la philosophie que Dewey prétend pratiquer, comme philosophe et comme pédagogue, au bénéfice politique de l'individualisme démocratique protestant capitaliste (car telle est bien, selon lui, la quadruple Signification contemporaine du problème de la connaissance telle qu'il l'énonce dans la dernière conférence du recueil) en niant la valeur des diverses écoles occidentales de pensée, intéresse donc davantage par ce qu'il nous fait connaître d'elles que par ce qu'il prétend mettre à leur place. C'est ce qui fait le charme et la valeur historique de certains de ses textes tels que la Conversation sur la Nature et le bien (dans lequel les participants à ce dialogue fictif mis en scène sur une plage, représentent les diverses philosophies contemporaines) ou que le Petit catéchisme sur la vérité (un dialogue très dix-huitième siècle entre un professeur pragmatique et son élève réticent puis convaincu).
Les thèses de psychologie de Dewey (dans ses conférences consacrées à l'expérience du point de vue psychologique, donc à la conscience) n'ont, en revanche, ni l'importance historique de celles d'un Brentano (qui annonce la phénoménologie de Husserl) ni de celles d'un Freud (qui fait passer la psychologie des profondeurs au stade de la métapsychologie) : elles oscillent plus modestement entre celles de l'opérationalisme de C. S. Peirce (1839-1914) et celles du positivisme logique des années 1930. Quant à ses thèses sociologiques, elles sont, compte tenu de l'époque, relativement neutres : Dewey enregistre strictement que la morale doit toujours conserver une finalité normative mais qu'elle ne peut dorénavant se passer de la science des mœurs. Émile Durkheim et Lucien Lévy-Bruhl ne disent rien d'autre au même moment. Le pragmatisme de Dewey de cette époque annonce, parfois, presque le rationalisme opératoire d'un Léon Brunschvicg dans L'Expérience humaine et la causalité physique (1922) qui considère lui aussi que l'opposition de l'idéalisme et du réalisme est dépassée mais qui n'en tirera évidemment pas tout à fait les mêmes conclusions.
Que la philosophie devienne une sorte d'organisatrice méthodologique des sciences humaines, une régulatrice des rapports entre la théorie et la pratique, était un des aspects philosophiques de ce début de vingtième siècle, symbolisé par un penseur tel que Wundt. C'est par cet aspect de sa pensée, désireuse de recomposer l'unité perdue, en redonnant à la philosophie un rôle premier et unificateur, que Dewey se souvient sans doute avec le plus de sincérité de ses lectures hégéliennes de jeunesse, y compris celles concernant l'histoire hégélienne de la philosophie qu'il ne restitue évidemment pas telles quelles mais dont il conserve un certain style et certaines traces. Plus curieux, Dewey semble ignorer totalement Auguste Comte qui était correspondant de John Stuart Mill auquel Dewey se réfère, sans surprise, plusieurs fois. Sans surprise, dis-je, parce que c'est au moins autant de l'empirisme classique (celui de Hobbes par exemple) que de l'idéalisme absolu hégélien que relève, in fine, le pragmatisme de John Dewey.
Cette traduction est matériellement munie de tous les outils universitaires nécessaires à la compréhension du texte : index des noms, avertissement sur la traduction (avec références au Vocabulaire technique et critique de Lalande, gage de sérieux), sans oublier une postface d'environ 90 pages. Cette dernière apporte de nombreuses informations de première main (notamment sur les éditions américaines de Dewey) mais glose ou paraphrase souvent laborieusement les thèses de Dewey sans arriver – comment le pourrait-elle si l'original lui-même n'y arrive pas ? – à les rehausser à un niveau métaphysiquement acceptable... et pour cause puisque Dewey pense que la métaphysique – au sens grec comme au sens kantien – est dépassée. Quelques coquilles relevées mais très peu : par exemple, un redoutable «Apperception» page 222, écrit avec un glorieux A majuscule mais avec deux p au lieu d'un seul.
Une dernière remarque : Dewey avait cru bon, en 1910, d'intervertir l'ordre de présentation et l'ordre chronologique de rédaction de ces articles et conférences. L'article sur Darwin, écrit en dernier, ouvre le livre en le plaçant, par son titre même, sous son patronage intellectuel. Il faut en tenir compte car on est à cheval, de ce point de vue, entre les Early Works (1882-1898) et les Middle Works (1899-1924) de ses œuvres complètes qui comprennent une troisième partie, les Later Works (1925-1953). Je me demande, à présent que je viens d'achever ce volume, s'il ne vaudrait pas mieux le lire en commençant par la dernière conférence puis en remontant jusqu'à la première, en suivant ainsi l'ordre de rédaction chronologique ? Il me semble en effet que la pensée de Dewey apparaît, rétrospectivement, plus clairement à mesure qu'on ressaisit son évolution naturelle.

Notes
(1) Cf. Victor Delbos (1862-1916), De Kant aux postkantiens (édition posthume préfacée par Maurice Blondel, Aubier Montaigne, 1940).
(2) Dewey veut assimiler la révolution évolutionniste du darwinisme à la révolution copernicienne du kantisme qu'il juge dépassée (le Kant de Dewey, tel qu'il apparaît dans ce recueil, est lui aussi très simplifié : la distinction entre l'esthétique transcendantale et l'analytique transcendantale est pratiquement ignorée, la question des jugements synthétiques a priori n'est pas posée, etc.) : le darwinisme devient, à ses yeux, un paradigme ou une direction de travail transposable ailleurs, destinée à casser le fixisme supposé des positions conceptuelles irréductibles classiques de l'histoire de la philosophie. Cependant, il faut savoir qu'être darwinien n'est, durant la période considérée, pas aussi innocent qu'une telle position philosophique éthérée peut le laisser croire. Je renvoie à la thèse dactylographiée de Mondher Sfar, Karl Marx. Psychanalyse et idéaux indo-germaniques, soutenue à Paris-I en mai 1983 qui prouvait que Marx avait, sa vie durant, recherché la caution scientifique de Darwin (au point qu'il lui proposa même de lui dédier le second livre du Capital), caution que Darwin refusa non moins fermement de lui accorder. Friedrich Nietzsche (une seule fois cité, en compagnie d’Amiel, par Dewey, à la page 72) ne s'y était, pour sa part, pas trompé : Nietzsche fut, comme on sait, au moins autant un critique qu'un disciple de Darwin.

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