Le Grand Paris d’Aurélien Bellanger, par Gregory Mion (27/01/2019)

Crédits photographiques : Christian Hartmann (Reuters).
3822542879.JPGGregory Mion dans la Zone.





«Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne : c’est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger.»
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.


Bellanger.JPGLe Grand Paris d’Aurélien Bellanger raconte en première personne l’ascension d’un urbaniste réputé philosophe, Alexandre Belgrand, arrivé en politique avec le statut de pièce rapportée puisque c’est son directeur de thèse, un certain Machelin, qui l’introduit dans le projet présidentiel de Nicolas Sarkozy, alias le Prince tout au long de ces pages à la fois technocratiques et désabusées, mais ultimement régénérées. Si beaucoup de commentateurs peu ou prou utiles voient en Bellanger un successeur de Houellebecq, sans doute parce que le premier a écrit un essai sur le second (1), sans doute également parce que les deux romanciers ont une propension à sonder la chose même de la France, c’est-à-dire son esprit et sa matière mêlés, la comparaison s’arrête là tant l’auteur des Particules élémentaires n’est plus que l’ombre de ses anciens promontoires, devenu la gourgandine de toutes les sentinelles françaises de la niaiserie, presque un meuble des antiquités nationales que l’on sort de temps en temps pour en exhiber les vieilles pétulances mourantes. Par contraste avec les licencieuses momifications journalistiques de Houellebecq, Bellanger, indépendamment de ses faciles digressions chez France Culture, semble entretenir un désir de consistance littéraire qui le place maintenant hors des comparaisons avec telle ou telle plume romanesque tombée dans le Putanat. Ce Grand Paris, donc, sous couvert de proposer une extension métaphysique de notre capitale, nous immerge dans une dialectique du centre et de la périphérie, la ville du pouvoir se trouvant constamment attelée au destin des contre-pouvoirs de la banlieue, avec en ligne de mire le cas particulier du 93, cette Seine-Saint-Denis visiblement indomptable, inassimilable, intouchable par quelque élément de langage que ce soit.
Relativement aux perceptions savantes et socialement orientées d’Alexandre Belgrand, Paris, de prime abord, constitue le centre cérébral du pays. C’est l’inévitable tête pensante de la France, avec une tendance macrocéphale incluant plusieurs territoires adjacents comme Rueil-Malmaison, où le narrateur a fait une partie de ses études dans les prestigieux locaux de Madeleine Daniélou. D’un établissement scolaire à l’autre, bondissant et rebondissant parmi les édredons de l’élite, le jeune Belgrand se forge un solide bagage de connaissances qui peu à peu se justifie dans une conscience politique ambitieuse. Pour ce néo-carriériste aux dents très longues, la pensée de l’urbanisme s’avère bientôt indissociable de la pensée politique, car l’architecte des villes, dans le fond, incarne le véritable gouverneur de la Cité nationale. Ainsi voit-on émerger progressivement ce «Grand Paris» dans l’esprit de notre prétendant aux arcana imperii, ce projet titanesque d’amplification de la ville, cette volonté d’enjambement de la ceinture périphérique, afin que Paris acquière une fois pour toutes la dimension d’une métropole internationale qui pourrait en remontrer à Londres ou à New York. Si le savoir traditionnellement concentré à Paris a toujours plus ou moins accrédité l’existence son pouvoir tutélaire, la modernité, en déplaçant le curseur de l’autorité dans les critères des vastes superficies urbaines et des verticalités flagrantes, exige désormais que la Babylone française s’agrandisse et fasse sortir de terre un maximum de gratte-ciels, façon de dire que la tour Montparnasse et le quartier de La Défense n’ont été jusqu’ici que les prémices d’une expansion vouée à se perpétuer, façon de dire encore qu’en partant à la conquête des terres promises et des espaces aériens, Paris, à terme, se changera en une espèce de Cité de Dieu, se présentera dans les habits d’une nouvelle Jérusalem où les décisions planétaires retentiront avec la puissance des syncrétismes les plus décisifs.
Cette embarrassante sacralisation de Paris par Alexandre Belgrand fonctionne aussi comme un levier de mythification de sa personne : plus il fait monter la ville dans les degrés de la spiritualité (ou de ce qu’il croit être de l’ordre du spirituel), plus il se sent approcher du Royaume, qu’il confondra malheureusement avec les terres profanes du Prince. C’est pourquoi le titre du roman a en outre valeur d’homonymie : l’idéal mégalomaniaque du Grand Paris sonne à l’instar d’un «grand pari», une sorte de reprise pascalienne de faible intensité, où il est question de tout miser sur l’existence omnipotente de Paris pour satisfaire les pulsions d’un spéculateur apprenti politicien. D’ailleurs Paris et le Prince ne feront parfois plus qu’un dans le registre cyniquement calculateur de Belgrand. Il fallait bien que ces entités fussent potentiellement un seul et même Dieu pour espérer remporter la mise suprême : être heureux à jamais dans Paris éternelle, habitée par un immortel et monumental Nicolas Sarkozy. Cette impression de béatitude possible sera néanmoins atténuée par la mort spectaculaire de Machelin, anéanti par le réel, peut-être suicidé en martyr, peu importe, mais en tout cas ramené à sa condition de misérable mortel et définitivement vidé de ses contextes prométhéens.
Bien que le réel s’immisce par intermittences dans le quotidien halluciné de Belgrand, notamment lors d’un séjour de longue durée en Algérie, ce dernier ne démord pas de ses desseins d’occupation des terrains spirituel et temporel, s’accommodant graduellement d’une vie où le monde doit se soumettre à sa volonté de domination et ses représentations de dominant under construction. L’Algérie n’a donc été pour lui qu’un prétexte vaguement mystique dans le but de confirmer sa future sanctification et les incontournables relents du passé colonial. Après quoi, dès lors que ses échelons professionnels se précisent, l’aménagement du territoire municipal agite en lui les carillons de la démesure. Alexandre Belgrand se voit de moins en moins comme le parieur de Pascal, tant et si bien qu’il bascule du côté de l’objet même du pari – ce sera lui, finalement, le Dieu de toutes ces administrations peuplées d’arrogants, d’âmes vénales et de cuistres.
Mais Belgrand se trompe totalement de chemin ascensionnel en désirant coûte que coûte intégrer les cercles restreints du pouvoir présidentiel. Il ne s’aperçoit pas que ses connaissances autrefois nobles ont négativement muté dans le répertoire ignoble des références ornementales. En d’autres termes, un fréquent name-dropping alourdit son récit et lui sert uniquement de substance auto-justificatrice eu égard à sa position de jeune loup de la politique. Tant qu’il est capable de mobiliser une pincée de Pascal ou un zeste de Platon dans ses raisonnements, cela suffit à le consoler de ses doutes éventuels, au même titre que cela convient aux managers des différents ministères. Toutes ses lectures jadis effectuées dans le temps long ne sont dorénavant que des balles à blanc qui font du bruit dans le temps court, des munitions factices qui n’aspirent qu’à préserver les ordres établis. Il s’agit non pas de réfléchir avec méthode et approfondissement, ni de bouleverser le ronronnement de l’exercice de l’État, mais il s’agit au contraire de produire une illusion de réflexion en rapatriant sur la scène politique des grands noms ou des concepts pompeux, de manière à participer d’une entreprise artificielle de légitimation. En s’assimilant aux processus de l’État avec autant de facilité, Alexandre Belgrand dégénère dans la médiocrité, sans compter que son adhésion ex abrupto à la machine gouvernementale, motivée par les fantasmes de son gourou Machelin, achève de le transformer en collaborateur inoffensif de l’infamie générale. Il décline dans la catégorie des penseurs d’État, ces philosophes que Nietzche critique dans le troisième volet de ses Considérations inactuelles (2), les accusant d’être des fonctionnaires qui ont abandonné la recherche de la vérité pour le confort d’une situation. Bien que ces philosophes aient perdu toute crédibilité intellectuelle en reconnaissant l’État comme vérité supérieure, ils se renforcent malgré tout, ils se fortifient dans l’installation organisée des notoriétés, parce qu’ils sont protégés et célébrés par l’appareil discursif des institutions, intégrés au récit national officiel qui élimine la véritable philosophie de l’espace public. La contre-vérité l’emporte par conséquent sur la vérité, le mensonge se permet de disqualifier sa contradiction, et l’imposture, quoique venue du fond de la caverne, déloge la lumière naturelle des réalités authentiques pour imposer les ténèbres des faux esprits. En résumé, Alexandre Belgrand se complaît délibérément dans son destin fulgurant de rentier de la République, traître du savoir et complice de la dépravation des élites présumées, modèle récurrent d’une bourgeoisie d’argent toujours plus obscène et maléfique.
Il est troublant par ailleurs que cette petite fresque des années Sarkozy trouve un écho substantiel avec les années Hollande, et, surtout, avec les années Macron dans lesquelles nous sommes scandaleusement engagés. On dirait que l’ignominie repousse chaque fois ses limites depuis la fin du règne chiraquien, et le gouvernement très arriviste de Macron, qui vérifie dans ses moindres détails les mécanismes objectifs de l’imposture (3), paraît composé de nombreux exemplaires aggravés d’Alexandre Belgrand. En effet, on imagine aisément nos ridicules Benjamin Griveaux, Marlène Schiappa, Gilles Le Gendre, Aurore Bergé, pour ne citer qu’une poignée de ces toiletteurs de caniches, se déclarer, comme Alexandre Belgrand, les cerveaux les plus rapides et les plus performants du pays. C’est le sens même de l’imposture : du moment que la mise en scène construit des podiums pour nous décrire ces gens-là sous les attributs du héros et de l’individu indispensable, du moment que la crédulité des foules est contrôlée par la production continuée de mythes et de surhommes tordus, alors, aussi certainement qu’une démonstration de géométrie passe d’une proposition à une autre, la forme écrase le fond, les idoles discréditent les maîtres, la vacuité rabaisse la plénitude, et tout cela précipite la préoccupante dérive axiologique de la France qui n’est à peu près plus rien, sinon la patrie des faux-semblants et des nains qui se figurent être en mesure de prétendre à des places de géants. Il est probable du reste que le sujet du roman d’Aurélien Bellanger, au-delà des méditations urbanistiques délirantes qui servent d’illustration particulière à une débâcle plus large, soit exactement celui-ci : la déperdition de la France dont la tête en voie de pourrissement accéléré nous conduit vers un sombre avenir de profanation de tous les esprits.
Que reste-t-il donc pour espérer le salut de la France et la palinodie de ses décideurs en faillite ? N’est-il pas déjà trop tard lorsque des Alexandre Belgrand se fraient un passage dans l’Histoire de France ? Le problème majeur, c’est que l’imposture croissante des responsables politiques va de pair avec l’imposture des secteurs culturels, si bien que la France est non seulement mal dirigée, mais elle est aussi à présent mal réfléchie, mal pensée, mal dite, à cause notamment des écrivains d’État, publiés par des éditeurs d’État, soutenus par des journalistes d’État, toute une engeance qui s’entre-flatte dans une novlangue inquiétante, s’échangeant des compliments et des récompenses afin de s’inscrire vaille que vaille dans une chronologie nationale asphyxiée par des actualités insensées, commentées de surcroît par des philistins de tous les horizons de la platitude et qui pourtant sont adulés, populaires et consultés à tout bout de champ, totems médiatiques prédestinés aux fonctions d’État d’ici quelques quinquennats (4). Ce n’est là qu’un paradigme du cercle vicieux qui confirme le pessimisme ambiant et la quasi impossibilité de voir surgir un cercle vertueux au cœur de cet Enfer dantesque. Reformulons alors la question : y a-t-il vraiment une issue positive envisageable compte tenu de la catastrophe du XXIe siècle français ?
Une réponse possible et classique consiste à établir que le profane doit être résolument combattu par le sacré. C’est d’ailleurs la réponse qui se dessine en filigrane tout au long du roman d’Aurélien Bellanger. Après avoir tué le sacré en pénétrant dans les couloirs de la politique, Alexandre Belgrand est victime d’un rebondissement ordinaire du pouvoir, ce qui l’amène à réformer les destinations prévues par son orgueil. Il découvre que les environs de Paris ne sont pas solubles dans les petits montages intellectuels du discours politique. La résistance de certains territoires au langage pathologique des administrations d’État lui montre le noli me tangere de la réalité française en tant que telle (5). Les intouchables ne sont ainsi pas du côté de l’État, qui ne tient debout que par la succession éhontée des artifices, mais ils sont du côté des populations où circule encore la véracité d’un sang et d’un cœur. Ce renversement violent de perception du monde suscite chez Belgrand un désir de foi latent, lequel, peu à peu, se métamorphose en urgent besoin de spiritualité tant la France lui apparaît dans toute sa dévastation blasphématoire. Les racines chrétiennes ayant été salies par une quantité de politiques impies, il n’y a plus que l’Islam de France, assurément, qui puisse relever de son tombeau ce pays spirituellement mort. C’est la raison pour laquelle la conversion finale de Belgrand à l’Islam témoigne d’une volonté de retrouver les forces égarées, les vraies puissances de l’esprit, la volonté, en définitive, de reconnaître la soumission au Dieu qui guérit des soumissions au capital et aux chimères du Moi. L’Islam n’est clairement pas un péril pour la France, c’est, bien au contraire, la preuve qu’il existe encore dans ce pays des ferveurs d’envergure et des motifs de sacralisation du peuple. En outre, abstraction faite de l’Islam, la conversion religieuse du narrateur souligne la nécessité de revenir à des existences fondamentalement méditatives si l’on veut se délivrer des spectres du sacrilège financier et des outrages de l’imposture. Certes Michel Houellebecq a pu emprunter une ligne de réflexion similaire dans Soumission, mais ce que fait ici Aurélien Bellanger a davantage de subtilité et d’originalité, en quoi son propos se situerait mieux dans le giron d’un Don DeLillo réglant son compte à l’impiété de la matrice occidentale dans chacun de ses livres. Autrement dit, s’il devait exister un Grand Paris, ce ne pourrait être qu’un Paris qui s’agrandirait non à partir de son centre païen, mais plutôt à partir de ses zones excentriques, possédées de présences suprasensibles capables d’amender les maladies d’un pouvoir démoniaque. Pour l’heure, cependant, Paris surveille les hordes sauvages et travaille à ce que le centre soit symboliquement inaccessible aux ressortissants du divin. Nous attendrons de voir si les Princes d’aujourd’hui et de demain auront la grandeur de vivre dans la sublime pauvreté de Dieu.

Notes

(1) Aurélien Bellanger, Houellebecq, écrivain romantique (Léo Scheer, 2012).
(2) Nietzsche, Schopenhauer éducateur.
(3) Roland Gori, La fabrique des imposteurs.
(4) Dans cette perspective, on ne s’étonnera pas, un jour, de voir Eugénie Bastié dans un secrétariat d’État et Raphaël Enthoven préposé à la rhétorique d’un parti. Pourquoi cela ? Parce que la politique est devenue le dernier stade de l’assouvissement des egos, et, en ces matières, Bastié, Enthoven et tant d’autres dénicheront dans les missions d’État les meilleurs éléments de croissance de l’égocentrisme contemporain.
(5) C’est une manière pour nous de faire résonner l’ironique «Noli me tangere» que Nietzsche prête à l’État dans Schopenhauer éducateur.

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