Léviathan de Julien Green ou le monstre amoureux qui ne dort que d’un œil, par Gregory Mion (29/08/2018)

Crédits photographiques : Mads Claus Rasmussen (Reuters).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Son dédain de la vérité, l’orgueil ou plutôt la morgue de ce qu’elle appelait sa foi, son mépris des petites gens, tout se rencontrait dans sa réponse. Mais surtout elle aimait scandaliser, – c’était la façon qu’elle avait d’attirer l’attention sur son cas.»
Paul Gadenne, Les Hauts-Quartiers.

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La voie ferrée qui déroule son implacable destin dès les premières pages de ce roman étonnant nous fait songer à quelques sombres toiles de Paul Delvaux, annonçant le passage d’un train qui ébranlera tout, le silence, le paysage et les gens. On redoute ainsi l’apparition du phare de la locomotive qui jurera dans la nuit et même dans le jour, et l’attente suggérée de cet engin ferroviaire, chez Julien Green, prend un tour métaphorique dont la nature ne se révèle qu’un peu plus tard, lorsque le lecteur commence à saisir que cette machine infernale ne partage pas la forme outillée de la Lison d’Émile Zola, mais plutôt la physionomie d’un homme, Paul Guéret en l’occurrence, créature de haute taille qui vient d’arriver dans ce vestibule rural de Paris, sa carcasse rôdant tour à tour à Chanteilles et Lorges, deux communes très modestes qui connaîtront de malheureux bouleversements en partie à cause de lui, car, pour l’autre partie, les autochtones ont eu le temps de faire mûrir les fruits de la cruauté. Il est par conséquent facile d’associer le personnage de Paul Guéret au Léviathan biblique évoqué avec crainte dans le Livre de Job, ce monstre qui donne son titre au roman, bien sûr, mais surtout ce monstre dont la réputation d’antan disait qu’il n’y avait aucune puissance terrestre pour le dominer. C’est du reste l’impression que nous avons de Guéret au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans la pénombre de cette histoire : l’homme est de plus en plus insaisissable, introuvable au propre comme au figuré, à la fois fugitif qui échappe aux forces de police et spectre qui neutralise nos procédés d’identification, noirceur plus noire que la nuit et volonté croissante qui semble irréductible à toute tentative de répression. Pourtant ce Léviathan de la Bible n’existe que pour mettre en évidence une puissance encore plus souveraine, tant et si bien que si Paul Guéret sème une certaine terreur après avoir commis un viol et un assassinat, il n’est pas grand-chose en comparaison de Dieu, le seul à même d’intimider et d’anéantir les monstres qui croient faire leur loi parmi les hommes. En outre, à plusieurs reprises, Julien Green insiste sur le sentiment qu’une terrible malédiction divine s’abat sur un collectif de personnages impurs, et dans cette optique d’une Providence qui paraît décrasser la Terre de quelques-uns de ses dragons, Guéret n’est qu’un instrument éphémère, une occasion d’accélérer le mouvement d’une justice céleste qui vient punir ceux qui se sont perfidement dérobés jusqu’à présent à la justice terrestre.
Au moment où Paul Guéret bascule dans l’ère des criminels, il n’est arrivé dans cette région isolée que depuis un mois. Il est usé par son mariage avec Marie, par «[les] blessures et [les] rancunes» qui en résultent, par «la patience [qu’il faut] déployer pour vivre tous les jours avec un être [dont on est] las depuis des années» (p. 43). Mais tandis que Paul est asphyxié par les sentiers battus de sa relation, probablement devenu un bagnard qui doit piocher dans le corps de sa femme les expédients d’un plaisir troublé, contraint chaque fois de penser à une autre (cf. p. 47), elle, en revanche, s’épanouit dans le bonheur monotone et les vapeurs des lendemains qui se répéteront. Par ailleurs il est possible que le déménagement de la maison Guéret, qui n’est en réalité qu’une maison Usher en train de s’écrouler, ne soit qu’un effort désespéré en vue de sauver les meubles, comme certains couples s’imaginent par exemple qu’un enfant les remettra d’aplomb. Pour les époux Guéret, l’herbe ne sera pas plus verte à Chanteilles et peut-être l’était-elle davantage à Paris. Quand on atteint un tel niveau de détresse devant les sentiments qui agonisent, trois attitudes s’offrent d’ordinaire à nous : premièrement la rupture définitive, deuxièmement la réparation pénible d’une coque qui a pris l’eau et qui pourrait encore défaillir, troisièmement le mensonge qui consiste à faire semblant, à se laisser envahir par la montée des eaux boueuses, souvent le drame des hommes qui ne possèdent aucun estomac et qui se couchent au pied d’une affreuse diablesse, vaincus en sus par le succubat des habitudes domestiques. Dans le cas de Paul Guéret, nous avons un homme qui ne rompt pas avec franchise et qui a sans doute beaucoup pratiqué l’illusion du bon ménage. On ne peut toutefois lui reprocher de vouloir replâtrer une jambe sentimentale qui toujours se brise – il serait plutôt du genre à frapper sournoisement afin de provoquer une fracture ouverte. Cela ne fait pas de lui un homme fréquentable, d’autant que sous les apparences de sa timidité se dissimule un caractère vindicatif, redoublé d’une âme errante et perverse qui traîne ses désirs déçus.
En effet la nature rancunière de Paul a l’air indubitable, mais elle est encore excitée par deux humiliations consécutives auprès de deux horribles bonnes femmes, Mme. Londe et Mme. Grosgeorge, la première étant une vieille radasse propriétaire d’un restaurant qu’elle ne remplit que par le vice, la seconde étant mariée à un médiocre qui ferait passer Charles Bovary pour un excellent mari (1). En ce qui concerne la Londe, le troisième chapitre nous présente toute l’étendue de sa perfidie (cf. pp. 22-41). Elle est typique de ces curieuses maladives qui incarnent la vigie des villages (2), volontiers heureuse du malheur des autres, l’œil jeté dans tous les trous de serrure pour y observer assurément la vie que son quotidien moribond ne peut lui prodiguer. Par manipulation et par fierté, elle accepte de faire des crédits à ses consommateurs masculins, accumulant les «arriérés de compte» (p. 36), ceci à dessein de fidéliser une clientèle où règne une pourriture que nous ne tarderons pas à découvrir. D’autre part, la Londe est une femme qui aime soumettre les hommes, pénétrée d’une autorité cabotine qui tétanise ses mâles auditoires par l’intermédiaire de phrases sèches, insérant dans les mots ce que Méduse incrustait dans le regard (cf. p. 33). D’emblée elle suspecte Guéret dès qu’il entre pour la première fois dans sa cantine – il est l’inconnu qui résiste à ses multiples dossiers mentalement thésaurisés, le petit pion de l’échiquier surgi de nulle part, éventuellement susceptible de faire tomber la reine. Elle réussira malgré tout à le dompter à la fin de son repas, frôlant la vexation, ce qui était du reste essentiel pour qu’elle ne perde pas la face au milieu des témoins de la scène, car l’on sait que tout dominé ou presque est prêt à se venger si jamais il dépiste une faiblesse chez son dominant. Et quoiqu’elle soit campée sur des jarrets qui n’ont désormais plus rien d’érotique, Mme. Londe n’en est pas moins une espèce de temple local qui fanfaronne au cœur de ses propylées. Quant à la Grosgeorge, son fils André est une nullité notoire du collège, un cancre-né qui prend des leçons d’histoire avec le précepteur Guéret, lequel se fait semoncer par la maîtresse de maison à propos de ses prétendues qualités de pédagogue après un enseignement raté (cf. p. 58). C’est une scène assez gênante où l’on perçoit le paradoxe du tempérament de Guéret : les outrages qu’il endure sont aussi des rivières de lave qui viennent s’ajouter à son volcan dont l’explosion paraît imminente. En d’autres termes, Paul Guéret est un humilié qui peut à tout instant se rebiffer, contrairement à ces humiliés qui sont incapables de protester et qui finissent littéralement dans un humus infâme duquel il leur est impossible de se délivrer. Méfions-nous de l’eau qui dort comme le proclame l’adage.


La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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