Parmi les cendres de Manuel Arroyo-Stephens (31/01/2018)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
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C'est la haute figure de José Bergamín, cet écrivain aussi fantasque que génial, qui hante les pages profondément mélancoliques de Parmi les cendres de Manuel Arroyo-Stephens (1). Qui évoque l'auteur du Puits de l'angoisse ne peut, comme le fait Manuel Arroyo-Stephens, que mentionner sa passion (visiblement partagée) pour la tauromachie, dans un chapitre magnifique intitulé Mélancolie du torero où nous retrouvons le Gitan Rafael de Paula mais aussi le grand matador Antonio Ordóñez, qui paradoxalement estime que les animaux ayant une âme, défend en conséquence la suppression de la mise à mort des taureaux (cf. p. 86), et à qui l'auteur prête ces mots dont la portée est bien supérieure à celle de l'art de toréer : «La légende, lança-t-il dédaigneusement, je me contrefous de la légende. La légende ne dure pas. Chez un peintre, il reste une toile, un compositeur laisse une partition, on publie les vers d'un poète. Mais ce que j'ai fait moi, je l'ai fait en l'air et cela s'envolera dans les airs aussi. Certains aficionados me disent que c'est resté gravé dans leur mémoire. Oui, mais je leur réponds : Un jour, vous allez mourir et après vous, il ne restera plus rien. Il ne restera rien parce que la photo et le cinéma sont un immense mensonge, et ceux qui pensent découvrir quelque chose grâce à eux se mettent le doigt dans l’œil comme des misérables. Le toreo se fait sur l'instant et il meurt aussi sur l'instant. Je trouvais son ambition de vouloir mettre le toreo au même niveau que la poésie et la musique un peu démesurée. C'était pareil pour Nijinski, lui dis-je, sachant qu'il était inutile de chercher à le réconforter, la mission était impossible. Oui, hurla-t-il avec une certaine rancœur, mais Nijinski ne risquait pas sa vie, lui !» (pp. 84-5). Du moins, grâce à l'art délicat de Manuel Arroyo-Stephens, cette pensée ne sera pas perdue, qui nous dira la beauté du danger consistant à s'exposer à la corne du taureau.
IMG_5462.jpgSi «les choses n'arrivent qu'à ceux qui savent les raconter» (p. 88), il a dû arriver beaucoup de choses dans la vie de Manuel Arroyo-Stephens, non seulement la mort de sa mère, mais celle de José Bergamín, dont l'agonie est décrite dans un magnifique chapitre intitulé Éblouissante région dans lequel le nom de l'écrivain n'est jamais mentionné. C'est à Fuenterrabía que fut enterré Bergamín, même si, «pendant des années, sa tombe demeura nue, sans la moindre inscription" (p. 166), même si encore, les années passant et la concession étant temporaire, les restes de l'écrivain finirent par être exhumés, personne ne sachant plus «ce qu'étaient devenus ses ossements» bien que, selon Manuel Arroyo-Stephens, l'auteur se fût sans doute moqué de cette dernière ironie du sort car, conclut-il, «Il aimait dire que, s'il ne parvenait pas à mourir c'est qu'il ne savait pas à qui remettre son âme et que, n'ayant plus que la peau sur les os, il ne croyait pas à la résurrection de la chair». Désormais, «il n'avait plus à savoir ni à croire», car «il était devenu pure poésie et mémoire» (p. 167), et cela alors même que, de son propre aveu, il était, lui, incapable de «raconter une histoire, résuma-t-il avec une moue de résignation et en haussant légèrement les épaules» (p. 107), sans que l'on sache, comme toujours avec ce diable d'écrivain, s'il se lamente, se réjouit, ou ne fait que constater cette banale évidence.
La mémoire est tout dans le livre de Manuel Arroyo-Stephens, qui fait par exemple se souvenir à Bergamín d'un instant magique, l'auteur racontant à celui qu'il n'est pas exagéré d'appeler son disciple plus que son éditeur et ami qu'un jour, «il avait croisé une fille sur un trottoir de Mexico, qui s'était plantée devant lui et lui avait demandé avec un sourire qu'il n'a jamais pu oublier : «Vous croyez que vous allez rêver de moi, cette nuit ?» Il était demeuré interloqué, ajoute l'auteur puis, «mortifié d'avoir manqué de repartie, il avait passé plusieurs nuits à écrire des vers finissant toujours par «mais je suis déjà en train de rêver de toi»» (pp. 139-40).
Certes, la «mémoire est une triste chose, à toujours se nourrir de ce qui a été perdu» (p. 93), mais c'est elle pourtant qui rend l'existence des livres infinis possible ou, tout du moins, si ces derniers n'existent pas (2), qui rend les façons de raconter un événement infinies, puisque c'est en fin de compte le langage seul qui coule dans les différents styles, comme l'écrit Manuel Arroyo-Stephens : «De nombreuses années plus tard, me rappelant cette conversation, je compris qu'essais et aphorismes [ceux de Bergamín] appartiennent au monde de la poésie, plus qu'à n'importe quel autre. Le poème, dans l'attente de trouver sa forme, se déguise souvent ainsi, avec une étrange pudeur. Mais c'est un même souffle qui les habite, qu'ils trouvent ou non, tôt ou tard, leur expression dans un vers singulier, chargé, peut-être même surchargé, d'une pensée. Et plus encore lorsque la présence accablante de la mort, vécue non seulement comme le terme naturel de la vie, mais également, et toujours, comme son inévitable, inséparable ombre fait vivre dans l'agonie. C'est sous cette ombre, contre cette ombre, que cherchent et veulent donner un sens à leur vie les amoureux du feu, ceux qui vivent comme accrochés à un clou brûlant (3), ceux qui sont nés, et dont le destin est de vivre, sous la majesté de la mort» (p. 107).
C'est aussi sous la majesté de la mort que Bergamín se place, puisqu'il estime que cette sujétion est inséparable de l'attention au langage, que l'écrivain, croyant, ne peut séparer d'une dimension spécifiquement religieuse et comme d'un arrière-monde, qui n'est pas à l'évidence la préoccupation essentielle du narrateur. Ainsi l'auteur du Puits de l'angoisse peut-il affirmer que, «s'il n'y avait rien derrière les mots, rien n'aurait de sens», ni Virgile, ni Dante, ni quelque auteur que l'on voudra, rien, car c'est à ses yeux «le fait d'être chrétien qui donne un sens à tout», alors que «le reste est silence, le reste c'est des mots, des mots muets, sans signification» (p. 133).
Des mots muets qui sont ramassés dans la nasse de la mémoire de Manuel Arroyo-Stephens, tant d'autres mots aussi qu'il s'agit de faire connaître au plus grand nombre, pour qu'il sache de quoi il en retourne sous la dictature de Franco. Ainsi, il n'est pas faux de prétendre que beaucoup d'Espagnols, comme la mère du narrateur, nouent «un dialogue avec eux-mêmes et un monologue avec autrui» (p. 227), même s'il faut immédiatement nuancer cette affirmation sonnant comme un disparate de Bergamín et qui pourrait paraître paradoxale au lecteur français car, en fin de compte, c'est bien avec les autres, tous les autres, ses lecteurs mais aussi ses chers morts, que Manuel Arroyo-Stephens a noué un dialogue, au-delà même du fait que sa mère «pût s'amuser de tous ces souvenirs du passé, excepté de celui de mon petit frère [qui est décédé], bien entendu, comme si rien de ce qui avait été perdu ne comptait, comme si les souvenirs n'étaient pas inéluctablement tristes» (p. 271), puisque les toutes dernières lignes du livre se concluent par un vibrant homme rendu, envers et contre tout, à la puissance du témoignage, à la transmission de l'amour de la littérature d'écrivain à écrivain ou d'écrivain à éditeur, de ces deux-là aux lecteurs, Juan Ramón Jiménez étant ainsi le maître de José Bergamín qui est lui-même le maître de Manuel Arroyo-Stephens, et la vénération des livres trouvant sa place dans cette concaténation de paroles lues et entendues et comprises, gardées en tout cas puis transmises, quelqu'un qui aime les livres, dit un des personnages du premier chapitre, ne pouvant être complètement mauvais (cf. p. 43), et les livres eux-mêmes considérés comme des trésors qui sont amassés dans des endroits où il faut conquérir le droit de pénétrer, les livres qui sont peut-être les personnages réels de ce beau texte, mélancolique et subtil, les livres qui, quoi que l'on dise, sont en effet infinis à condition d'être servis et relayés, aimés : «Le nom de mon père et celui de ma mère apparaissent plusieurs fois sur la pierre tombale sous laquelle nous avons enterré de nombreux membres de notre famille, ces dernières années. Il y a des rangées de noms suivis de dates entre parenthèses, ne signifiant rien pour qui n'a pas connu ces gens. Entre la première et la dernière rangée, cent ans se sont écoulés, la place de deux vies. en tout cas, c'est le temps qui s'est écoulé depuis la naissance de ma mère. Bientôt nul ne se souviendra des personnes qui gisent dans ce caveau. Je voudrais retourner un jour à Berrueza pour commander de nouvelles inscriptions, toutes avec les mêmes caractères et la même taille, afin que, uniformisées, on puisse les lire comme les pages d'un livre» (p. 279).

Notes
(1) Manuel Arroyo-Stephens, Parmi les cendres (Pisando ceniza, Éditions Turner, 2015, puis La Table ronde, 2017). Insistons sur la qualité de la traduction donnée par Serge Mestre, même si j'avoue m'être quelque peu interrogé sur le titre finalement retenu, quelque peu éloigné de l'original, le verbe pisar signifiant à la fois l'action de marcher sur mais aussi d'écraser. Le titre toutefois, tel qu'il est proposé en français, est logique, si l'on garde à l'esprit cette phrase (p. 251) du texte : «J'ai passé l'après-midi parmi les troncs brûlés, à traîner des pieds parmi les cendres». Je signale à cet éditeur qui ne publie ces dernières années, comme je l'ai écrit, rien de très intéressant, raison pour laquelle, sans doute, il a refusé de m'envoyer, par la voix d'Alice Déon en personne, un exemplaire en service de presse du livre de Manuel Arroyo-Stephens, qu'il reste un beau recueil de textes de cet auteur à traduire, intitulé Imagen de la muerte y otros textos.
(2) Voir la belle évocation d'un livre, la Tauromachie de Paquiro publié en 1836, illustré par Picasso puis par d'autres de ses amis peintres mais que Bergamín connaissant des problèmes d'argent dut se résoudre à vendre : «C'était la seule chose de valeur qu'il possédait. Picasso lui offrit par la suite d'autres tableaux pour l'aider à s'en sortir lorsqu'il fut forcé de s'exiler une nouvelle fois d'Espagne. Mais seul ce petit exemplaire de la Tauromachie le rendait nostalgique. Il aimait en raconter l'histoire, puis spéculer sur la destination de ce merveilleux ouvrage» (pp. 96-7).
(3) Allusion bien sûr à un titre d'ouvrage de José Bergamín.

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