L’Amérique en guerre (11) : Shiloh de Shelby Foote, par Gregory Mion (12/03/2019)

Crédits photographiques : Jim Young (Reuters).
2550677439.jpgL'Amérique en guerre.







À ma grand-mère, HBJ (1929-2019) – subsistante conjugaison de la vaillance du Sud et de ses antinomies, comme une version phénoménalement insaisissable de Nathan Bedford Forrest.

Shelby Foote dans le sillage de Stephen Crane et Walt Whitman

Foote.JPGPour raconter la bataille de Shiloh qui remua le couteau dans la longue plaie nationale engendrée par la guerre de Sécession, pour étreindre la vérité de cette bataille qui eut lieu les 6 et 7 avril 1862 en bordure de la rivière Tennessee dans l’État éponyme, comté de Hardin, le romancier Shelby Foote combine à son talent narratif ses compétences d’infatigable historien de la guerre civile américaine, nous livrant un chœur éprouvé de soldats qui témoignent de ce que furent ces deux abominables journées où le sang des hommes, plus qu’à l’ordinaire, se répandit sur la terre et implora le monde de se souvenir. D’un chapitre à l’autre, on découvre la progression des troupes fédérales ou confédérées, les voix du Nord aussi bien que les voix du Sud, certes désunies dans les revendications mais unies dans les émotions consécutives à l’horreur du combat, autant de récits antagonistes en apparence et dont la succession habile, in fine, produit un effet d’entrelacement viscéral que l’on dépiste dans l’image terrible des corps indifféremment mélangés une fois les hostilités retombées (cf. p. 84), comme s’il s’agissait d’ultimes accolades après le temps des malentendus, charnier bigarré de nuances de bleu et de gris, couleurs respectives des armées en lice, uniformisées par la couleur du sang qui révèle en creux une idée de la fraternité organique (1). Frères de sang et compagnons d’infortune, tous ces combattants, jeunes ou moins jeunes, ne verront probablement dans le tri des cadavres que les circonstances habituelles qui font que les vainqueurs humilient malgré eux les vaincus, genre de péroraison inévitable pour toutes les guerres. En sorte que si les Unionistes défunts ont droit à des recensements et des simili-sépultures lorsque les victimes rebelles n’ont qu’une fosse commune pour s’entasser (cf. pp 166-8), tout cela ne contredit pas le sentiment supérieur d’une amitié des âmes éreintées, à jamais solidaires après tant d’équivoques et de décisions impulsives.
De toute façon, comme l’enseigne l’Évangile selon Matthieu, le soleil se lève à la fois sur les bons et les méchants, noyant de sa lumière divine les différences irréconciliables que les hommes ont fomentées. Or ce soleil de justice divine se dresse miséricordieusement dès le début du roman (cf. p. 9). Il veille sur les malheureux qui se sont engagés ou qui ont été enrôlés dans un conflit de plus en plus traumatisant. Du reste, en choisissant d’emblée d’insister sur l’élément naturel et en y adjoignant l’impression d’une trace divine, Shelby Foote nous incline à penser que les agitations humaines, jusque dans leurs extrémités les plus barbares, ne sont que des feux de paille parmi la forge inextinguible d’un Vulcain. Cet hypothétique parti pris de l’écrivain en faveur d’une nature indestructible qui se poserait en tribunal charitable de l’humanité n’est pas un cas isolé de la littérature de guerre. On le retrouve d’ailleurs dans un autre roman traitant de la guerre de Sécession, antérieur à Shiloh de quelques décennies (2), écrit par un aérolithe des lettres américaines : Stephen Crane. Publié en 1895, La conquête du courage de Stephen Crane détaille l’errance d’un jeune soldat de l’Union qui déserte la zone de combat et rejoint le cœur de la nature dans une transe quasi mystique, à la suite de quoi le devoir le reprend et il rallie la meute enragée de ses camarades, bien décidé à survivre à l’enfer et à tuer ad infinitum, prêt gagner la vaillance qui lui avait manqué au moment d’entrer pleinement dans l’arène.
Par conséquent, chez Crane et chez Foote, on distingue une même évidence de la majesté de la nature, attirante et prophylactique, mais en définitive ignorée dès lors qu’il s’agit de remplir la mission de la guerre. Autrement dit, le clairon qui sonne la charge, par contraste avec la polyphonie vivante, est une musique qui sied plus facilement à l’oreille du conscrit (3). C’est pourquoi ces deux romans sont parents au-delà du fait qu’ils décrivent chacun la même guerre : non seulement ils commencent par la nature et à certains égards ils ne l’abandonnent jamais, l’identifiant tantôt à une présence hospitalière et sacrée, tantôt à une donnée cruciale du combat, mais ils réfléchissent aussi à la faillite des virilités en pointant les effets de manche d’une exaltation du courage, à dessein de mieux rendre compte des craintes et des tremblements qui saisissent un homme à l’orée du champ de bataille. De son côté, Stephen Crane entend nous montrer que le courage, en temps de guerre, n’est qu’une vertu artificielle fondée sur un vice réel, occasionnant un héroïsme déshonorant, tandis que Shelby Foote, lui, remet la question du courage en perspective en supposant que si les hommes refluent vers l’arrière, c’est moins par lâcheté que par démoralisation et perte de confiance (cf. p. 102). À quoi l’on peut encore ajouter l’expérience concrète de la honte, et non pas la honte d’être un fuyard, mais sûrement la perception de soi comme un animal sanguinaire qui voudrait «s’extraire de la race humaine» (p. 104). L’addition de ces confidences aboutit à un aveu de la peur, à une confession des armes déposées, à un désir de rompre la chaîne des ordres, ceci parce qu’il est devenu insupportable d’aller à l’encontre de la vie (cf. p. 110). À l’inverse du héros minimal de Stephen Crane qui s’imagine avoir atteint les sommets du courage et de la rédemption en revenant dans l’œil du cyclone, Shelby Foote, à travers les traits du soldat Otto Flickner, suggère que la peur constitue en elle-même le motif de la rédemption. En d’autres termes, parce qu’ils refusent intimement la possibilité de se racheter en retournant de nouveau sur le front, les soldats pusillanimes écoutent les murmures de la sagesse plutôt qu’ils ne se laissent tromper par les grands discours du patriotisme. En outre, ils eussent tout à fait accompli leur chemin de moralité s’ils avaient aussi été continûment attentifs à la symphonie de la nature. Ils se seraient ainsi économisés en existence. Mais comment leur reprocher quoi que ce soit dans «une foutue bataille [qui] n’a pas d’arrière» (p. 162) et semble condamner tous les belligérants à des retraites seulement provisoires ?
L’objectivité exige donc de reconnaître que les hommes mis en scène par Foote ont été partiellement sourds et aveugles à la nature, mais que, par foucades, ils l’ont fondamentalement éprouvée dans leur chair. D’une part, ce sont eux, par l’entremise de leurs récits alternatifs, qui signalent ici ou là un amoncellement de nuages, un soleil triomphal, une forêt plantureuse de chênes, des buissons de ronces, etc., et c’est l’un d’entre eux, en l’occurrence le capitaine Walter Fountain, qui s’attarde sur le chant marmoréen des oiseaux, un hymne aviaire d’une imperturbable puissance et qui attise le printemps en se liguant à la solennité des aurores (cf. p. 59). Cet entracte de grâce au milieu de la guerre pénètre la «réelle beauté» du «pays sudiste» (p. 59). Il accentue le lyrisme de la lettre que le capitaine rédige à sa femme (cf. pp. 35-60). Il impose la marque de l’infini avant que la vulgarité d’un obus ne vienne mettre un terme aux espérances de Walter Fountain (cf. p. 93). On apprend le drame latéralement au moyen du processus des destins croisés, une méthode narrative que Shelby Foote utilise avec parcimonie, ce qui enrichit la pertinence de son propos dans la mesure où il n’exagère pas son gouvernement romanesque de la causalité, de même que cela justifie la conjonction métaphysique des camps qui se font face, tous ces hommes étant brassés par la vague déferlante de l’Histoire sans qu’ils ne puissent véritablement voyager à contre-courant.
Conformément à l’image précédente de la vague, on y verra peut-être aussi une manière de déceler l’Union suprême derrière l’Union strictement fédérale, la communion, en somme, de ceux qui se tiennent la main dans la peur et l’incrédulité tout en se tirant dessus à boulets rouges. N’est-ce pas d’ailleurs la signification possible du chant des oiseaux mentionné par le capitaine Fountain ? Dédaigneux du spectacle désolant de la guerre, les oiseaux, en persévérant dans leurs instincts rhapsodiques, entrouvrent la voie des concordes. À l’onde de choc suscitée par la lourdeur des artilleries, l’oiseau se mue presque en oiseau moqueur, brocardant l’arythmie des fusils pour la recouvrir de ses augustes trilles. Il y a du reste une évocation similaire des oiseaux dans les Orages d’acier d’Ernst Jünger, lorsqu’il précise que ces chanteurs inlassables paraissaient excités par la guerre, désireux de chanter plus fort, comme s’ils voulaient assujettir les réalités balistiques aux réalités esthétiques – éliminer les boursouflures de la civilisation au profit des harmonies primordiales de la nature.
À l’instar de ce que rapporte Jünger dans son journal de la Première Guerre mondiale, hanté sans relâche par un «danger qui [le] suivait de son pas pesant de géant» (4), Foote, en colligeant un concert de voix opposées, nous formule en quelque sorte une mosaïque de journaux intimes dont les échos contrariés démasquent le même géant menaçant, le même cyclope hermétique aux astuces d’Ulysse et qui requiert par conséquent un lot pénible d’émotions destructrices. Il n’existe pas vraiment de solution pour esquiver cette catastrophe qui divise horriblement une nation entière. On comprend dès lors que la guerre de Sécession, sans doute davantage que les autres conflits qui ont saigné le cœur de l’Amérique, a jeté dans les consciences une ancre si pesante qu’elle semble irrémédiablement vouée à s’appesantir dans les mémoires, en dépit des fonctions cathartiques de l’art qui parvient de temps en temps à détecter un peu de noblesse dans l’ignoble. À tour de rôle, Stephen Crane et Shelby Foote ont réussi à immiscer dans l’épouvante de la guerre civile les essences inaltérables d’une humanité à l’œuvre, les raisons de croire, au fond, que le pire des hommes n’est jamais en position d’écraser pour les siècles des siècles la meilleure part de chacun d’entre nous. Cette version optimiste des choses s’enracine probablement dans la tradition poétique de Walt Whitman, lequel ne cessa, au cours des nombreuses éditions de ses Feuilles d’herbe oraculaires, de narguer le déchirement dû à la guerre civile ainsi qu’à toutes les instances de la discorde. Contre les vents et les marées de tout ce qui desserre le nœud de la vie, le prophète Whitman réitéra son effort de célébrer l’alliance cosmique et le peuple démocratiquement soudé, déclamant le «poème de nos États de manière qu’aucun de nos / États ne soit jamais menacé de soumission à un / autre», le «poème du Un unifié à partir de la pluralité», afin de pérenniser l’esprit de «camaraderie» qui doit répliquer assidûment à l’esprit d’amertume (5).
L’un des frères de Whitman fut blessé pendant la guerre de Sécession et cette balafre familiale décupla son apostolat sublime. Dans la blessure du frère, il vit le cataclysme des corps ravagés par l’enchaînement des batailles. En desdichado de l’Amérique du Nord, il sut vaincre plusieurs fois l’Achéron des soldats mortifiés, ressassant les beautés du corps humain pour conjurer les supplices infligés par la guerre. Ce faisant, Whitman n’hésita nullement à pratiquer l’exhibitionnisme textuel, se qualifiant de «fort en gueule, charnel, sensuel, mangeur, buveur, baiseur», comparaissant devant nous sous les attributs d’un «kosmos» rassembleur et surtout guérisseur des morsures perpétrées par le crotale guerrier (6). À maintes reprises, le corps intense du poète se glisse dans le corps de l’univers, et cette fusion anéantit toute espèce de philautie déplacée ou tout reproche d’obscénité gratuite. L’intention présumée de Whitman consiste à relever la carcasse affligée de l’Amérique, à donner le coup de rein littéralement génital en vue de féconder les corps disloqués. Il s’agit de surmonter le malheur des amputations, fléau particulier de la guerre de Sécession, comme si l’appellation politique de ce conflit traduisait en filigrane l’insoutenable sécession de certaines parties du corps, et ce geste poétique d’ensemencement, fût-il vain, entretient l’espérance grandiose de voir les membres arrachés repousser. Quelles que soient donc les conditions émises par la canaillerie de la guerre, quels que soient les degrés de désarticulation des organismes offensés, Whitman ne courbe pas l’échine et s’évertue à chanter «le corps électrique» (7), à vénérer l’une des créations les plus remarquables de la nature, quitte à choquer le bourgeois et à s’attirer les foudres d’un puritanisme qui n’aura pas réussi à entraver le divorce tragique de tout un pays (8).
Dans cet acharnement à sonder les ressources admirables du corps, jusqu’à glorifier parfois les organes génitaux en tant que tels, Whitman ne trahit aucun vœu impertinent de verdeur masculine, ni la moindre lubricité féminine. Il paraît au contraire descendre à l’origine de tous les mondes et en restituer les pulsations magnifiques, comme le fera plus tard un Mishima, dont les accents de volupté s’abreuvent nécessairement à la source vive du compositeur des Feuilles d’herbe. Il est alors indispensable de sauver les corps du laminoir de la guerre, de leur réinsuffler le contrepoison de la respiration cosmique, de les libérer de la préoccupation la plus avilissante, eût dit Aristote, parce que la guerre les a cruellement déformés. En effet, pour Aristote, là où le corps est le plus ostensiblement mutilé se trouve l’activité la plus dégradante pour les hommes, et si le philosophe se référait au travail plutôt qu’à la guerre, il est permis de réinvestir son propos et d’affirmer non seulement que la guerre détruit les corps, mais qu’elle ruine aussi les esprits. Cette double mutilation impliquée par la guerre nous saute pour ainsi dire à la figure lorsque Shelby Foote, dans les pages finales de son livre (cf. pp. 197-8), se focalise sur un jeune amputé du bras, le soldat Luther Dade, que l’on avait du reste déjà écouté en amont (cf. pp. 61-87) et qui nous avait instruit des étiages de la fatigue, du deepest level of exhaustion, anticipant funestement la catégorie du musulman dans l’univers concentrationnaire. En outre, le récit de Luther Dade est celui qui introduit les premiers blessés concrets (cf. pp. 72 et 81), les premiers corps démantibulés par le carnage de Shiloh. C’est presque une sorte de cabinet malsain des curiosités, une exposition dérangeante des écorchures et des sacrilèges, comme si les planches de Vésale ou La Raie de Chardin prenaient soudainement leurs quartiers sur ce terrain sauvage du Tennessee, mais auxquelles il faudrait incorporer le rouge braillard des bœufs écorchés de Soutine.
Que le roman de Foote se termine sur la rémission de Luther Dade, fusilier du Mississippi, cela ne saurait constituer un quelconque hasard de l’édifice narratif. D’abord il est question de rendre hommage à la hardiesse du Sud, puis, bien sûr, il est question d’apercevoir dans l’échec des États confédérés l’humanité qui va ressusciter de ses cendres, s’ajustant à la démarche titubante mais fière de ce vivifiant Lazare dont le bras en moins nous invite à deviner un excédent pour l’instant intangible. Est-ce le symbole du membre fantôme qui revient défier le monde qui l’a congédié, tel un spectre shakespearien qui pourrait initier un niveau supérieur de conscience ? En cela, on discerne chez le soldat Luther Dade un peu de l’intrépidité d’Anthime, le personnage de Jean Echenoz dans 14, qui brandit un poing invisible parmi la foule survivante de la guerre. On discerne encore chez cet éclopé fascinant une quantité de vestiges orgueilleux que l’on rencontre dans La main coupée de Blaise Cendrars.

Portraits crachés de quelques hommes unis dans l’éternel

À l’épicentre du roulis des coups et des blessures, au cœur même de cette bataille soumise au métissage des faits et de la fiction, il y a un moyeu de grâce qui renforce la bénédiction du ramage tantôt évoqué : la chapelle de Shiloh. Bien que ce bâtiment religieux ne soit guère énoncé qu’à brûle-pourpoint tout au long de ces témoignages, se frayant un passage éclair dans les ténèbres des luttes, il incarne cependant l’obstination salutaire du sacré. La chapelle est un roseau qui regarde le chêne de la guerre se fracasser. Mais la chapelle, baptisée du nom de Shiloh, se fixe en tant que «lieu de paix» et de soulagement des tracas selon les interprétations bibliques (cf. pp. 58-9), aussi prolonge-t-elle son regard de tranquillité en regard de sollicitude. Elle est imperméable aux gargouilles que les hommes en guerre ont hissées sur sa façade. Elle pardonne le blasphème des armes et des situations qui rivalisent dans le versant «irréligieux» (p. 76) des affaires humaines. Dans le registre des actions blasphématoires, par exemple, on ne peut que partager l’effroi de Luther Dade lorsqu’il est saisi par le spectacle d’un soldat tué par balles, fauché en pleine course, mais entêté à courir envers et contre tout, «[dévalant] la pente» comme un zombie frénétique, s’attardant crapuleusement dans la scélératesse de la guerre (cf. pp. 75-6). Privé de son âme, ce corps dégringole dans un ultime élan profanatoire, relaps posthume, scandaleusement effondré mais récupéré in extremis par la discrète omniprésence de la chapelle.
Ce sudiste à la mort si révoltante caractérise à sa manière la défaite annoncée des Rebelles (cf. pp. 192-4). Les hommes des généraux Johnston et Toutant de Beauregard ont succombé à la coordination des hommes de Grant et Buell. Même si les confédérés se battaient pour une cause et que les fédéraux se battaient contre cette cause, même s’il est plus facile de se battre en étant l’auteur des préambules polémiques (cf. p. 170), la dévotion du midi séparatiste a fini par céder devant l’organisation et la technologie des septentrionaux. Les renforts arrivés dans la nuit du 6 au 7 avril sous l’égide du commandant Don Carlos Buell (cf. p. 120) ont assurément redistribué les cartes du premier jour de combat, lorsque l’assaut plus ou moins imprévisible des confédérés a exténué les têtes et les bras de l’Union. Au lendemain de ces ahurissantes joutes, la donne a changé et les hommes du Nord ont pu se structurer (cf. pp. 145-150), repoussant les Rebelles dans leurs derniers retranchements (cf. pp. 155-6) «à travers cinq kilomètres de massifs de chênes envahis de ronces» (p. 166). Cette marche en avant, voire cette marche du siècle, sonne la décapitation de «quelques têtes brûlées [sudistes qui ont fait passer] leurs nègres et leur fierté avant le pays» (p. 42). L’optimisme de la veille était donc justifié, au moment où l’on disait que Buell renforcerait les rangs et que l’on profiterait alors d’une supériorité numérique décisive (cf. p. 47).
La confiance globale de l’Union, tout du moins ante bellum, doit aussi beaucoup aux qualités avérées de Ulysses Grant. On respecte cet homme à la «tête froide» (p. 38) et l’on a pu voir en lui l’étoffe d’un héros lors de la bataille de Fort Donelson en février 1862 (cf. pp. 39 et 51-3). À cette occasion, Grant a refoulé la horde rebelle et il a su exiger de ces insurgés une «reddition sans condition» (p. 39). Cela fait de Grant un genre de condottiere pondéré sachant profiter des moindres opportunités pour asseoir son autorité. Il tranche avec la figure impulsive du général sudiste Albert Sidney Johnston qui est à la recherche de crédibilité (cf. p. 15). Alors que Grant apparaît comme souverain de lui-même, Johnston se reconnaît d’abord par son appétit du risque et sa beauté (cf. pp. 21 et 67). Il a des allures de général Custer à la veille de la bataille de Little Bighorn – un homme prêt à tout, fougueux et téméraire, avec une ambition démesurée de faire mordre la poussière à l’ennemi. Son plan d’attaque tient en deux étapes foudroyantes : pulvériser Grant et par la suite en faire autant pour Buell (cf. p. 15). La tendance quelque peu présomptueuse de Johnston est assistée du fantasme napoléonien de Beauregard, celui-ci visant l’Empire confédéré, le surpassement eschatologique de l’Union, «l’anéantissement d’une armée entrée avec arrogance dans notre pays pour nous détruire et priver notre peuple de son indépendance» (p. 18). On sait ce qu’il adviendra de ce duo – la mort pour Johnston à cause d’une blessure qui aurait pu être garrottée (cf. pp. 196-7), le repli pour Beauregard après la démonstration de tactique de l’Union au second jour des échauffourées. La chute du faucon Johnston s’explique d’ailleurs partiellement en raison de son penchant romantique, un penchant qui s’est éveillé au contact des prisonniers nordistes, tel un avant-goût du syndrome de Lima (cf. p. 177).
La comparaison de Grant avec la dyade confédérée illustre une différence majeure de personnalité : les armées sudistes ont opté à Shiloh pour l’effet de surprise parce qu’elles manquaient peut-être de lisibilité dans leurs résolutions profondes, car, semble-t-il, c’étaient davantage les nerfs qui les propulsaient plutôt que des raisonnements bien établis. Il n’est pas question de revenir sur les convictions initiales du Sud, qui sont en revanche parfaitement lisibles à l’échelle macrocosmique de la guerre civile, mais il s’agit d’insister sur l’échelle spécifique de la bataille de Shiloh et cette sensation latente de pari sur l’instant présent de la part des troupes récalcitrantes à l’Union. Notre hypothèse se vérifie lorsque la phalange sudiste teste l’étanchéité de ses gâchettes après un épisode pluvieux, contrainte de faire un certain charivari, et cela s’entend très probablement depuis le camp du Nord, atténuant par conséquent les projets d’embuscade (cf. pp. 28-9). De la même façon, en guise de réplique sonore, les partisans de Grant procèdent au roulement du tambour belliqueux, incipit de la mise en branle de toutes les «fanfares fédérales» (p. 33). Ainsi la différence de personnalité se perçoit jusque dans les intonations émises par les deux adversaires : d’une part nous avons la musique du Nord, l’orchestre fanfaronnant qui joue au cordeau la partition d’un Te Deum, et d’autre part nous avons le tintamarre du Sud, présage d’une cacophonie stratégique où l’on devra recourir à l’instinct du all in.
Reste que cette dissonance du Nord et du Sud permet de saluer la véhémence légendaire des confédérés. Elle resplendit, cette véhémence, dans la physionomie du mythique Nathan Bedford Forrest, ce «lieutenant général / des anges et de l’enfer» écrivait François Esperet dans les Sangs d’emprunt (9), cet homme «le plus viril du monde» et «meilleur cavalier de son temps» avoue le sergent Jefferson Polly par l’intermédiaire de Shelby Foote (p. 136). Grand échalas plein de pilosité, Forrest draine un curriculum vitae monstrueusement inclassable (cf. pp. 131-3 et 135-6), complété par des humeurs colériques, une facilité à foncer spontanément dans le tas (cf. pp. 143 et 187) et, enfin, une aspiration à ne jamais se déclarer vaincu (cf. p. 144). Surhomme parmi ses hommes harassés, Bedford Forrest ne craint ni l’infériorité numérique ni le carcan de l’épuisement (cf. pp. 189-190). Ce que l’on estime être la dernière balle de Shiloh l’atteint (cf. p. 190), mais le généralissime Forrest demeure, insensible à la douleur, statue charismatique – still standing among the braves. Il est nettement de ces individus qui transfigurent les défaites en victoires.
Toutefois les dissonances physionomiques et autres désaccords idiosyncrasiques s’estompent dans le déploiement des visages confrontés à la guerre (cf. p. 63). On assiste à la tombée des masques civilisés, à l’épiphanie des formes virginales de l’humanité, irradiées par les émotions les plus archaïques. Dans le cri de frayeur qui ramène le visage à une configuration brutale, les distinctions culturelles s’abolissent et renvoient le monde à ses abysses chaotiques. Le cri de la guerre, plus approfondi encore que celui de Munch, s’apparente à une libération du démoniaque, comme si chaque homme, sardoniquement, s’exhibait en dehors des camisoles restreintes de la civilisation (cf. p. 71). En-deçà des repères socio-politiques, au sous-sol des monuments du perfectionnement des peuples, on débarque dans l’ère des animaux dépolitisés, dans le pays tourmenté des bêtes indomptables, et ce n’est sans doute pas anodin de signaler que Shelby Foote, d’un récit à l’autre, multiplie les références animalières pour singulariser l’action de tous ces hommes au combat. En ce sens, Shiloh a l’air d’un zoo défiguré par les bombes et les fanatismes, comme le zoo que filme Emir Kusturica dans Underground.

Notes
(1) Le texte fournit une vision infernale de ce charnier : «Dieu fabriquait des hommes, et, de temps en temps, Il en ratait un. Il se disait : «Celui-là, ça ne va pas.» Il le jetait alors dans un grand bac à côté de Lui, peut-être même sans l’avoir terminé. Jusqu’au 6 avril 1862, où le bac avait été plein. Dieu l’avait vidé depuis le ciel, et les hommes avaient atterri là, le long de ce chemin, avachis dans toutes les positions, certains sans bras, sans jambes, d’autres la tête ou le corps éclatés sous l’impact de leur chute.» (p. 84)
(2) Shiloh est publié en 1952.
(3) On le vérifie tant et plus avec Des clairons dans l’après-midi d’Ernest Haycox, qui met en évidence les modulations du clairon militaire selon les mouvements impliqués pour telle ou telle faction de la cavalerie. Et en toile de fond de ce roman, la nature la plus sauvage répond en silence au vacarme organisé des hommes en guerre ou en préparation d’icelle.
(4) Ernst Jünger, Orages d’acier.
(5) Walt Whitman, Feuilles d’herbe (Départ à Paumanok, 6), dans la magnifique traduction de Jacques Darras (NRF Gallimard).
(6) Ibid. (Chanson de moi-même, 24).
(7) Ibid. (Descendance d’Adam).
(8) Whitman, toujours dans les Feuilles d’herbe, accorde par ailleurs une place éminente à la guerre de Sécession dans son long poème Le tambour bat, suivi des explicites Images du président Lincoln dans nos mémoires.
(9) François Esperet, Sangs d’emprunt (Éditions La Grange Batelière, 2015).

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