Traité du rebelle d'Ernst Jünger (28/02/2019)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2701818044.jpgErnst Jünger dans la Zone.







Traité du rebelle.JPGJe ne crois absolument pas aux hasards des lectures, ni même, peut-être, à ceux qui émaillent notre vie courante d'instants comme dilatés, rapprochant plusieurs strates de temps et d'espace. Lisant Hombres y engranajes du grand Ernesto Sabato qui va bientôt paraître aux belles éditions de Thomas Bourdier, R&N, de vieux souvenirs du Traité du rebelle ou le recours aux forêts me sont immédiatement revenus, alors que je ne me suis avisé que dans un second temps que ces deux livres avaient paru en 1951, à la même époque où Heidegger prononçait à Darmstadt l'une de ses plus célèbres conférences évoquant toutes les pertes que l'homme avait à subir depuis tant d'années, et qu'il continuerait de subir et aggraverait même s'il continuait de vivre comme un esclave, un simple rouage de Machine, un de ses engrenages.
L'un comme l'autre, Sabato et Jünger, n'ont cessé d'alerter leurs contemporains et les générations qui viennent (hypothèse confondante d'optimisme, notons-le) sur les dangers d'une technique devenue folle qui n'est elle-même que le surgeon le plus hideux d'une matrice toujours féconde, l'idéologie du Progrès, le culte de la dévoration perpétuelle de la nature par l'homme, sans oublier de l'homme par l'homme.
L'un comme l'autre n'ont également cessé de montrer que sous les rutilances de notre âge du monde, les vieux monstres qui tous n'ont point encore été nommés attendent leur heure; encore plus banalement, c'est justement sous les ors technicistes que se cachent les horreurs de chair et de métal, de métal fouillant les chairs, de chairs de plus en plus imbriquées avec le métal : «On ne peut se contenter de connaître à l’étage supérieur le vrai et le bon, tandis que dans les caves on écorche vifs vos frères humains» (p. 56). Sous la surface propre et lisse se tapit le mal, mais aussi croît ce qui sauve, les antiques images, bien souvent perdues, soulevées par une connaissance dont nous avons perdu la clé et qui ne survit que par quelques bribes ramassées dans les plus anciennes légendes et dans les romans monstrueux : «On ne revient pas en arrière pour reconquérir le mythe; on le rencontre à nouveau, quand le temps tremble jusqu’en ses bases, sous l’empire de l’extrême danger» (p. 63). Encore un pari résolument fou ou bien une certitude brûlante née de la prodigieuse expérience du feu.
Il y a de fait, tout de même, chez Jünger, un espoir qui me semble assez dramatiquement absent des textes, surtout romanesques, de l'écrivain argentin, comme l'indique cet extrait : «Si même la matière s’est épaissie en cloisons qui semblent nous fermer toute vue, l’abondance est bien proche, car elle vit en l’être humain comme le talent de la parabole, son héritage supra temporel» (p. 76).
Cet optimisme et peut-être même espoir, aussi ténu qu'on le voudra et même caché voire secret (2) est finalement logique dans un ouvrage qui évoque la figure complexe du Rebelle que nous pourrions opposer, comme dans les lignes qui suivent, à celle de l'Ouvrier, tout comme elle paraîtra après tout normale dans l'un des derniers essais de Sabato, intitulé La résistance : «En l’Ouvrier, c’est le principe technique qui s’épanouit, dans l’essai de pénétrer le monde et de régner sur lui comme jamais on ne l’avait fait encore, d’atteindre des ordres de grandeur ou de petitesse que nul œil n’avait encore perçus, de disposer de forces que nul n’avait encore déchaînées. […] Est rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme» (p. 44).
Je suis étonné que nul à ma connaissance n'ait songé à rapprocher Ernst Jünger de Pierre Boutang, le premier me paraissant entretenir avec le langage, tout autant que l'auteur d'Ontologie du secret, un lien logocratique pour le dire avec George Steiner. Une permanence demeure, un reste, le fond d'or de l'être sur lequel se détache le monde entier des choses, une assise qui ne peut, chez Boutang, qu'être secret chatoyant de la seule parole qui vaille, la parole poétique bien sûr : «Que même les cathédrales s’écroulent : il subsiste dans les cœurs l’héritage d’un savoir qui mine, comme feraient des catacombes, les palais de la tyrannie» (pp. 82-3). C'est toutefois dans ce passage que Jünger est le plus proche de Pierre Boutang : «Jusqu’en des siècles où la déchéance du langage en fait l’instrument des techniciens et des bureaucrates, lors même qu’il tente, pour se donner un faux air de fraîcheur, d’emprunter des termes à l’argot, il demeure inaltéré, quant à son immuable efficace. Le gris, la poussière n’apparaissent qu’à sa surface. Il suffit de creuser plus avant pour atteindre, dans chaque désert, la strate d’où le flot jaillit. Et s’élève, avec ces eaux, une fécondité nouvelle» (p. 145). Là encore, un pari ! Et dire que les imbéciles tiennent un Jünger pour un de ces mornes bavards aigris que l'on soupçonne d'être nostalgiques d'un passé aboli, et qui sont bien incapables de voir que toute époque, pourvu qu'on considère autre chose que sa pellicule, est fascinante ! Messieurs les aigris, lisez donc Ernst Jünger, un auteur plus optimiste, fondamentalement et pour de solides raisons, que tous les petits professeurs libéralement adeptes des lendemains qui chantent !
Je crains, hélas, que nous n'ayons plus vraiment le droit de nous montrer optimistes, quand bien même cet optimisme s'appuierait sur de très profondes fondations, comme si, à mesure que le temps passait qui continue de dégrader profondément le vivant, et, tout autant, ne cesse d'altérer le langage en détruisant ce qui, pour Jünger, est son origine, le silence (3), comme s'il nous fallait faire nôtre le constat d'un George Steiner sur le long Samedi qui paraît ne même plus devoir être racheté par un Dimanche consolateur : «Les vocables se meuvent avec le navire; le lieu du Verbe, c’est la forêt. Le Verbe repose sous les vocables comme le fond d’or sous le tableau d’un primitif. Si donc le Verbe n’anime plus les vocables, leur flux recouvre un silence terrible, qui s’étale – tout d’abord dans les temples, qui se changent en tombeaux pompeux, puis dans leurs parvis» (p. 142).
Tout de même, il nous faut distiller quelque doute dans la certitude qu'exprime Jünger, apparemment toujours confiant quant à la possibilité, pour l'homme, de déchiffrer ce qui demeure à l'abri des regards, et qui sauvera le moment voulu : «Dans leur montée au pouvoir, les dictateurs vivent pour une bonne part de ce qu'on ne sait pas encore déchiffrer leurs hiéroglyphes. Puis ils trouvent leur Champollion. Il est vrai qu'il ne ramène pas la liberté ancienne. Mais il apprend à donner la juste réponse» (p. 21). En fait, le Traité du rebelle pourrait être lu comme un manuel d'apprentissage du déchiffrement des signes indiquant un exil intérieur, là où se livrent tous les vrais combats. Mais, parier sur cela, estimer qu'il se trouve toujours, «dans des périodes où peut-être la force brute règne depuis longtemps, des personnes qui conservent leur sens du droit, fût-ce au prix de sacrifices» (p. 31), c'est supposer tranquillement que les régimes démocratiques occidentaux permettent d'entretenir une tension cachée, une force secrète de l'esprit, une raideur de l'âme pour ainsi dire, qu'ils ont pour première (et sans doute : dernière) tâche d'étouffer.
Toujours, cette capacité de déchiffrement est évoquée, car la guerre qui se livre sous nos pas est elle aussi secrète, bien que ses manifestations s'épanouissent au grand jour. Certes, l'épouvante «est comme un feu qui s'apprête à dévorer le monde» (p. 52), et il faut donc ne pas craindre de quitter la surface et, comme tel personnage (d'ailleurs peu recommandable) imaginé par Ernesto Sabato, d'oser s'aventurer dans les bas-fonds. Du reste, comme l'a écrit Jünger, nous ne pouvons décemment prétendre ignorer ce qui se joue dans les caves du pouvoir. Il ne s'agit pas seulement d'activer ou de réactiver nos goûts plus ou moins développés pour l'exploration des réseaux souterrains, mais de ne pas avoir peur de nous placer «sous l'empire de l'extrême danger» (p. 63) et même, poursuit celui qui doit quand même se faire, de l'homme, une conception tellement chevaleresque qu'elle en devient presque désincarnée, et même : «Il faut livrer à la catastrophe presque tout notre capital, pour maintenir ouvert, par ce sacrifice même, un chenal devenu étroit comme le tranchant d'un coutelas» (p. 71). L'image, frappante, est énigmatique, car nous ne savons pas si ce chenal étroit, angoissant (angustia) est censé nous mener jusqu'au cœur des ténèbres ou bien s'il est celui qui doit nous permettre de nous en échapper. Mais il est vrai que cette ambiguïté est constitutive du grand texte de Joseph Conrad, que Jünger ne cessa de lire et de méditer et qu'il avait peut-être à l'esprit au moment d'employer cette image.
Ces rebelles ignorés de tous, cette sorte de cinquième colonne des justes constituant, «comme des écueils invisibles, le centre du remous» (p. 32), cet «héritage qui mine, comme feraient des catacombes, les palais de la tyrannie» (p. 83) sont comparés à des loups qui ne sont pas seulement, «par eux-mêmes, pleins de force», puisque subsiste le danger «qu'ils communiquent leur passion à la masse, par quelque matin de défaite, changeant le troupeau en horde furieuse» (p. 35). Je ne sais à quel événement historique, précisément, songe Jünger, pour parier ainsi sur la surrection et surtout l'insurrection de ce qui ressemble bel et bien à une levée du peuple contre le dictateur, ni même s'il songe véritablement à pareil type de révolte (4), ou s'il ne faut pas bien davantage supposer que le Rebelle n'est qu'une figure archétypale traversant les siècles, contraire absolu de l'Ouvrier dans lequel s'épanouit «le principe technique», dard planté dans la chair bourgeoise du confort, loup nous l'avons dit «mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté» (p. 44) réveillant l'homme une dernière fois avant d'être conduit à l'abattoir, s'il est vrai que «tout confort se paie. La condition d'animal domestique entraîne celle de bête de boucherie» (p. 43).
Faut-il donc parier, avec Jünger sur une espèce de «reprise du talent enfoui» (p. 99, à propos de Crime et Châtiment) ou sur l'existence, contre vents et marées, de ces Rebelles qui «se recruteront parmi ceux qui ont résolu à se battre pour une cause, fût-elle perdue» (p. 115) ? Faut-il espérer et même croire franchement en ce règne qui «ne pourra venir que de ceux en qui s'est préservée la science des structures originelles de l'humain» (p. 124) ? Faut-il réellement penser que nous saurons encore, ou même aurons l'envie d'aller creuser pour chercher «le mythe, monceau d'or, [qui] se trouve juste sous la surface de l'histoire» (pp. 139-40) ? Avons-nous encore le droit d'estimer que le Verbe (la forêt selon Jünger, qui cache et protège et plante ses griffes dans la terre nourricière) «repose sous les vocables comme le fond d'or sous le tableau d'un primitif» (p. 142), image somptueuse qui nous a permis nous l'avons vu de rapprocher l'auteur de Boutang et, plus largement, de ceux qui, tels Martin Heidegger, ont été des logocrates selon George Steiner parce qu'ils ont pensé que, quelles que soient les ténèbres accumulées, il suffisait qu'une poignée de courageux creusent «plus avant pour atteindre, dans chaque désert, la strate d'où le flot jaillit» (p. 145) ?
Cette assurance que nous pourrions qualifier de bloyenne (5), réellement bouleversante, est répétée dans le texte qui suit celui que nous venons d'évoquer, qui date de la même année et est intitulé Polarisations. Ernst Jünger y affirme ainsi que la «vie devrait mener de degré en degré, de voile en voile d'illusion, comme par des portes qu'ornent des signes toujours plus riches de sens, vers une surprise sans cesse approfondie, un enjouement croissant», l'auteur disant de l'étreinte qu'elle est «service de Dieu» (p. 163) car, bien que nous ne connaissions pas «l'autre face», des «pressentiments de l'immense richesse tombent, comme des ombres, dans l'univers de nos sens» (p. 170), cette porosité entre les mondes visible et invisible constituant, à elle seule, une forme réelle quoique profondément poétique de rébellion. La seule, peut-être, que nous soyons en droit de ne point laisser totalement périr, bien que nous ne soyons plus rien d'autre que ces hommes à la caboche remplie d'un peu de bourre dont parle T. S. Eliot.

Notes
(1) Ernst Jünger, Traité du rebelle ou le recours aux forêts suivi de Polarisation (traduit de l'allemand par Henri Plard, Christian Bourgois, 1981 puis Seuil, coll. Points, 1986). Sans autre mention, les pages entre parenthèses renvoient à notre édition.
(2) «Que même les cathédrales s’écroulent : il subsiste dans les cœurs l’héritage d’un savoir qui mine, comme feraient des catacombes, les palais de la tyrannie» (pp. 82-3).
(3) «Le langage se tisse autour du silence, comme l’oasis s’ordonne autour d’une source» (p. 145). Cette source n'est-elle pas tarie ? Je renvoie le lecteur au magnifique Monde du silence de Max Picard.
(4) Il est à ce titre significatif que Jünger, évoquant l'exemple des journaux intimes du résistant norvégien Petter (et non Peter, comme indiqué dans le texte) Moen, estime que la littérature véritable est en fin de compte celle qui aura été produite par le témoignage : «On estimera peut-être un jour que la branche la plus vivace de notre littérature est née des intentions les moins littéraires qui soient : tous ces comptes rendus, lettres, écrits intimes, produits des grandes battues, des encerclements et des équarrisseries (sic), de notre monde» (p. 92).
(5) Je remercie Pierre Glaudes de m'avoir communiqué une copie de la riche étude de Richard Griffiths intitulée Bloy, Jünger et l'apocalypse hitlérienne et publiée dans le quatrième numéro de la série Léon Bloy chez Minard.

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